Un porte-à-faux à fleur de peau mais sans demi-mesure
Un porte-à-faux à fleur de peau mais sans demi-mesure
Par Camille de Singly, 2020
Attend patiemment l'hiver,
Son cœur est lourd, la branche penche,
La branche se plie comme un ver. »
Paul Eluard, Le Jeu de construction, 1924
À Pollen, l'exposition À mi-lieux de Mengzhi Zheng a été amputée de moitié par le coronavirus, mais elle a été aussi prolongée de deux mois. Un titre d'exposition prémonitoire, donc, à l'image des savantes constructions intuitivement (dés)équilibrées de l'artiste. Car le milieu, c'est ce qui est à mi-chemin, qui coupe en deux, traverse, casse l'unité première pour offrir deux moitiés égales, qui composent un nouvel équilibre – à la mesure de l'espace d'exposition de Pollen, de ses salles séparées par une coudée. Le mi-lieux de Mengzhi Zheng joue aussi sur les mots, on entend (et on lit) mille lieux, de l'ancienne unité de mesure des distances usitée (entre autres) dans les contes de fées, celle des bottes de l'ogre du Petit Poucet qui n'en couvraient que sept (soit près de 20 km de campagne). Les 4000 km de Mengzhi Zheng sont à l'échelle des paysages contemporains, ils traversent des terres urbaines et rurales aux langues multiples.
L'œuvre de Mengzhi Zheng travaille donc un équilibre du peu. Dans ses Maquettes abandonnées, qui constituent une sorte de socle premier à son œuvre depuis 2014, l'artiste compare même sa pratique à celle du Mikado. Il inverse le jeu, cependant, comme s'il fallait rebâtir la construction initiale obtenue par le hasard à partir de rien. Un objectif impossible, une entropie à l'envers, celle-là même dont on sait justement qu'elle n'est pas à la mesure humaine. Dans une montée que l'on pourrait imaginer à tort rapide (le processus dure tout de même une à quatre heures), Mengzhi Zheng construit de petites sculptures de 10 à 40 cm de hauteur avec du bois, du papier, du carton, des ciseaux, un cutter et de la colle. Trois dimensions et six faces, pour « échapper à la frustration du dessin qui ne rend visible qu'une seule face ». Mengzhi Zheng les monte en même temps, c'est à la fois un volume et un ensemble de côtés.En collant progressivement chaque élément de ces Maquettes abandonnées, il créé un chaos organisé, traversant, dynamique, qui surprend par la fragilité de son équilibre, son orfèvrerie bricolée et la finesse de ses rapports formels et colorés.
Les découpes, les vides et les pleins, tout est suspendu dans une délicate perfection – et l'opposition avec l'usage de matériaux récupérés est d'autant plus forte. Cette pratique de construction très progressive d'une structure équilibrée jouant sur les accords de matière, de forme et de couleur, rappelle la façon dont Mondrian concevait ses tableaux. Les décrochés des lignes noires, les échos tenus dans les variations de largeur et de hauteur des rectangles colorés, étaient travaillés en amont sur un mur de l'atelier, avec des petits carrés de gouache de couleur, de manière très expérimentale, absolument pas mathématique.
Les liens avec l'inconscient et une certaine mémoire des formes renvoient d'ailleurs aussi à une histoire personnelle. Quand Mengzhi Zheng était adolescent, ses parents tenaient une boutique dans le 3e arrondissement de Paris. Pendant des heures, il a observé le ballet des cartons que l'on empile, saisit, ouvre, vide et replie. Pendant des jours, il a suivi et pratiqué ce mouvement qui part du plein pour aller vers le vide, du volume pour aller vers le plan, et des gestes que l'on imagine efficaces, des mains que l'on pressent expertes. Une valse d'arêtes et de plans de tailles différentes, une métamorphose permanente du carton, solide, éphémère, fragile.
Dans la salle du fond de l'exposition de Pollen, des Contextures (que l'on pourrait tenir dans les bras, comme les Maquettes abandonnées) et des Petites Chutes (construites à l'échelle de la main – ces « carnets de notes » dans lesquels on n'entre pas mais dont on sort volontiers, comme l'écrit si joliment l'artiste) ont été posées à des intervalles mesurés sur une grande table construite exprès, avec un plateau asymétrique situé à 90 cm du sol. Plus basse que la hauteur des yeux, elle encourage une vue en contre-plongée, nous permettant de « dominer » (le mot est de l'artiste) les sculptures ; mais haute d'une quinzaine de centimètres de plus qu'une table habituelle, elle nous assure aussi une vue plus rasante, peut-être en écho avec le rapport d'échelle que l'on avait enfant avec les objets posés sur les meubles des adultes. Ce léger décalage impacte sur la vision de l'espace ; sans être l'Alice rapetissée de Lewis Carroll, nous perdons malgré tout certains repères. Au mur, des photographies d'architectures dérobées lors du déplacement de l'artiste en Bosnie-Herzégovine (Kuća, 2018) ; tout se répond, les décalages, les couleurs, les jeux d'aplat, l'usage de matériaux parfois pauvres.
Dans l'autre salle, des Maquettes abandonnées de 2016-2017 et de 2020 (réalisées durant la résidence) – sont posées sur des socles situés à des hauteurs différentes, offrant de multiples axes de vision. « On tourne autour », on les habite, mentalement. Au centre de l'espace, l'artiste a placé une grande pièce intitulée justement Milieu, magistrale, construite dans une échelle de l'entre deux. « J'ai choisi l'échelle humaine, avec une hauteur de 1,70 m », dit Mengzhi Zheng qui la place en deçà de ce qu'il considère comme une grande échelle, celle où s'opère une réelle pratique du corps. Le mode de production diffère lui aussi : tout est parti d'une esquisse numérique, d'une « sculpture numérique » même, préexistante, à laquelle une collaboration avec l'ébéniste Jean-Claude Merle a donné vie. Partiellement ouverte, traversante, Milieu offre de larges pans aveugles ; et le découpage en plateaux non connectés rappelle combien ces Maquettes abandonnées se jouent de la notion d'habitabilité, si chère à André Bloc, pour être dans l'entre-deux de la sculpture et de l'architecture. Il n'est plus question d'épauler une pensée architecturale, mais d'en saisir l'essence plastique.