L'amour à l'estomac
L'amour à l'estomac
par Cyrille Noirjean, pour l'exposition DURGENCE LAMOUR, URDLA, Villeurbanne, 2020
Habibi, light is burning
As I am burning
Habibi, light is burning
As I am yearning
Tamino, « Habibi »
Aux premières pages de son « Anatomie de la mélancolie », publiée en 1621 sous le pseudonyme de Démocrite Junior, Robert Burton décrit les « dix carrés distincts [du frontispice], ici séparés [qui] ne forment qu’un grâce à l’art du graveur. »
D’abord Démocrite le Vieux qui dissèque des animaux à la recherche de la bile noire, suivent la Jalousie, la Solitude, l’Inamorato, Hypocondriacus, le superstitieux et le fou furieux, puis la bourrache et l’ellébore qui libèrent le coeur « de ces fumées noires qui le font souffrir. / Elles nettoient le cerveau de ces nuées / qui étoffent les sens, endorment l’âme. » Et enfin le portrait de l’auteur qui bouche le vide et donne sa consistance au un. L’impossible fragmentation, l’unification dans l’un, la disparition de la division du sujet dans le tout-un du monde s’écrit à la fois cause à la fois effets de la mélancolie. Du reste, R. Burton n’a d’autre voie que de faire somme de son « Anatomie. »
À URDLA, dans la salle obscurcie des Archives, dix écrans attendent le regardeur. Dans le même mouvement que celui du frontispice de Burton, à son arrivée, s’érige « Monument 600 dpi » du collage de films éclatés qui apparaissent sous le souffle de lumière d’un scanner. Il numérise, il échantillonne une image qu’il rate et dont il ignore l’impossible capture. Repu par la satisfaction de son protocole d’enregistrement, il méconnaît la perception de l’œil humain. Quel chemin s’ouvre dès lors au regardeur après cette pentecôte laïque sinon celui que tisse, celui que trace la parole ? Pourtant pas de mot, seules l’arrivée et la disparition de la lumière donnent pulsation à un continu qui invite à la contemplation d’un étrange rituel de bain de lumière.
Énonçons les principes du rite comme le serrage par l’expérience du corps d’un inconnu que nul savoir ne peut réduire mais qui pourtant s’attrape de la mise en présence de dimensions radicalement hétérogènes grâce à la confrontation de deux natures du temps (elles-mêmes inconciliables) : soit la pulsation, la scansion qui se révèle dans la seconde répétition linéaire, chronologie… Le rituel, expérience toujours singulière, fonde le commun (comme un) en localisant le savoir en un lieu qui échappe, en un lieu Autre. Posons pour l’heure que la mélancolie fixe dans cette communion absolue avec le tout supposé d’un monde sans Autre, fixe dans l’évanouissement du corps sans limite aspiré par la pulsation, sans recours à la parole qui le fouette, qui le divise. Le rite localise le lieu du savoir et prescrit les modalités de son accès, de son apparition à la communauté. Chacun se soumet à la loi lors d’une traversée pourtant singulière. Elle ne peut être que singulière, fussions-nous mille à scander les mêmes gestes en un même lieu : ce qui s’y rencontre c’est précisément un point au-delà du corps, qui sur l’instant ne s’attrape d’aucun mot, d’aucune parole, qui échappe à la mort et qu’aucun objet ne vient combler. Manque constituant de l’humanité, dont la rencontre se fait seul. Le rite lie ces dimensions hétérogènes, ouvre au partage d’un trou.
Il faut entendre la sagesse du proverbe béninois : « le savoir c’est comme le feu, ça va se chercher chez l’autre. » Il est question d’un détour pour atteindre ce qui fait le noyau du heim (le feu et le savoir). Le noyau du plus proche, du plus intime s’acquiert par ce chemin. Ajoutons que le savoir brûle comme le feu, qu’à s’approcher trop de l’Autre, c’est le désir qui brûle. Something hides in every night / Brings desire from the deep / And with it comes a burning light /To keep us from our sleep (Habibi). De l’outre-voix sonne durgencelamour. La métaphore ignifère est cliché des choses de l’amour dont chacune des étapes charrie un rituel qui confine au jeu. Chacun des partenaires s’y soumet en appui sur le semblant.
Maïté Marra glisse de l’éclair tranquille du scanner à l’éclat aveuglant de l’allumette craquée et déplie le rituel de la séduction grâce à la figure de Cary Grant, incarnée à partir de celui qu’on oublie (Archimbald Alexander Leach) au point qu’il dira de l’une de ses femmes qu’elle a cru épouser Cary Grant. Au fil de sa filmographie, Cary Grant joue Cary Grant : reconnaissable par sa vesture, par les cigarettes qu’il fume et dont il va chercher le feu chez ses partenaires de jeu, des femmes. Souvent ça match. Pourtant dans « North by Northwest » (« La Mort aux trousses ») il est pourvu du feu et de son instrument : une boite d’allumettes aux initiales de son personnage, ROT, Roger Thornill, auquel s’ajoute ce o-trou, « O for nothing. » Roger Thornill, qui tente d’échapper à des bandits le prenant pour un nommé George Kaplan, rencontre dans un train une beauté brûlante, Eve Kendall (Eva Marie Saint). Entre Cary-Roger-George et Eve ça s’enflamme immédiatement dans un jeu de dupe ; Eve étant une sorte d’agent double à la solde des ravisseurs de Roger… Ça match sur le ratage : chacun croyant avoir à faire à un autre. La boite d’allumettes qui fige l’éclat de leur rencontre, plus tard sauvera Eve Kendall d’une mort certaine. Assis face à face au wagon restaurant du train qui les emmène, ils engagent une conversation où la vérité s’énonce, mais où le jeu de la séduction renvoie le sens ailleurs et brouille la signification. Rapidement le corps est mis sur la table, Eve répond au séducteur archétypal qu’elle-même séduit : « I never make love with an empty stomac », atténué au doublage par « I never discuss love… ». Les chastes oreilles hollywoodiennes ne voulant rien savoir de la tuyauterie de l’amour par la bouche d’une femme. Ainsi la proposition de Maïté Marra réunit par contamination des motifs et des noms le feu, la lumière qui tout à la fois révèle et aveugle, le corps dans sa présence réelle de tube, et l’identité, celle que confère la nomination au cœur même du film d’Alfred Hitchcock, mais aussi l’identité sexuée avec laquelle Archimbal Alexander Leach a joué dans une société puritaine.
L’urgence tressée à l’amour est au fondement de « North by Northwest » : les deux amants fuient un pied d’avance sur la mort. DURGENCE LAMOUR s’énonce et s’écrit en continuum. Pourtant DURGENCE LAMOUR rejoue la fragmentation des images de Monument 600 dpi. D’abord par la dissection des éléments choisis : la boite d’allumettes, les allumettes, le rougeoiement de la flamme et la fumée qui fait écran. Chaque élément est à lire au pied de la lettre, à la tombée du sens et tout à la fois dans sa puissance métaphorique et dans son glissement métonymique. Ensuite par ce qui gît dans un texte constitué d’éclats de paroles glanées ici et là, de débris de pensées. De même que pour Monument 600 dpi, invite est faite au regardeur de réaliser le montage, la suture des éléments de ce qui pourrait constituer une histoire en mosaïques.