L'unité joyeuse
Par "Gilles le photographe"
Résidence.
Opérateur, acteur, spectateur, telle est la trilogie opérationnelle qui a conduit ma résidence à l'Unité joyeuse de l'hôpital psychiatrique du Vinatier, du service du Docteur Vignoles.
Notons que ce patronyme provenait de mon erreur d'entendement, qui avait confondu au téléphone, "unité joyeuse" avec "unité de jour". Erreur qui devait se révéler exacte. L'unité de jour est un lieu de convivialité et de loisirs dirigés, créé à l'instar du Dr Juliand plusieurs années auparavant, où les patients se retrouvent dans la journée. Je devais m'y rendre régulièrement chaque mardi matin, de septembre 2007 à juin 2008, et y jouer mon rôle d'opérateur de l'image, à la rencontre des acteurs que sont les patients et le personnel soignant, avant de nous livrer, tous, pieds et numériques liés en kit d'exposition pour le spectateur.
J'y suis venu "calme orphelin" comme dit le poète, "riche de mes seuls yeux tranquilles" et de ma candeur présupposée, qui feignait d'oublier que j'avais un vieux compte à régler avec ce que l'on nommait jadis plus poétiquement "la folie". Une autre histoire qui me ramenait à mon séjour enfoui dans la cellule capitonnée de l'hôpital de Laveyrand de Marseille où je m'étais essayé au début des années soixante-dix à la simulation de la folie. À mes risques et périls, j'en étais sorti matricule P4...
Aujourd'hui l'on parle plus prosaïquement à propos d'elle de "troubles mentaux". Je cultivais aussi quelques préjugés tenaces, mais propres à s'envoler du fait de ma libre curiosité, sur le rôle des psychiatres, que j'associais naïvement au rôle de policiers de l'âme. J'en étais resté à mes expériences littéraires de Nietzsche à Artaud, en passant par Van Gogh et les photographies édifiantes de Jean-Philippe Charbonnier réalisant un reportage pour "Réalités" au début des années cinquante, celles de ma naissance, sur la condition des malades mentaux en institution. Photographies que j'avais réunies dans un petit opuscule publié par ma galerie, avec le soutien d'Agathe Gaillard. Ce témoignage en noir et blanc, où les visages à l'origine étaient cachés par des bandeaux noirs, faisait encore froid dans le dos du spectateur potentiel face à la condition imaginaire de la maladie mentale en France ; avec ces égarés couchés dans la paille, à qui l'on infligeait des piqûres - bien réelles - dans la tête ainsi que des électrochocs... Toute une mythologie obsolète de la folie extraordinaire qui, j'allais le comprendre très vite, était désormais vide de sens, du moins dans le service de l'excellent Docteur Vignoles que j'appris très rapidement à dissocier de la figure ambiguë du Docteur Gachet.
Lors d'un premier entretien avec Julliand, je lui demandais "où commençait la folie" et il me répondit "la folie commence quand une personne se rend compte qu'elle est trahie par son esprit, ou bien fait souffrir son entourage".
J'avais la clé, je pouvais pénétrer dans l'unité joyeuse. Et lors de ma première visite, je me trompais de porte, comme pour renforcer la vieille mythologie et ceci pendant plusieurs semaines. Je croyais que l'unité était verrouillée et me faisait ouvrir cette dernière au fond d'un couloir, par une assistante muette, alors que la voie était libre et sans verrous, si j'étais rentré par le bon chemin, ce que je fis par la suite. Préjugés tenaces de l'homme du 19ème siècle que je suis resté ! Première visite avec quelques appréhensions, n'avais-je pas vu ou lu sur certains écrans et écrits, poubelles médiatiques, que les fous poignardaient leurs infirmières et que la violence y régnait en maîtresse, nécessitant la punition de la chambre d'isolement ou la camisole de force ou de chimie...
Changement de cap, ouverture et dialogue.
La fameuse chambre d'isolement sans lanières de cuir pour ligoter le patient était souvent demandée par le malade lui-même, pour échapper aux miasmes de ses délires auto destructeurs et intolérablement douloureux.
Geneviève et Chantal, les infirmières de l'unité, me firent une petite place discrète et au fil des mardis mon arrivée fut attendue par les malades. Sans céder à la fascination, à l'inverse, je me sentis rapidement à l'aise, puis après quelques semaines, heureux de mon rendez-vous hebdomadaire. Je rencontrais des hommes et des femmes, certes en proie à l'étau de la souffrance, mais affectueux et attentifs à leur manière à autrui. Restait à entrer dans cette manière, et à trouver le chemin de la confiance qui les amena bientôt, chacun d'entre eux, à se faire tirer le portrait et à parler devant la caméra.
Besoin d'un statut, le leur : la folie, pas plus mauvais qu'un autre, moi : j'étais "Monsieur le photographe". Et j'aimais que Pascale m'accueille en me provoquant "alors Mr le photographe, je vais vous couper la tête ce matin"... Ça me rappelait Tintin et le fou chinois du Lotus Bleu qui disait dans une bulle avec l'accent muet : "Il faut trouver la voie".
J'ai joué aux dés, non pas à Yaoundé, mais avec Olivier, il m'a battu à sa grande joie au 421. Quand j'ai pris ma revanche au Ping-Pong, il m'a emmené dans sa chambre et montré ses photos au mur. Il y avait un ours, il m'a dit que c'était lui. Il avait peut-être raison. Je lui ai répondu, sans qu'il l'entende du fond de sa psychose, qu'une chaman m'avait associé jadis à son clan des ours d'Arizona et de sa tribu d'indiens Pueblos. J'étais moi aussi un vieil ours blanc, doux même quand il sort ses griffes, raison pour laquelle il peut survivre dans le monde "de dehors". Olivier était un nounours sans défense, ayant besoin de l'hospitalisation, comme ses congénères qui sans cesse reviennent à l'asile pour être protégés d'eux-mêmes et de la rue.
Ces malades qui voulaient tout le temps me photographier, peut être pour capter comme les indiens mon semblant d'âme, quand je leur demandais de prendre l'appareil pour se frotter un peu à la création, dont ils n'avaient au fond qu'à faire, seuls comptant le sourire de l'amitié et la partie de scrabble.
Tant à dire que mieux vaut le silence.
Certes, tous mes vieux copains ont un plein de douleur dans la tête, c'est parfois insupportable et ils errent sans regard dans les couloirs, et les médicaments pour les calmer les font bredouiller ou perdre leur semblant de raison ou ce qui en tient lieu. Certes, leur attention a du mal à tenir plus d'une minute et leurs yeux se vident et fuient, mais quand ils vous serrent la main c'est avec chaleur, comme sur cette cigarette qu'ils aspirent goulûment et ce mare de café où ils cherchent un zeste d'innervation et d'avenir improbable.
Certes, je suis de l'autre côté de la barrière, mais jusqu'où ? Pas à l'abri... Je l'ai compris quand j'ai retrouvé mon ami Daniel et que j'ai entrevu en un éclair que je ne pouvais rien pour lui, rien. Vous êtes tous des fragiles, avec prière de ne pas secouer, des écorchés comme dit Geneviève, des petits oiseaux déchus, dindons de la farce, puzzle que vous voudriez reconstituer comme les morceaux de votre personnalité en berne, des oiseaux du malheur comme chante Ferré, que l'on doit caresser quand ils s'envolent...
Quand je suis arrivé pour ma dernière visite, Léo Ferré - surnom que je donne à Georges - m'a reçu en me disant : "alors Gilles, tu vas me la donner ma photo, celle où je suis plein de poils", lui qui avait toujours refusé de se faire prendre et qui bougonnait après trente-cinq ans d'asile-cabane, me lançait encore fièrement comme un anarchiste "Moi je suis un S.D.F., que tout était moche et qu'il irait à Saint Tropez". Pas céder à l'émotion. Tendre la main, frères humains, avec affection, que dis-je : effraction !