Niek van de Steeg
Dossier mis à jour — 06/11/2015

Vamos Bien

Vamos Bien
Par Pascal Beausse,
Catalogue de l'exposition Tableaux noirs en couleurs, Centre d'Arts Plastiques de Saint-Fons, 2007

Ce texte pourrait être un brûlot contre Monsieur François Pinault. L'homme d'affaires apparaît sur le carton d'invitation de l'exposition de Niek van de Steeg au Centre d'Arts Plastiques de Saint-Fons, en janvier 2007. Dessiné à la craie de couleur sur un tableau noir, son portrait est porté par une jeune femme dont on ne voit que les jambes et les mains. Hybridation étrange entre un corps en mouvement, anonyme, et l'image pseudo-officielle d'un magnat de la finance, sur le parking situé à l'arrière d'un centre d'art de l'agglomération lyonnaise, sur fond de zone industrielle. Comme un montage accouplant de façon monstrueuse la vitalité du travail et la puissance de l'économie. Ou plus simplement dit : avec l'arrivée de ce premier tableau sur le lieu de sa monstration, dès l'image de communication de l'exposition, l'artiste dit que son art est en mouvement et qu'il entend bien situer concrètement  son activité en fonction des coordonnées d'une histoire et géographie, d'une topographie économique, politique et sociale du lieu où il intervient.

Pourquoi écrire un texte contre M. Pinault ? Est-ce bien raisonnable ? Les raisons pour le faire seraient nombreuses. Présenté fin 2006 par le magazine ArtReview comme l'homme le plus puissant du monde de l'art, il a construit sa fortune à la manière d'un Tapie de droite (mais Bernard Tapie fut-il vraiment, un jour sincèrement, de gauche ?) qui aurait réussi, après avoir spéculé sur le sucre, en rachetant les entreprises d'un secteur bois en grande difficulté, et en tirant le plus de profit possible de ses investissements à coup d'un Franc symbolique. Les affaires sont les affaires.
Le problème avec l'argent quand on l'amasse, c'est qu'il faut lui trouver un usage. Rappelons qu'en France, la possession d'œuvres d'art n'est pas comprise dans le calcul de l'impôt sur la fortune, quand bien même ce chef-d'œuvre du capitalisme avancé qu'est le sacro-saint marché de l'art autorise parfois les plus belles et puissantes plus-values – magiques, irrationnelles, somptueuses ; et tant mieux pour ceux qui en profitent !? Alors, vive l'Art, et surtout son marché, qui permet tout à la fois d'économiser quelques millions et d'entrer dans la haute société avec une bonne image de mécène, « ami et protecteur des arts » comme l'on disait autrefois. Achetons une grande maison de vente aux enchères, annonçons la création d'une fondation pour l'art contemporain, et puis finalement sur un caprice, délocalisons ce projet, trop généreux pour l'ingrat peuple français et ses responsables politiques archaïques, ses fonctionnaires tatillons, ses réglementations résistant à l'impérieuse volonté du capitaine d'industrie ; partons sur les rives plus clémentes du Grand Canal. Ah, la fameuse tentation de Venise... Qu'il est bon d'y céder parfois, sur les conseils avisés d'un ancien grand commis de l'Etat !

C'est ici que s'opère la jonction improbable entre M. Pinault et M. van de Steeg, entre l'investisseur et l'artiste. Le projet qui fait connaître Niek van de Steeg dans la dernière décennie du vingtième siècle s'intitule TGAD, sigle pour une Très Grande Administration Démocratique. Dix années avant que Jean Nouvel prenne la défense de l'usine Renault, qui avait transformé l'île Seguin en vaisseau-amiral de l'industrie taylorisée à l'époque des grandes entreprises nationales, vaisseau aujourd'hui devenu épave en attente de sa requalification culturelle, Niek van de Steeg propose de raser ces mêmes bâtiments. Deux conceptions s'opposent alors, entre la volonté (justifiée sans doute, mais nostalgique aussi) de conservation, énoncée par l'architecte éclairé, et l'audace subversive de l'artiste. Considérer que les murs de béton gris d'une usine désaffectée contiennent la mémoire de la classe ouvrière participerait en effet d'une pensée sous-jacente, propre aux élites, de la « disparition du travail ». Plutôt que de créer un lieu de mémoire, Niek van de Steeg, réendossant avec ironie la figure de l'artiste-architecte des avant-gardes, propose de construire, en lieu et place de l'usine, un bâtiment qui questionnerait les réalités politiques de la société actuelle, à l'heure de la construction européenne.
Venant après la fin des idéologies, après l'échec des utopies,la TGAD est un bâtiment consensuel vide de sens, une machine célibataire dont la fonction, énigmatique, est d'être une méta-structure, une administration de l'administration. « L'image d'une structure qui tourne à vide. » Avec cette utopie critique, Niek van de Steeg propose une métaphore de la société. La fiction est employée pour interroger le réel. L'absurde vient côtoyer le vraisemblable.

Après Le Pavillon à Vent, présenté lors de l'exposition « Il faut construire l'Hacienda » du tandem Bourriaud & Troncy, au CCC de Tours en 1992, la TGAD apparaît sous la forme de maquettes et de fragments d'architecture, notamment à la Biennale de Venise en 1993, section Aperto. Elle se construit par niveaux successifs et engendre le fonctionnement d'une bureaucratie et de services. Chaque lettre du mot DEMOCRATIQUE donne son initiale à l'appellation des différents étages de ce bâtiment étrange en forme de grande roue ou de broyeuse de chocolat. Entre le monument moderniste et la fête foraine, la TGAD se présente comme « une énorme horloge comportant 12 étages suspendus entre deux roues monumentales qui tournent lentement dans le sens des aiguilles d'une montre. Chaque étage est agencé selon des concepts bien définis : libéral, anarchiste, hiérarchique, mystique... ». L'artiste prévoit jusqu'au moindre détail du fonctionnement de cette machine-architecture extravagante.

« Dans le souci de pousser vers un réalisme accru », selon les mots pince-sans-rire du maître d'œuvre, chaque exposition donne lieu à la création d'un nouvel étage avec la construction d'éléments de bâtiment à l'échelle 1, qui sont autant de prototypes. L'esthétique est celle du bricolage low-tech, tactique plastique assemblant matériaux ordinaires (carton d'emballage, papier, ficelle, tubes de PVC, etc.) et meubles de récupération. En confrontant le projet à la réalité lors de ses expositions, la direction de la TGAD en relève les défauts et procède à de constantes améliorations. Ainsi, la « structure de correction de l'étage Q (Qualité, Quantité) » conçoit un pare-soleil pour protéger les bureaux d'un trop grand ensoleillement... La fiction est proliférante et se nourrit d'elle-même.

La fin des travaux est déclarée en 1999 lors d'une exposition à la galerie Art: Concept, avec la réalisation de l'étage D (Défense et secret), où l'on peut voir le bureau d'un agent secret - cabane de bric et de broc, interdite au public, permettant au mystérieux concepteur de produire en autarcie (sic !), assis sur la lunette dorée et rembourrée des WC (sic ! bis).
Niek van de Steeg se consacre ensuite à la mise en fonctionnement de la TGAD sur son site Internet, où il invite les travailleurs virtuels de bonne volonté à collaborer. Avec son implantation sur le Web, la TGAD trouve le non-lieu idéal pour développer ses fragments utopiques. Celui qui se nomme alors le « Don Quichotte de la Très Grande Administration Démocratique - avec ses Sanchos Panchos en assistance électronique », initie de façon pionnière dans l'espace virtuel du Net une œuvre collective, impliquant un réseau d'intervenants qui choisissent leur niveau d'implication dans le projet, en prémices de phénomènes ultérieurs de production intellectuelle collaborative et désintéressée, des Wikiwikis aux universités populaires ou autres débats participatifs. Une translation s'est opérée, de projection idéale en virtualité concrétisée pour aboutir à un chantier dématérialisé, de l'actualisation foutraque de l'île Utopia de Thomas More en projet de TGAD sur l'Île Seguin jusqu'au site  http://www.tgad.com, bien réel celui-ci.

Détachée de la Très Grande Administration Démocratique, La Structure de Correction développe son activité de façon autonome, en poussant le dialogue avec les citoyens-spectateurs, lors de débats organisés par Niek van de Steeg autour d'une grande table à la tubulure de PVC, surplombée par un rouleau de papier faisant nappe et feuille de prise de notes collectives. L'art s'affirme comme lieu de diffusion et échange de savoirs. Cette dimension pédagogique de l'artiste, se chargeant de permettre une explicitation de la culture contemporaine, s'affirme avec le projet bien nommé La Classe, en 2002, qui fait de la transmission son programme, avec une succession de conférenciers intervenant sur des questions aussi diverses que la chimie, les biotechnologies, l'économie de l'art... La table qui rassemble le public autour de ces sujets fait office d'enregistreur, constituant sa propre mémoire.

Les Paradoxes apparaissent alors, structures monolithiques « un peu innocentes », qui documentent des projets réalisés, ou pas. Niek van de Steeg fait le pari de mettre à profit les contextes de la commande pour implanter dans l'espace public des hybrides de sculpture, design et architecture, aussi divers qu'un pigeonnier pour la place centrale de Jinan, une grande ville chinoise, ou un bar pour la Nuit Blanche parisienne.
Au creux de leur forme courbée, ces Paradoxes - dispositifs qui doivent autant à la sculpture minimaliste qu'aux PLV de stands de foire ou de congrès - présentent dessins, schémas et textes. Leur face extérieure est peinte d'une couleur monochrome, toujours différente, plutôt séduisante. Leur face intérieure relate les solutions trouvées par l'artiste pour répondre à la demande qui lui est faite d'imaginer des lieux festifs et ponctuels, des monuments de commémoration, des « sculptures publiques ».
« Comment travailler avec la complexité ? », se demandait déjà Niek van de Steeg avec la TGAD. En produisant des formes paradoxales. Des formes découlant d'une mise en œuvre pragmatique et cherchant à questionner les raisons mêmes de leur commande. Face à l'incitation qui lui est faite de participer au spectacle, à l'événementiel, l'artiste choisit de se frotter aux exigences d'une réalité où l'art court le risque d'apparaître comme valeur ajoutée. Alors, très naturellement, s'il s'agit de concevoir une structure pour la fête lyonnaise des Lumières, ce sera un diffuseur de documents audiovisuels sur la vie ouvrière et l'histoire des Canuts, ces « luddites » français qui cassèrent leurs machines sur ces mêmes pentes de la Croix-Rousse dans la première moitié du XIXe siècle. Il y a une affinité fondamentale de l'artiste avec ces révoltes ouvrières. Dans le cadre festif d'une ancienne fête religieuse appartenant au folklore local, passablement laïcisée à l'heure de la communication d'une métropole se voulant internationale, Niek van de Steeg fait resurgir in situ une histoire de l'insurrection, en écho à David Ricardo qui écrivait en 1821 : « I am convinced, that the substitution of machinery for human labour, is often very injurious to the interests of the class of labourers ». Que reste-t-il de cette prise de conscience ?

À l'ère de la culture glocale, Niek van de Steeg réinvente la notion de Site-Specific Art, en prenant en compte les multiples coordonnées topographiques du lieu où il intervient. À Saint-Fons, toute l'exposition part de l'implantation du centre d'art, et de la qualification architecturale et urbanistique du bâtiment qui l'abrite, nommé « immeuble-écran ». À quoi peut bien faire écran un immeuble ? En l'occurrence, dans cette banlieue de Lyon bien connue pour son « couloir de la chimie », si odorant, l'immeuble s'interpose entre la ville et la zone industrielle. Dans l'usine Rhodia en face du centre d'art, on fabrique de la Vanilline : une molécule reproduisant l'arôme de vanille, odeur si sympathique des produits de consommation agro-alimentaire et hygiénique, parfum des années Bobo.
L'artiste se fait climatologue. Il inspecte l'atmosphère particulière du lieu où il expose. À Saint-Fons, le parfum de vanille artificielle embaume les rues et les vies tout au long de l'année – jusqu'à l'écœurement. Il reprend à sa façon le logo de la Vanilline Extra-Pure, en noyant le motif dans un magma glacé, matière picturale évoquant les crèmes à la vanille régressive. Ces tableaux donnent un Logo/No Logo à l'exposition, qui offre à la consultation dans un espace « bavardage » ou libre affichage toute une série de documents sur tableaux aimantés. L'artiste ne se comporte pas ici en producteur de documentation, mais en agrégateur d'informations. À l'heure de la réalisation partielle d'un utopique savoir universel disponible gratuitement, les feuilles imprimées proviennent toutes d'Internet. Elles sont insérées entre les faux logos-vrais blasons modernes et d'autres tableaux qui reproduisent les différentes échelles d'images de cette industrie, de la molécule à l'usine. En traçant des liens entre vanilline et Zyklon B, elles reconstituent une histoire oubliée de l'industrie locale.

L'exposition est ainsi conçue de manière rhizomatique, où de multiples faisceaux mettent en correspondance ses différentes images. Ce bel oxymore de « tableaux noirs en couleurs » vient dire comment l'artiste joue avec ironie et sérieux tout à la fois le rôle d'un pédagogue et d'un écolier, invitant le spectateur à tisser des liens cognitifs entre les plateaux offerts au regard et à la réflexion. C'est ici que nous vivons, dit-il. Au cœur de cette intrication entre activité économique locale et intérêts politiques globaux. Dans ce paysage où des stratégies capitalistes brutales transforment tout en poudre blanche, de la vanilline au pavot. Au-delà d'un écho avec l'esthétique des vignettes d'une encyclopédie illustrée, les Tableaux noirs en couleurs (dont certains sont monochromes, comme en attente d'une représentation) veulent retrouver le souffle généreux du projet moderniste. Il s'agit de faire image de toutes les connaissances pour tenter de comprendre la réalité du monde actuel, forcément « complexe ». La facture académique des tableaux affirme que l'activité artistique est toujours à réinventer : l'artiste peint comme un bon élève, en chargeant ses images d'une nécessaire durée.

Deux mondes s'entrechoquent à distance et composent l'environnement mental conflictuel de l'exposition : le monde ouvrier et celui des puissants, patrons et politiques. La bande-son est donnée par une vidéo montrée dans l'espace de documentation du centre d'art, sorte de clip révolutionnaire pour la chanson Rhodiaceta de Colette Magny, mise en image en 1967 par le groupe Medvedkine de Besançon à l'occasion de grèves qui annonçaient mai 68. Le son se diffuse dans les espaces d'exposition et s'oppose à une salle sombre au centre de laquelle trône une table trou noir comme un vortex autour duquel apparaissent les portraits des dirigeants des quatre plus grandes puissances mondiales, comme des comploteurs. Tout au fond de l'exposition, dans l'artothèque, parmi des œuvres destinées à une diffusion démocratique de l'art, figurent face à face deux hommes d'affaires français impliqués dans l'économie artistique, Maurice Lévy et François Pinault. Dans la pénombre, la reproduction de leurs portraits officiels à la craie leur donne un air lugubre. Vanité ultime, ou infamie salutaire, la craie programme irrémédiablement leur image à se ternir.

Alors, ce texte comme cette exposition ne sont pas « contre » Pinault, mais « avec » lui. Avec sa présence. Avec la réalité d'une prophétie warholienne mal comprise par les businessmen, pour qui le luxe est devenu un art - et inversement. Les Tableaux noirs en couleurs ne sont ni une déploration ni une résignation. Mais bien plutôt une affirmation de l'intrinsèque liberté de l'activité artistique, entendue comme lieu de production intellectuelle et pas seulement formelle. Affirmation de la nécessité de se frotter aux régimes de représentation et d'autorité contemporains. Affirmation de la possibilité pour l'artiste de se comporter autrement qu'en servile illustrateur des pouvoirs du temps présent. L'enjeu n'est rien moins que celui d'une réappropriation par l'art de son rôle de contre-pouvoir symbolique dans la société.





© Adagp, Paris