La Ligne de flottaison
La Ligne de flottaison
Par Judicaël Lavrador
Publié dans l'édition Les sirènes chantent toujours faux, Galeries Nomades 2014, Institut d'art contemporain, Villeurbanne/Rhône-Alpes, Semaine 50.14, Supplément vol. XV, Analogues, Arles, 2014
Le canot a pris l'eau et n'est pas près d'être remis à flot. L'eau qui s'y engouffre ne cesse de le creuser de l'intérieur et le large trou percé dans sa coque semble être un puits sans fond où toutes les mers du monde viennent se jeter, encore et encore. Le naufrage est solitaire. Il s'auto-alimente et s'abreuve toujours à la même eau noirâtre. C'est vrai des individus frappés par le malheur et la dépression. C'est vrai aussi de ce canot que plus rien ne peut sauver. Même si, il faut bien le reconnaître, sa situation ne s'aggrave pas : elle stagne. Ce que met en scène d'ailleurs la position bancale de cette sculpture (Le calme après la tempête) : à demi-renversée sur le flanc, elle n'abdique pas complètement et trouve un point d'équilibre pour redresser une proue fiérote. Pas question de succomber entièrement, mais bien de contrebalancer le désastre par une pointe d'orgueil, ou par une force et des principes physiques, voire mécaniques.
Boulonner, mouler, souder, poncer, raccorder : pour chacune de ses pièces, Maxime Lamarche met la main à la pâte et enfile le bleu de chauffe dans son atelier au pied du Pilat. Ce n'est pas anodin : c'est par l'intelligence de la main que le jeune artiste prend le monde des idées à bras-le-corps. De ce savoir-faire technique, il fait une forme de résistance au poids du monde, aux affres du chaos et à la pression des standards culturels. Son travail prend la forme de machines bien rôdées qui démontent les clichés d'une vie à qui tout sourit : la gloire, le succès, l'exotisme sont voués chez Maxime Lamarche à quitter la route. Et là, à fond de cale, on voit comment on s'en sort. Ses pièces s'acharnent à tenir un équilibre précaire entre la noyade et l'émergence, entre la débandade et la maîtrise de soi, la réussite et l'échec, le calme plat et la tempête, le jour et la nuit.
Sur cette ligne de flottaison ténue, se tient ainsi toute une lignée de machines célibataires, incarnations de naufrages industriels et culturels. Une Ford à demi-immergée dans la Saône, Midnightswim, inspirée d'une scène du film Psychose réalisé par Hitchcock, représente une espèce de radeau du cinéma, industrie culturelle dont les plus belles heures sont derrière elle, et puis une espèce de radeau de l'industrie automobile qui boit la tasse en période de crise. C'est d'ailleurs l'autre partie de la même voiture qui servit pour Soft Serve Boat. Carrosserie découpée, le bolide est recyclé en un hors-bord qui flottait (en cale sèche) sur le passé industriel de la vallée de la Durolle, à Thiers, où il était exposé avec une nostalgie dignement ouvrière, et avec l'ambition de conjuguer l'avenir au futur antérieur, puisqu'il présentait tous les signes de l'inventivité futuriste (et aujourd'hui obsolète) d'un véhicule de James Bond. Autre machine : Sauna-Malibu, qui trivialise (à demi) l'esprit sain de la West Coast est un véritable sauna, sculpté, dans une petite cahute en cèdre (débité dans le Pilat), dont l'architecture rappelle les cabanes des lifeguards veillant sur les plages californiennes. Mirage de l'exotisme californien et mirage de la bouée à laquelle se raccrocher... Réaffirmés dans ces sculptures pendues au mur : ces Méduses, copies des bouées de sauvetage des maîtres-nageurs de Malibu, à la surface translucide, à la consistance artificielle et élastique du silicone, succombent elles-mêmes sous leur propre poids et semblent s'affaisser sous celui de leurs responsabilités...
Reste que ces « sirènes », à la force d'attraction aussi redoutable que pitoyable, ces « sirènes » qui selon le titre, sifflent et chantent faux, sur nos têtes et sur l'exposition de Maxime Lamarche, savent aussi, dans la vraie vie, faire entendre leur voix. La publicité, le cinéma, la télévision savent irriguer les consciences. Aussi, les posters, les flyers, les enseignes ou les néons, faits main, font-ils pleinement partie du travail de l'artiste. D'autant que ce sont, pour lui, non seulement de véritables outils de communication, mais aussi des œuvres, dûment encadrées et exposées. Il boucle ainsi la boucle, de la fabrication à l'exposition, en passant par la diffusion ; Maxime Lamarche envisage l'ensemble des étapes sur une seule et même chaîne de production. Du faire, au faire voir et au faire savoir, du secteur secondaire au secteur tertiaire, il n'y a plus de césure. Pourtant, une pièce échappe à cette mise en vue que réclament les industries culturelles : cette balustrade dont est équipé l'escalier, le temps de l'exposition, et à laquelle les spectateurs se tiennent banalement, prend place presque discrètement au milieu des œuvres. Finement ouvragée, selon des techniques artisanales et puis customisée, cette rampe échappe en quelque sorte aux feux de l'exposition, en en assumant pourtant tout le poids (Du vent dans les voiles... L'orage s'annonce). Et contrebalance ces œuvres qui prennent l'eau de sa propre faculté à s'élever.