Le blanc est explicite
Le blanc est explicite
Texte de Paul Ardenne (extrait)
Semaine, numéro 68, 2005, Analogues
Installation artistique en milieu urbain, Campagne adopte une formule de longue date familière : le recours à l’affiche et aux panneaux d’affichage. (…) Une affiche, tout le monde la voit, directement ou de manière subliminale. Sur plusieurs panneaux Decaux de l’agglomération lyonnaise, Perrine Lacroix « affiche » pour sa part de sobres images blanches ou tirant vers le blanc, de type monochrome, sans contenu lisible. Renseignement pris, il s’agit d’agrandissements de clichés d’autres panneaux d’affichage que l’artiste a photographiés voici deux ans à Cluj-Napoca, en Roumanie, panneaux « blancs » sans contenu, comme drapés en attendant une hypothétique campagne publicitaire et politique. Des panneaux par centaines, ainsi que le montre le film vidéo road-movie que l'artiste réalise alors dans cette ville de l'Est européen - comme une absurde et massive exposition de monochromes blancs à la parade dans le décor gris béton de Cluj.
Campagne : le titre de l'œuvre, plus que le monde rural, évoque la « campagne » militaire. À juste titre : l'artiste, en un territoire donné, part « en campagne », puis en rapporte quelque chose. Le butin, cette fois, est de nature photographique. Campagne, a minima, peut être perçue comme un reportage documentaire : ce que Perrine Lacroix a vu là-bas, elle le donne à voir ici même, entre Rhône et Saône – translation, déplacement d'« images » d’est en ouest, de Cluj-Napoca à Lyon.
Campagne, ceci posé, est beaucoup plus. Première donnée à prendre en considération : la donnée plastique – la première en vérité qui saute aux yeux. Pour le passant occidental au contact de Campagne, la référence au monochrome est implicite, mais alors problématisée. Dans l’histoire de la peinture, le monochrome représente une sorte d’apogée idéaliste, une forme pure, « suprême », pour parler après Malévitch. Or aucun des « monochromes » roumains photographiés par l’artiste et exposé agrandi à Lyon n’est parfait : plis des affiches, salissures couvrant celles-ci, transparences… Autre effet plastique, troublant là encore, né celui-ci de l’effet de trouée que matérialise dans le paysage urbain chaque panneau de Campagne : tout se passe pour l’œil comme si s’était inversé le schéma canonique de la « fenêtre » d’Alberti (le tableau du peintre perçu comme une fenêtre ouverte sur le monde). C’est à présent le monde situé autour de l’œuvre qui en devient le cadre. Esthétique du « centre vide », comme le dit Perrine Lacroix, où manquerait subitement le punctum, le point focal.
Deuxième donnée : la dimension critique. Par vocation, une affiche est censée fournir une information, elle « offre » quelque chose à voir, à vendre, à consommer. Afficher du blanc ou une surface qui tire vers le blanc, c’est ostensiblement se contenir au mutisme, à la renonciation à l’expression, à un infra-langage. Les affiches de Campagne ne font pas « signe », dirait un sémiologue. Plus exactement dit, elles font « signe » mais négativement, à toute fin paradoxale de faire valoir retrait et privation. Leur signalétique propre est de signifier, soit le choix de la discrétion et du retranchement (je ne tiens pas à m'exprimer), soit le retrait pur et simple (il n'y a de toute façon rien à dire).
Le plus étonnant, sans doute – et le plus fort, aussi bien –, réside dans le caractère explicite de ce mutisme affiché. Il n’y a rien à voir mais, pour autant, on a compris. Quoi ? Que ne pas s’exprimer, c’est aussi s’exprimer. Que refuser l’effet, c’est aussi le produire. C’est par l’affiche, dans nos sociétés libérales, que le capital s’affiche et se fait tentateur. (…) Dans cette partie cosmétique où l’unique objet du message est la conquête de celui qui a des yeux pour regarder, le refus d’affichage « affiché » prend valeur de renonciation à la séduction. Là résidera la dimension critique de Campagne, justement : ne pas s’abaisser, artiste recourant à l’espace public, à sur-saturer celui-ci d’un signe séducteur au fond comparable à n’importe quel autre affichage, se parerait-il de la qualité de signe « artistique ».
Stratégie de dépollution, donc. Il y a pour autant aux affiches de Perrine Lacroix une troisième donnée propre, qu'on reliera à la question du temps. Le blanc, ici, c'est l'attente. Un message va venir, la "campagne" publicitaire va commencer. Ou alors c'est la censure : on recouvre l'espace d'affichage public de blanc pour cacher ce qu'il montrait jusqu'alors. Ou bien c'est la mort, tout au bien : on renonce à afficher publiquement quelque signe que ce soit. Une mort, en l'occurrence, qui serait comme le premier moment d'un avenir radieux - rêvons un peu - où nos paysages urbains cesseraient d'être vampirisés par l'affichage urbain, devenu la gangrène que l'on sait (les entrées de ville et leurs rangs serrés de panneaux en bord de chaussée). Si l'on ajoute à ces données abstraites la donne propre à Cluj-Napoca, le lieu même à partir duquel Perrine Lacroix "exporte" ses vues d'affiches blanches, nul doute que cette donnée temps n'acquière une dimension élargie, et ne tire vers l'allusion politique sous-jacente. À la Roumanie communiste, voici quinze ans, succède la Roumanie libérale. Cette transition, on le sait, a engendré autant de misère que de renouveau économique. Les affiches blanches de Cluj disent très bien cet échec, en suggérant laconiquement que l'heure est à l'entre-deux, à l'incertitude. Une fois projetée à Lyon, cette rhétorique de la « suspension » du temps ne saurait avoir la même signification. Où Campagne, pour finir, dit la relativité de toute perception, et qu'il existe des mondes, le réel serait-il proclamé « global » et « mondialisé ».