Perrine Lacroix
Dossier mis à jour — 25/09/2023

Regards aveugles

Regards aveugles
Texte de Jean-Pierre Cousin
L'architecture d'aujourd'hui, numéro 351, 2004

À propos de l'intervention de Perrine Lacroix, quartier Moncey, Lyon 2003, Fête des lumières

L’installation se divise en sept séries de panneaux électoraux alignés au centre de la rue Moncey. Chaque série montre différents regards d’une même personne ainsi que certaines de ses paroles inscrites sur des aplats de couleurs. Une dominante colorée est donnée à chacun. Des tubes fluos sont installés au-dessus des panneaux. Ils s’allument par intermittence créant ainsi un rythme de lectures des témoignages.

Plasticienne, Perrine Lacroix s’est intéressée à la perception de la lumière par les malvoyants. Elle a recueilli leurs témoignages, et ils ont accepté qu’elle photographie leurs regards :
"Chaque aveugle ou malvoyant a une perception très personnelle de la lumière. Certains la vivent comme une fuite du noir qui les habite, d’autres perçoivent la différence entre la lumière électrique et celle du soleil même si elles ne les aident pas à distinguer les formes, d’autres la vivent dans le souvenir… Beaucoup en ont une approche philosophique."

C’est cette multitude de regards aveugles que présente Perrine Lacroix :
"Pour les voyants, le regard ne se révèle que par la lumière. Sans clarté, il reste immergé dans le noir. Sans la lumière, le regard sommeille. Aussi, nous existons à travers le regard des autres. C’est le regard des autres qui fait lumière sur ce que nous sommes. Des yeux qui nous regardent nous renvoient à nous-mêmes. Ils sont notre miroir. Cette multitude de regards façonnent notre propre image. En revanche le regard des aveugles est opaque, imperméable. C’est comme être face à un miroir sans reflet. Et pourtant, derrière ces globes mobiles s’activent les sensations. Intérieurement, le non-voyant dessine notre visage selon notre voix, nos déplacements et notre aura. Il perçoit ce que nous dégageons intimement. En même temps, il visualise ce que nous lui racontons. Nous lui parlons donc avec un autre visage que celui que nous portons et nos paroles ont une autre portée.

Les regards aveugles nous envoient une autre image de nous-même, invisible. Regarder ces regards qui ne nous voient pas et ne se voient pas renvoie le voyant à ce qu’il serait sans lumière, sans regard. Ici la parole est le révélateur d’une lumière intérieure, enfermée dans un corps, comme la chambre noire de l’appareil photographique qui restitue après les fragments visibles d’une réalité."

Au cours du colloque Écologie et Développement durable (le 6 décembre 2003 à Lyon), des malvoyants ont pu s’exprimer sur les carences et la cohérence de l’éclairage dans l‘espace public :

  • difficultés quand ils passent d’un trottoir très éclairé (par les vitrines) à un trottoir très obscur (ils se sentent alors attirés par l’éclairage de la route), éblouissement provoqué par les lumières au sol ou un éclairage de façade, donc insécurité de certains éclairages ;

  • absence de signalement lumineux des travaux ou des obstacles sur la voie publique ;

  • peinture grise des barres qui ponctuent les trottoirs, etc.

Cette thématique illustre le sujet de l’installation de Perrine Lacroix : la plupart des aveugles ne sont pas dans le noir, mais dans la lumière, sur un plan pratique et aussi bien que symbolique. On ne peut qu’insister sur ce sujet, souvent ressenti comme paniquant par les voyants.

© Adagp, Paris