Une belle obsession de la désolation
Une belle obsession de la désolation
Par Charlotte Poisson
In Picturodrome, Éditions deux-cent-cinq, Lyon, 2013
Devant la toile, c'est un paysage, un paysage qui paraît étendu – grandes plaines, forêt dense, mer sombre – ou peut être pourrait-on dire qu'il s'agit d'un paysage sans limite, où derrière la colline, s'étend une autre colline, et encore une autre colline ; des arbres et des arbres, à l'infini.
Le format "paysage" est répété ; une composition binaire ciel-terre, tranchée par l'imposante ligne d'horizon, où chacun des éléments naturels devient une matière en mouvement qui s'étale, qui pousse les bords du tableau, qui s'échappe. S'échapper, gagner le hors-champ du tableau, car il n'y a rien ici, car on n'est nulle part ; s'échapper pour voir si de l'autre côté de la forêt c'est toujours pareil, pour voir si la désolation est partout, pour voir si on est bien ailleurs, dans une autre histoire, une autre géographie.
Mais ce n'est sans compter sur le troisième élément de la composition, l'objet, qui rattrape la fuite du regard pour ramener l'œil au centre du tableau. Lotissement de maisons, entrepôt, bretelles d'autoroutes, toboggan, jeux d'enfants, terrain de basket, grue, tentes, chaise d'arbitre, avions, cheval, champ d'éoliennes, forêt, panneau publicitaire, île, voitures, cabane, logos lumineux, stations essence. Les objets que représente Johann Rivat sont familiers, ils composent le paysage vernaculaire dans lequel nous vivons. Ils sont ici, bien présents, face à nous. Le trait de pinceau qui les façonne est lisse, propre, les couleurs intenses et vives contrastant avec la facture parfois empâtée, parfois dégoulinante des éléments naturels. L'application n'est pas la même, non pas que le traitement des éléments naturels est délaissé, au contraire, il est intense, affecté. Dans "Knight of the Round Table", la triade est manifeste : le sol est une herbe verte en jachère qui commence à suinter, tandis que le ciel s'accapare l'espace, gris et menaçant. L'objet est un toboggan, jeu incontournable des jardins d'enfants. Il n'a pas d'échelle. Et cette omission ne parle pas seulement du fait que l'objet n'est pas fonctionnel mais bien d'un temps révolu. L'humain a disparu, les enfants ne jouent plus, il n'y a plus d'arbres, plus de bac à sable, ni de bancs publics. Ultime trace d'un monde habité, le toboggan amorce lentement sa dissolution. Aucune issue pour le regard, pas de respiration possible, la surface est dense, l'absence d'ombres et de profondeur crée un paysage frontal, sans perspective.
Ce que peint Johann, c'est un monde de l'après, dévasté, où quelque chose d'effroyable et d'inéluctable est arrivé. Nombreux sont les scénarios post-apocalyptiques qui peuvent émerger des peintures de Johann, libre à nous de les imaginer. Une invasion extra-terrestre dans "It's all good" ; une tornade titanesque, catastrophe naturelle d'ampleur mondiale, conséquence du réchauffement climatique dans "Ta tempête" ; l'avènement d'une guerre nucléaire mondiale où même Superman porte un masque antiradiation "Waiting for Superman" ; une attaque massive et dévastatrice d'animaux sauvages dans "After Burning". "After Burning", titre évocateur comme le sont "Après Wimbledon", "The Last Gasoline", "Seek and Destroy", "Armageddon", ou ses intitulés d'expositions 'Images d'un monde en ruine", "No Hope, no Fear".
L'artiste se fait un malin plaisir à nous représenter la fin du monde. Et c'est plutôt jubilatoire. C'est ce désir commun de se faire peur - jouer à cache-cache quand on est enfant - et de ce déplaisir nait un plaisir intense. C'est en peinture la naissance d'un genre, le sublime, qui découle au XVIIe, de la traversée à pied des Alpes pour accomplir le Grand Tour. La montagne, longtemps symbolisée comme lieu funeste de par sa hauteur jugée trop près des cieux, se change en un endroit parcouru de frissons délicieux où chaque précipice, chaque point culminant emplit l'homme d'un plaisant sentiment d'horreur. En peinture, le ciel inonde la toile de rouges flamboyants, de gris sombres, les rochers sont tranchants, la mer submergée d'embruns. D'ailleurs, la composition récurrente des toiles de Johann Rivat n'est pas sans rappeler celle de Caspar David Friedrich qui peignait parfois, au centre des éléments naturels déchaînés, une figure humaine de dos. Image caractéristique du romantisme où l'homme seul face à la nature traduit un drame existentiel latent, une aspiration ultime et absolue. Mais ici, l'objet a remplacé l'homme. Dans cette belle désolation d'un futur hypothétique, l'humain n'est plus au centre, seul reste sa trace. Le sublime a voyagé à travers le filtre du XXème siècle, la littérature SF et les films catastrophe à effets spéciaux.
Cependant, dans quelques rares tableaux, on note une présence humaine. Souvent de dos, ou en train de vomir, parfois de face, le visage sombre et inexpressif, le traitement qu'inflige le peintre à ses personnages n'est pas bienveillant. Le personnage dans "Moissons" se tient debout devant, là encore, un jeu pour enfant. Uniquement vêtu d'un caleçon, le garçon montre ses côtes saillantes. A la place des yeux, deux gros trous noirs. Une guitare est posée sur son bras. Posé là, les pieds nus dans un champ de blé, cet homme perdu est déconcertant. Pour ainsi dire peu ou quasiment pas dessiné, l'homme paraît toujours décontextualisé. Sans histoire, il erre dans le tableau à la manière d'un zombie, inanimé. Au même rang que les objets représentés, l'humain n'est présent que pour suggérer l'absence, sa propre absence.
"Etre humain c'est produire la trace de notre absence sur le monde" énonçait Marie-José Mondzain, philosophe et spécialiste du rapport à l'image. En préambule de ses recherches, elle pose la question "qu'est-ce que voir une image ?", question qui aurait la primauté à toute interrogation sur les fonctionnements de la vision chez l'homme. Avant "qu'est-ce que voir ?", il y aurait "qu'est-ce que voir une image ?" car, selon elle, "le sujet qui voit humain, est un sujet qui s'est déjà constitué comme sujet imageant". L'homme comme sujet imageant est ce qui le définit originellement. C'est en psychanalyse, ce que Lacan a nommé le stade du miroir et qui représente le moment où, l'enfant, en reconnaissant son image dans le miroir, est à même de s'identifier, de constituer son moi. Le stade du miroir est un processus structurel qui met en exergue le fait que l'intelligence de l'homme, ce qui le différencie de l'animal, prend naissance dans l'image. Mais, ce que démontre Lacan, c'est que dans l'essence même de la constitution du moi figure une aporie : l'enfant, au temps pré-spéculaire, se voit comme morcelé, ne faisant aucune différence entre son corps et celui de sa mère, entre lui et le monde extérieur. Et, le stade du miroir lui permet de s'identifier en tant que moi, mais il s'agit d'une identification imaginaire, c'est-à-dire, à travers une image, un reflet. C'est ce dénuement de réalité constitutif de notre être qui fait de l'homme un sujet imageant, qui vit d'images et à travers les images par son désir insoluble, illusoire de se percevoir soi-même comme il perçoit le monde extérieur et l'autre. De cette impossibilité résulte le besoin de créer des images du monde extérieur qui apparaissent comme hantées par notre absence. Créer des images serait donc une tentative de signifier la trace de notre passage dans le monde.
Et le monde qu'imagine Johann Rivat en créant des images peintes n'est que traces de l'homme. A la fois vidées de toute présence humaine, ses images sont pleines de vestiges. Les paysages choisis par l'artiste ne sont pas anodins. Des espaces périphériques, en marge de la ville, loin du centre et de tout contrôle, loin de la ville construite et repue, loin de la densité du bâti. Sous la bretelle d'une autoroute, face à une station essence, au coin d'une zone commerciale, sur le tarmac d'un aéroport, l'homme n'est là que de passage. Inhabitables, ils sont, pour reprendre la terminologie de Marc Augé, des "non-lieux" ; lieux sans identité et sans définition. C'est cette qualité intrinsèquement labile qui en fait des espaces dynamiques, à la fois diffus et poreux. Et là encore, se joue la dialectique de l'essence-même de l'image : amnésies urbaines, ces lieux périphériques représentent notre civilisation dans son devenir inconscient et multiple ; ces espaces vides, ces espaces troués excitent l'imagination et deviennent moteurs de la projection d'images à l'infini.
A l'infini, Johann Rivat répète les mêmes compositions. Les mêmes objets, stations essence, aires de jeux, reviennent inlassablement au centre de ses tableaux. Une répétition qui devient obsession comme dans le film de Spielberg "Rencontres du troisième type", dans lequel Roy Neary, après avoir vu quelque chose qui s'apparenterait à un ovni, devient hanté par l'image d'une montagne. Mécaniquement, il la dessine, la sculpte dans sa purée de pommes de terre, la façonne dans son salon avec de la terre et des barbelés sortis du jardin. Ce comportement qui se traduit par un état de folie grandissant n'est autre qu'une tentative désespérée mais nécessaire pour remplir de sens cette image obsédante.
L'objet – la montagne, le toboggan, la maison – incarne la forme tangible de l'obsession ; il en est le signifiant.
Peut être à l'inverse d'Edward Ruscha qui, à travers ses collections de photographies d'espaces vernaculaires, travaillait sur l'épuisement des signifiants et sur la perte de sens du monde contemporain, Johann Rivat, lui, travaille la répétition de l'objet par la sublimation en lui donnant toujours plus de présence, d'épaisseur, de magnétisme. A l'instar de "Casino" ou de "Pineapple Shiit", les objets brillent à l'horizon, sortes d'hologrammes fantasmagoriques, leur lumière envoie des signaux au loin. La fin du monde n'est pas pour demain.
Réf. notamment à : Le voyageur contemplant une mer de nuages (vers 1817) ; Falaises de craie sur l'île de Rügen (vers 1818) ; Femme devant le coucher de soleil (vers 1818) ; Levé de lune sur la mer (1822).
Marie-José Mondzain, Qu'est-ce que voir une image ?, DVD, Université des savoirs, CERIMES, 2004.
Jacques Lacan, "Le stade du miroir", in Ecrits, Paris, Le Seuil, 1966, p.93-94.
Marc Augé, Non-Lieux, Introduction à une anthropologie de la surmodernité, collection la librairie du XXe siècle, Le Seuil, 1992.
Fait réf. notamment aux livres d'Edward Ruscha : Twentysix Gasoline Stations (1963) ; Thirtyfour Parking Lots in Los Angeles (1967) ; Nine Swimming Pools (1968). Ou plus récemment à la série de photographies Blank Signs (2004) montrant des panneaux effacés, vidés de tout message.