Anselm Jappe
Anselm Jappe, 2007
In Semaine, supplément n°10, Éditions Analogues, Arles
Pour l'exposition Ce n'est pas la savane couverte de hautes herbes, de broussailles et d'arbres, où vivent les grand fauves, Galerie Nomades de l'Institut d'Art Contemporain, Villeurbanne/Rhône-Alpes, Conciergerie art contemporain, La Motte-Servolex, 2007
La première impression qui se dégage du travail de Leslie Amine est celle d'une grande liberté dans l'usage des moyens, des techniques et des matériaux – unis quand même par une référence à la qualité sensible des objets, à leur dimension tactile : ils occupent l'espace, ils s'étendent en toutes directions comme des serpents, ils donnent envie de les toucher, et les couleurs sont toujours fortes. Peu de vidéo, pas de minimalisme. Ici, l'art est visiblement mis au service d'une recherche qui n'est pas purement formelle, mais qui est personnelle et qui aspire à se communiquer. Dans et à travers leur apparent éclectisme, les œuvres d'Amine parlent d'un aspect du monde contemporain parmi les plus en vue : le mixage toujours plus fréquent de gens nés sous différentes étoiles et qui ont grandi dans différents univers de signes (pour ne pas toujours utiliser des formules pompeuses et souvent inappropriées telles que "porteurs de différentes cultures"). Tout habitant du globe, ou presque, est aujourd'hui obligé de vivre au carrefour de systèmes de significations issus des coins les plus divers du monde. Cette nécessité est évidemment plus fortement ressentie par ceux qui participent de cette multiplicité dans leur existence personnelle – qu'il s'agisse des origines "génétiques" ou des conséquences de déplacements volontaires ou forcés. Se pose alors la question – si facile à critiquer sur un plan théorique et si difficile à escamoter dans la vie réelle – des "origines" et des "racines". Amine nous fait savoir qu'elle appartient elle aussi à un de ces univers qui auraient fait horreur à Maurice Barrès. Ce désir de savoir d'où l'on vient reste "indéracinable", chez certains individus du moins. Mais suffit-il d'apprendre les recettes de sa grand-mère ou de "retourner" dans des pays qu'on n'a jamais vus auparavant et d'y retrouver, peut-être, des cousins du sixième degré ? On a justement parlé d'une "invention de la tradition" : une grande partie des prétendues traditions a été inventée, ou bricolée, au cours des deux derniers siècles dans le dessein de fonder des États. Mais "inventer la tradition" peut aussi être une exigence individuelle, et peut-être celle-ci se justifie-t-elle mieux. Il ne s'agit pas de sculpter à nouveau des masques africains ou des statues romanes. Ce voyage vers le passé revêt nécessairement une dimension imaginaire. On le voit bien dans le travail d'Amine : aucune recherche d'"authenticité", mais une prise en compte du brassage dans lequel on vit maintenant, en Afrique, en Europe ou ailleurs. Elle dit en effet que le lieu le plus exotique qu'elle ait connu est Marseille. Par ailleurs, la dimension linguistique et les jeux de mots (Vivante à frique) introduisent une dimension ironique, une prise de distance avec les lourdes recherches d'une "identité" – généralement synthétique – qui aujourd'hui dominent si souvent et dont on commence à voir les conséquences de plus en plus redoutables. Mieux vaut alors se mettre à la recherche d'origines rêvées qu'on a soi-même choisies, ou en éprouver au moins la nostalgie. Et, dans ce cas, tous les recodages sont possibles : une Européenne, d'origine africaine, peut s'inspirer d'œuvres africaines, qui sont en fait une réélaboration des apports européens, et aller reproposer ce qui en sortira en Afrique...
Miroirs brisés, morceaux de drapeaux français : ces éléments récurrents dans les oeuvres d'Amine ne se réfèrent pas seulement aux "rêves brisés des immigrés" ou à quelque chose de ce genre-là. C'est tout un monde de fragments et en fragments qui se présente à nous, c'est la "rationalité de l'incohérence" dont parle Annie Le Brun. Et cela, en Afrique comme en Europe. L'univers dans lequel Amine nous introduit, avec son bric-à-brac culturel, n'est pas, à coup sûr, un problème d'Africains, ni de personne d'autre en particulier, mais de tous les hommes, en train de devenir partout et en permanence des étrangers dans un monde de supermarchés. Le déracinement dont on peut se plaindre dans les pays "ex-colonisés" n'est pas seulement le fait d'une violente imposition de la culture occidentale, comme voudraient le faire croire les thuriféraires des identités autochtones, toujours prêts à assumer le pouvoir. La désorientation chez les ex-colonisés n'est pas finalement si différente de celle qu'on peut ressentir partout. Ce n'est pas une culture qui a triomphé sur les autres. Ce sont plutôt toutes les cultures du monde – en tant que dimension du qualitatif et du sens –, les masques africains comme les églises gothiques, les récits populaires comme la grande poésie, qui ont cédé devant les puissances déchaînées du capitalisme, du marché et de l'argent, mais également devant les mass media et leur colonisation de l'imaginaire. C'est sous ce signe que s'est opérée l'unification du monde. La mondialisation capitaliste n'est pas un brassage heureux des cultures – ce "multiculturalisme" dont on nous berce les oreilles – ni une victoire de la culture européenne. Elle n'oblige pas le monde entier à écouter Mozart ou à lire Shakespeare. C'est sous une publicité de Coca-Cola ou devant un ordinateur que se réalise cette unité mondiale fondée sur la décomposition et le remixage de l'héritage humain. Un processus qui ne se présente pas comme une explosion de créativité ou comme le moment où l'esprit humain prend conscience de son unité fondamentale (laquelle est visible de bien d'autres manières), mais comme une conséquence de son devenir-marchandise. Rien n'est plus "universel" qu'une publicité de Coca-Cola, plus immédiatement compréhensible, moins "déroutant". Le supermarché généralisé constitue ainsi la "culture mondiale" contemporaine.
Leslie Amine a commencé à travailler sur tout cela. Elle a porté les enseignes de magasins européens en Afrique pour en faire des installations, elle a fait la "marchande des mots" sur la place publique au Bénin. Mais peut-être doit-elle encore, comme beaucoup d'autres, décider si elle choisit d'être fascinée par ce bricolage mondial sous le signe de la
marchandise et d'y collaborer, ou si elle préfère regarder à travers ce miroir brisé pour y trouver une pauvreté matérielle et spirituelle vraiment modernes.