Article d'Anne Bertrand
Article d'Anne Bertrand
Publié dans le magazine Art press, janvier 2022
Au sujet de l’exposition Two Mountains, Le Bleu du Ciel, Lyon
En 2015, Julien Guinand (France, 1975) se rend pour la première fois au Japon, qui l'attire depuis qu'à l'École nationale supérieure de la photographie d'Arles, Arnaud Claass l'a sensibilisé au zen. Il y découvre un motif, décisif, qu'il photographie. Pour mieux l'appréhender, il entame une enquête au long cours, qui aboutit six ans plus tard au livre Two Mountains (Hatje Cantz, 220 p., 34 euros), ainsi qu'à l'exposition éponyme. L'un et l'autre illustrent, au-delà des images et documents réunis, le temps qu'il a fallu pour creuser le sujet, fixer le corpus, puis choisir comment le montrer. II s'agit de révéler « comment l'intervention humaine - culture forestière intensive, exploitation minière - dans les montagnes de Kumano et d'Ashio [...] a déclenché des processus mortifères à l'échelle du territoire et généré à la fois une fuite en avant technologique, des réponses locales et une prise de conscience écologique ». En trois séjours sur place (2015, 2017 et 2018), le photographe accumule les points de vue, sur un site, puis un autre, décidant de faire du projet un diptyque, associant noir et blanc et couleur, description frontale et contextualisation, avec des documents historiques comme avec les portraits de ceux qu'il rencontre. Car les points de vue seront aussi, au sens figuré, ceux des témoins dont il transcrit les propos, s'ajoutant aux histoires qu'il collecte ; ceux de trois spécialistes conversant ensemble, en 2020 : un historien de l'art, Jean-François Chevrier, un philosophe, Hidetaka Ishida, un physicien, Jean-Christophe Valmalette. Et aussi le sien propre, qui change :
« Photographier au Japon revenait souvent à ne pas comprendre ce que je voyais [...]. Il m'a donc fallu composer un récit après coup [...], dans une controverse engagée avec moi-même, entre reconnaître et nommer. Je pensais que de ce maillage pouvait naître une signification globale, un tissage herméneutique proche de la métamorphose qui opère dans l'après catastrophe. Tout comme les montagnes de Kumano et d'Ashio sont tramées et rapiécées de morceaux d'autres mondes. »
Two Mountains a lieu au Bleu du ciel à Lyon, centre de photographie ayant fêté ce printemps ses vingt ans d'activité, avec une exposition organisée par Gilles Verneret, cofondateur et directeur artistique du lieu, et Michel Poivert. Ce dernier décrivait la ligne suivie, documentaire, comme celle d'« artistes dont l'œuvre est emblématique d'une esthétique animée par une exigence éthique ».
Que l'on considère le livre ou l'exposition, se pose la question du temps consacré par le spectateur à une recherche qui déploie d'emblée sa qualité plastique, mais demande aussi à chacun, dans les salles comme face à l'ouvrage, un engagement, en miroir de celui du photographe, qui lui permette d'y accéder dans toute sa dimension. Le livre ayant été publié dans une version bilingue anglais/français, ce travail sera heureusement diffusé. Reste à savoir comment une telle observation, attentive autant que fructueuse, sera reçue au Japon ?