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Statement
Par Marc Desgrandchamps, 2024
Statement
Par Marc Desgrandchamps, 2024
Recoller les morceaux
Par Danièle Cohn, 2023
Silhouettes, catalogue de l'exposition monographique au Musée des Beaux-Arts de Dijon et au [mac] musée d'art contemporain de Marseille, 2023
Recoller les morceaux
Par Danièle Cohn, 2023
Silhouettes, catalogue de l'exposition monographique au Musée des Beaux-Arts de Dijon et au [mac] musée d'art contemporain de Marseille, 2023
Marc Desgrandchamps parle très bien de ce qu'il fait ; il est un peintre aussi agile et pointu avec les mots qu'il est à l'aise avec les couleurs et les lignes. Quand on lui fait part des craintes qu'on éprouve à écrire sur lui, sa réponse fuse comme une boutade, avec l'ironie qui le caractérise, amicale et distanciée juste ce qu'il faut ; et son conseil est : « Prendre le contrepied de ce que j'ai déjà dit ». Et de ce qu'ont dit tous ceux qui ont déjà écrit sur lui ? On est renvoyé dans les cordes des difficultés de la relation critique. Prenons cette formule comme s'il s'agissait d'un petit traité de la méthode. Suivons-la, sans trop y croire, reconnaissant de la liberté donnée, mais inquiet de ne pas toucher juste car cette peinture nous échappe. Sa clarté et sa cohérence dans un œuvre constitué et reconnu pour tel se jouent de toute prise en opposant au souci de comprendre la clôture de son évidence propre.
« Un peintre a une pratique », répète Desgrandchamps à l'envi, « parce que la peinture, comme le dessin, la gravure ou la photographie sont avant tout des pratiques... »
Quand jeune homme, il entame des études aux Beaux-Arts, Dada le séduit plus que l'art conceptuel. Sa méfiance à l'égard d'une peinture d'idée ne le conduit pas pour autant à devenir adepte de la représentation. Son choix : être un partisan du visible. La figuration dans l'œuvre de Marc Desgrandchamps se veut donc un risque à courir, contre l'époque et avec elle. Elle vaut pour une entrée en résistance dont l'inactualité assumée aura à se montrer actuelle. L'enjeu porte sur notre être dans le monde et sur nos voies d'accès à ce qui fait monde pour nous. Choisir la figuration signifie donner des figures aux formes, des figures sensibles, renvoyant à des morceaux de « réel », sans se plier à une contrainte référentielle par laquelle l'imitation ferait retour.
La pure forme expressive qu'adopte l’expressionnisme abstrait l'éloignerait trop du socle perceptif, ce qui n'empêche pas Desgrandchamps de montrer que la figuration, la nouvelle, s’édifie avec/sur les « briques de l'abstraction », la métaphore est de lui.
FIGURES, TEMPS
Dans les œuvres de Marc Desgrandchamps, il y a abondance de figures. Des figures reconnaissables : des personnes, des animaux, des statues, des ombres, des rochers, des objets, des bâtiments, des éoliennes, des centrales ; mais aussi des figures de formes sans identité assignée, des scansions rythmiques colorées. Ces figures sont entières ou incomplètes - pans coupés, membres épars, éléments assemblés, collés, compositions. Comment et où se tiennent-elles, sont-elles en mouvement, l'ont-elles été ? Début, fin, avant, pendant, après, le fil temporel est incertain. Desgrandchamps déploie une immobilisation résonante, peintre de l'arrêt sur image, son lien avec le cinéma est fort et assumé. Ses œuvres saisissent comment la marche s'interrompt, le pas se suspend, certains contours s'estompent: la Gradiva passe et la temporalité flotte. L'enchaînement chronologique qui relève d'un schéma narratif et le nourrit n'importe guère au peintre. Aussi la position d'une jambe, l'angle qu'elle prend, un pied en appui, l'autre en déroulé, légèrement soulevé, laissant voir la plante, ou le plissement du vêtement dans le bougé et des gestes comme figés ne participent pas d'une étude du mouvement. Ce sont des déclencheurs d'attention. Leur pourquoi a à voir avec leurs traits formels et avec l'intensité de l'investissement psychique dont ils sont la trace. Devenus éléments sensibles de son lexique pictural, ils établissent une description visuelle.
Mais il ne faut pas s'y tromper, cette description n'est pas un rendu au présent. Dans un long entretien donné sur la chaîne Youtube Les Apparences en avril 2022, à l'occasion de l'exposition Le Tourment de la ligne d'horizon, Desgrandchamps se soumet au jeu du commentaire rétrospectif : une autobiographie d'artiste au travers de la vie de ses œuvres... Il revient sur un diptyque de 2000, Sans titre, et livre l'origine de ce tableau : un voyage en Grèce, la visite d'un site archéologique à Corinthe, la permanence réelle de quelques colonnes demeurées intactes et libres de toute assignation à une fonction, et le lendemain l'aléatoire du vent et une vie de plage sur le sable : une pérennité qu'aucune poétique des ruines ne vient encombrer et un acquiescement sensoriel à une beauté déchargée d'un trop plein de significations. L'évocation qu'en fait le peintre vibre toujours d'émerveillement devant un tel ensemble qui ne se fait pas totalité. Le fragment d'Héraclite, le 124, que le peintre cite de mémoire, le dit au mieux : « des choses jetées là au hasard, le plus bel arrangement, ce monde ci ». Enargeia - une brillance lumineuse - d'un monde perçu comme un ordonnancement, le cosmos. On se mettrait presque à croire à une filiation avec « Le cimetière marin » de Paul Valéry, Sète avec Corinthe, les présocratiques en partage, et l'inévitable : « Le vent se lève ! ... Il faut tenter de vivre ! » Serait-ce alors la contribution de Desgrandchamps à un modernisme classique ? Non. Le tableau est un diptyque : il est asymétrique, et sa ligne d'horizon est désaccordée, « fêlée » dit le peintre. Deux temps, deux images, un tableau, et un couplage dont le lien se donne à voir par la composition en diptyque. Tel est le tourment, sa visibilité assure la justesse e la justesse du tableau. Si cela avait été raccord, ou si la tonalité avait été la nostalgie, nous aurions été exactement dans « l'objectivement faux ».
Comment l'entendre ? Disons qu'une séparation et une perte ont eu lieu. De l'irréparable a été commis, ce n'est désormais plus un événement mais un état, grammaticalement un « parfait », dans lequel nous vivons. On ne saurait revenir en arrière. Il est inutile, si ce n'est dérisoire, de déployer par réaction des modes de l'endeuillement, d'être dans la déploration parce que nous n'avons plus d'accès direct à une simplicité, une unité. Fantasmer une relation spontanée avec une nature intacte, une plénitude des formes, une perfection donnée... Et puis quoi encore ? La seule conduite qui vaille après la fragmentation est d'en finir avec toute éventualité de complétude, d'admettre son caractère illusoire et de renoncer à toute mythologie de l'immédiat. Adorno ne s'y est pas trompé, il en a fait un principe : « ce qui est objectivement en soi faux ne peut être subjectivement pour les hommes vrai et bon ». La « teneur en vérité » d'une œuvre est cruciale. À l'artiste de s'y atteler dans une décision éthique par le seul engagement qui fasse sens.
PRÉSENCE, LIEU, SOUVENIR
Marc Desgrandchamps fait partie des artistes qui mettent le principe adornien « en pratique ». Le rendu au présent et le faire semblant étant en quelque sorte interdits, il devient urgent de recourir à l'archive, de la produire. Le dessin, le croquis de chic et la photographie sur le vif sont pour le peintre des sauvegardes, une sorte de réservoir figural dans lequel sont entreposés des marques de l'excitation, l'inscription de l'émotion et l'imprévu de l'indice. Ce stockage implique de se plier à un exercice constant, qui porte le regard au-delà de ce qui est vu et connu, quitte à ne pas savoir d'emblée de quoi l'œil enregistreur sera le témoin. Blow up est ainsi l'un des films préférés de Desgrandchamps. Il faut ensuite respecter un temps d'attente jusqu'à ce que l'image « révèle » et se révèle, afin qu'elle agisse comme un matériau de construction. La figuration est donc toujours seconde. Le tableau, en tant que description picturale, outre que sa matérialité est autre que l'image attrapée puis conservée, se réalise dans un après coup. L'artiste le signale par le jeu des fractures, fêlures, assemblages, collages qu'il ne masque pas mais exhibe. Ses nombreux formats en diptyques et triptyques en attestent. Le registre temporel dans lequel Desgrandchamps pratique la photographie n'est donc pas celui de l'instantané, cette découverte joyeuse, à la fin du XIXe siècle, de la possibilité d'enregistrer au vol la vitesse et la brièveté des phénomènes. Il n'est pas non plus celui du moment « fécond », celui dont on a pu croire - Lessing en particulier dans son Laocoon ou des frontières respectives de la peinture et de la poésie - que le représenter contribuerait à supprimer toute hiérarchie entre peinture et poésie, arts de l'espace et arts du temps, en assurant à la peinture un meilleur accès à la modalité de la succession, donc à la temporalisation d'un récit.
Marc Desgrandchamps se tient dans un autre régime du figuratif dans lequel la représentation et les espaces temps qui y sont liés sont intentionnellement brouillés. Il vise une autre modalité, celle de l'instant qui par la spatialité des lieux et l'effet de présence absentée des figures acquiert une durée, non mesurable mais vécue, appréhendable plastiquement dans son flux. Rien de contradictoire ici, du paradoxal peut-être, sans Zénon. Le peintre y parvient par la forme imprimée à l'apparition / réapparition des figures, leur inscription dans des lieux dont l'invention se produit par une exposition à la lumière et, en elle, du souvenir. Il faudrait ajouter pour être honnête : que cet instant ait existé ou pas, qu'il soit lié à un trauma ou pas. L'essentiel est d'instaurer une mémoire vive pour en tenir lieu, et de le montrer. Le poids du souvenir, sa charge sont soumis à une règle de conduite : la pudeur sur ce qu'il en coûte et a coûté. Seule chance d'universaliser joie et douleur ; d'où la nécessité d'opérer une double déconstruction : désobjectiver et désubjectiviser à la fois. Comme le temps est un mouvement dans l'espace, le lieu permet de spatialiser le temps, ce à quoi renvoie l'expression « avoir lieu », au présent ou au passé ; et cette spatialisation territorialise, enracine en retour le lieu qui n'est pas un emplacement dans une disposition de caractère rhétorique. Du même coup, le temps devient figurable, l'espace cesse d'être une étendue neutre. Les lieux intriquent, dans des jeux de vectorisation et d'orientation, temps et espace, qui cessent d'être de pures conditions de possibilité de l'expérience. Ils se transforment alors pour nous en existences palpables, visibles. Georges Perec n'est pas loin, une référence majeure du peintre. Pourrait-on en écho aux projets de l'écrivain constituer un répertoire des « Lieux » de Desgrandchamps, dresser l'inventaire de ses « espèces d'espace » à lui ? Le mode n'en serait pas strictement perecquien, puisque sans contraintes oulipiennes, ni structures mathématiques. Néanmoins les deux artistes se rencontrent autour de la séparation et de l'articulation entre la description du réel et le souvenir qui se croisent et s'échangent dans des lieux. Un motif essentiel d'une époque dans laquelle les artistes veulent assurer un « pour mémoire » de la perception, un bottin du réel, dans une méfiance vis-à-vis des souvenirs fabriqués, à la faible teneur de vérité, pour rester dans un horizon adornien. Préférer le lieu, des lieux, s'avère un moyen d'y parvenir.
Desgrandchamps fait partie de ceux qui empruntent cette voie. Les figures de Desgrandchamps ne sont ni dans des lieux, ni des figures avec lieux, les paysages ne sont pas les lieux des figures. Les figures sont ou deviennent elles-mêmes des paysages et réciproquement. Ce qui les lie est le mode de leur manifestation. Celui-ci conjugue apparition, disparition, réapparition, sans fracas aucun, sans l'éclat d'un surgissement ni la panique d'un évanouissement. Le trait qui me semble l'une des caractéristiques de la peinture de Desgrandchamps est que le devenir lieu des figures ne produit pas un espace commun, ni partageable ; elle lui doit pour partie sa force et sa capacité à nous maintenir dans l'étonnement, et l'interrogation. La spatialité de nombre de tableaux pourrait rappeler des maquettes de scénographe en attente de la dramaturgie qu'insufflerait un metteur en scène, ou des interprétations de rêves par un psychanalyste. Mais cette ressemblance ne nous avance guère. Car les œuvres opposent efficacement une - leur - indifférence à l'effraction que représenterait un désir trop intrusif de tout comprendre, elles battent en retraite face aux besoins de récit. L'instauration des lieux ne se traduit pas dans cette peinture par une mise en relation, un rapport des silhouettes entre elles, une interaction assurée. On pourrait aller jusqu'à dire qu'elle l'empêche. Aucune action ne prendra corps sous nos yeux, aucun événement ne contribuera à donner du sens à la « scène », aucune continuité ne sera assurée. Ainsi, le grand diptyque de 2015 laisserait croire à une porte ouverte à une successivité dans un éventuel enchaînement entre la figure féminine et la silhouette d'une Victoire de Samothrace ; mais l'interprétation ne s'opère pas, reléguée dans des limbes, inhibée par la puissance du suspens et un régime de la parataxe. Si des fils conducteurs, titre d'une de ses toiles, pourraient nous guider vers des articulations, des relations, le maillage ténu que dessinent les filaments blancs demeure obstinément énigmatique. Pas de déchiffrement à réaliser : ni rébus ni hiéroglyphe, le tableau fait face et s'esquive, nous laisse en plan, ou presque.
Car on ne pénètre pas aisément dans les tableaux de Desgrandchamps. Certains ont clairement une entrée barrée, comme dans la toile Morceaux détachés (2022) ; le regard y est explicitement bloqué par une barrière de bois noirs, calcinés peut-être. Les autres œuvres ne sont pas pour autant ouvertes sur une échappée. Elles sont closes. Est-ce la raison pour laquelle la présence des figures demeure en quelque sorte absentée ? Qu'elles soient une personne, une sculpture ou une ombre ne change rien à l'affaire. Une silhouette peut se trouver dotée d'une plasticité de statue, de l'opacité d'une colonne ou d'un fût, elle se floutera aussi bien. Question de densité des êtres dans le monde, de l'être tout court et non d'une peinture dont les coulures et les jeux de transparences ont été – trop ? – remarqués. La matérialité de la peinture tient pour elle-même, tandis que les figures-lieux, y compris celles de pierre, se trouvent comme hantées par leur devenir fantômal, leur absorption dans le silence de la toile. La filiation greenbergienne existe, certes. L'effet de surface impressionne, produit par des jeux d'à-plat, de strates ou de bandes, des niveaux plus ou moins délimités, des lignes – le titre d'un de ses livres – horizontales ou verticales. La rythmique des diptyques ou triptyques, les tracés de fracture, de bornage, qu'il s'agisse des grands ou des petits formats, ne dérangent pas ce qui fait façade, ils soulignent une muralité. Mais confrontée aux changements d'état, aux failles et décalages, la planéité n'y est pas triomphante. Le devenir image mentale de cette peinture nourrit une incertitude sur la possibilité même d'une consistance, celle du monde et la nôtre, alors y même que l'artiste en exécute la réalité plastique qui nous donne en legs une mémoire. Celle-ci s'invente par un jeu de répétitions, de ressassements, qui aboutit à une présence des lieux sans pour autant qu'une intimité du vécu ne se partage, sans figurer comment le réel s'absente et/ou comment nous nous absentons de lui. La perte n'a pas de fin. Perec ou Modiano, autre lecture récurrente de Desgrandchamps ? Perec avec Modiano sans doute.
Prenons un double motif, récurrent dans les œuvres de Desgrandchamps, celui de l'eau – fleuves, bords de mer, lacs : des eaux vives, claires, des eaux plus épaisses, dormantes peut-être – et celui des baigneuses toutes aussi nombreuses. Ces dernières sont déjà dans la sortie de bain, la déambulation, une attente, ou même une lassitude. Comme s'il n'était plus de saison de s'abandonner naïvement à une détente de l'âme et du corps, à une réconciliation. L'invitation au bain, à la navigation a pu exister ; c'est dans le tableau un passé révolu, que l'on regarde avec une distance certaine. Cependant ce n'est pas le cas chez les êtres dont l'eau est l'élément, ainsi ces dauphins du tableau Le Site, plongeant et bondissant, heureux de leur agilité, semblent échapper à la réflexivité dont nous sommes atteints. À les voir pénétrer dans la profondeur des bleus, l'éprouver et en ressortir dans l'actualité de leur plaisir, ils paraissent des traces d'un désir qui ne se réalise plus pour nous. Sont-ils là pour que nous ressentions plus fortement notre éloignement face à la présence à soi qu'ils vivent dans une innocence qui les épargne ? Ce n'est pas certain, il serait également plausible qu'ils désignent plutôt la persistance d'une rêverie sur le motif de l'âge d'or autant que l'annonce du désastre écologique. La figure féminine du grand format Un Matin du temps de paix qui reprend le motif du petit format Observatrice (2022) est en revanche bien consciente de cette menace : la silhouette a perdu la solidité de son assise, elle observait le paysage - une nature calme. Visant désormais un poste de surveillance sur l'autre rive, elle flotte au-dessus de la berge, en apesanteur, et sa chevelure se noie dans le ciel, absorbée par la tension que requiert sa vigilance. Le temps de la paix » est loin. L'éclat s'est éteint, il n'y a peut-être plus d'éclat. Ni beauté, ni lumière ne sont de véritables consolations. Un poème de Philippe Jaccottet, un écrivain dont Marc Desgrandchamps est proche, le dit mieux : « Il y aura toujours dans mon œil cependant une invisible rose de regret comme quand au-dessus d'un lac a passé l'ombre d'un oiseau ».
COULEUR, TRANSPARENCE, MATITÉ
Les couleurs contribuent à la familiarité que nous éprouvons vis-à vis des personnages, comme des paysages dans lesquels ils passent. Le peintre a beaucoup fait pour lier les couleurs, part essentielle de son lexique, à la lumière, une luminosité que la récurrence-signature du bleu contribue à nous faire associer à un ciel de Provence, à une méditerranéisation du regard. Mais les bleus Desgrandchamps, bleus des ciels et des eaux, comme dans le diptyque Le Fleuve (2022), sont entêtés par la possibilité du fléchissement inhérent à la blue note. Une matité s'empare d'eux, comme des autres couleurs, elle assume d'assourdir l'éclat jusqu'à ce silence caractéristique chez Desgrandchamps, un artiste qui a l'oreille dans l'œil. J'inverse ici ce que Rousseau nomme dans son Essai sur l'origine des langues, « l'œil dans l'oreille ». Le silence des tableaux est sonore, il accroît la densité, la fait virer à une consistance qui déborde la pratique des coulures et les effets de transparence. La transparence n'est d'ailleurs pas celle de la vitre, elle contribue au voilement des significations, à un évitement de l'accès direct et de l'usage immédiat. J'avais employé le terme de brouillage. Les transparences - comme les coulures - en relèvent, destinées qu'elles sont à désigner l'opération de barrage de l'entrée dans une intimité. Tout en évoquant l'obstacle, elles n'effacent rien de ce qui est montré. Elles retardent le jugement, en laissant les signifiants persister grâce à l'évidence d'une matérialité qui prend le dessus sur les significations. Cette pratique de la dilution, sans pathos, favorise l'écoute de la composition qu'est chaque tableau, une composition assumant pleinement le destin qu'impose la fragmentation. La peinture de Marc Desgrandchamps ne cesse de faire écho au débat sur le travelling qui a secoué le cinéma dit de la nouvelle vague, celui de Godard, Rivette, Daney. Une « affaire de morale », pour lui aussi, qui, en peintre, se refuse à imposer une image narrative pour couper court à une continuité mensongère. C'est pourquoi il découpe, colle les morceaux sans les recoller et capture du temps dans ses lieux, par une récurrence des éléments qu'on retrouve, ni tout à fait les mêmes ni tout à fait autres. Ils restituent les palpitations d'un monde dont la captation sensible nous fait ressentir quelques-unes des vibrations des présences recouvertes. Un monde dont nous devons préserver l'extériorité, et que sa peinture répare un peu en veillant à ne pas l'encombrer de nous-mêmes. Une peinture d'histoire ?
Entretien avec Caroline Joubert
Catalogue de l'exposition monographique au Musée des Beaux-arts de Caen, 2017
Entretien avec Caroline Joubert
Catalogue de l'exposition monographique au Musée des Beaux-arts de Caen, 2017
Marc Desgrandchamps. Les formes du temps.
Par Erik Verhagen
Catalogue de l'exposition monographique à la Fondation Claudine et Jean-Marc Salomon, Château d'Arenthon, Alex, 2013
Marc Desgrandchamps. Les formes du temps.
Par Erik Verhagen
Catalogue de l'exposition monographique à la Fondation Claudine et Jean-Marc Salomon, Château d'Arenthon, Alex, 2013