Textes
TRAGIQUE
Par Thierry Raspail, 2013
Catalogue de l'exposition Blow Up, Musée d'art contemporain de Lyon, Liénart Éditions
TRAGIQUE
Par Thierry Raspail, 2013
Catalogue de l'exposition Blow Up, Musée d'art contemporain de Lyon, Liénart Éditions
JANUS
Par Anne Bertrand, 2013
Catalogue de l'exposition Blow Up, Musée d'art contemporain de Lyon, Liénart Éditions
JANUS
Par Anne Bertrand, 2013
Catalogue de l'exposition Blow Up, Musée d'art contemporain de Lyon, Liénart Éditions
PAR-DELÀ, EN DEÇÀ, LA SURFACE
Par Hervé Percebois, 2013
Catalogue de l'exposition Blow Up, Musée d'art contemporain de Lyon, Liénart Éditions
PAR-DELÀ, EN DEÇÀ, LA SURFACE
Par Hervé Percebois, 2013
Catalogue de l'exposition Blow Up, Musée d'art contemporain de Lyon, Liénart Éditions
Virage iconique
Dans le domaine des sciences de l'image et des sciences sociales, s'est fait jour l'idée d'un Iconic Turn, un virage fondamental de nos cultures, occidentales surtout, qui les ferait basculer dans l'hégémonie de l'image au détriment du langage. Ainsi, nombre sont aujourd'hui ceux qui constatent la prépondérance des images dans nos sociétés modernes. Omniprésentes et profuses, les images auraient détrôné le texte dans la hiérarchie des modes de communication. Elles sont désormais produites mécaniquement, technologiquement et diffusées industriellement : photographie argentique puis numérique, cinéma, télévision, vidéo, infographie, sans oublier l'imagerie scientifique, de la représentation graphique des données à la simulation numérique, et l'imagerie médicale, de l'échographie à l'imagerie par résonance magnétique. L'intervention de la machine les démultiplie, les rend faciles, leur donne l'apparence du papier glacé et de la limpidité. Elles finissent par paraître naturelles et bénéficient du postulat de la véracité qui s'attache aux choses visuelles. Le regard est devenu le sens hégémonique, le rapport privilégié aux choses qu'adoptent les urbains. Signalétique, design des corps et publicité, mode et médiatisation spectaculaire l'emportent.
Ailleurs
Si les œuvres de Philippe Droguet sont bien des images, l'artiste est ailleurs, car il n'utilise pas les moyens qu'offre la technologie. Il choisit d'en rester au bricolage traditionnel de l'artiste, celui qui, encore dans un atelier et non dans les pérégrinations planétaires hyper connectées, travaille le matériau. Non qu'il omette de déléguer les tâches répétitives à d'autres, ou qu'il ne sache pas que parfois la forme n'a pas besoin d'être produite, mais précisément, il lui est essentiel d'éprouver la consistance du matériau pour en extraire la forme authentique. Il introduit avec une économie précaire un doute dans le régime dominant des images. Cette incertitude transparaît dans chaque œuvre, voire dans chaque dispositif de mise en scène. Il s'agit d'un doute responsable de l'artiste sur sa propre activité, sur son résultat, les formes qu'il donne aux choses qui émergent de son imagination. Artisanalement, il fabrique des images qui suscitent la perplexité. En maintenant le regardeur sur le fil entre perception et signification, entre apparence et sens, l'artiste le place dans une tension réversible entre la séduction et l'inquiétude, entre le plaisir visuel et la répulsion tactile, entre la certitude d'un donné à voir solide et l'interrogation d'un réel fragile ou dangereux. Car les images de Philippe Droguet sont d'abord des objets qui mettent en doute leur propre statut d'images.
Modalités
Ses œuvres, de prime abord attirantes, organiques et pour certaines charnelles, se révèlent étranges, voire menaçantes. Les formes qu'il crée relèvent de la peinture et de la sculpture dont il ne garde que deux paramètres qui leur sont communs : la surface et l'image.
Plan de la toile pour la peinture, enveloppe ou texture pour la sculpture, la surface participe de leur continuité. Le poids, l'équilibre, le volume, la texture et la lumière pour la seconde, la surface et le recouvrement pour la première. Philippe Droguet ne choisit pas entre les deux registres, il travaille ces paramètres avec sa subjectivité propre, nouant autour de la notion centrale de "tégument" l'écheveau de ses présupposés, de ses partis pris et des conséquences formelles qui en découlent.
Cette membrane singulière, organe enveloppant muni de poils, de plumes, d'épines ou d'écailles, présente la propriété d'être la seule partie visible du corps qu'elle protège et dont elle circonscrit le volume. Elle est ainsi ce qui lui donne son apparence à plus d'un titre. C'est la peau, la surface, ce qui couvre et dissimule, ce qui attire et leurre, ce qui s'affiche et simultanément soustrait au regard. Cela ne pouvait qu'intéresser l'artiste qui au premier chef est concerné par l'image, par sa production comme par sa perception.
La sculpture cependant domine dans les formes produites, peut-être parce que cet art mène l'artiste plus sûrement à incarner sa présence dans le réel – la peinture présentant la caractéristique d'un retrait distant dans le domaine de l'imagerie et de la narration. C'est aussi que le matériau est un paramètre déterminant de son art. Droguet affirmera toujours qu'il le prend par nécessité, mais il le trouve aussi pour ce qu'il a à dire et ce qu'il suscite chez le regardeur. La baignoire ou les clous de tapissier sont certes récupérables dans les décharges de notre société, ou achetables à vil prix dans les supermarchés du bricolage, mais ils réfèrent aussi au bain, à la torture, voire à la crucifixion. Ils suscitent aussi des rappels d'images, d'expériences vécues de tous, quotidiennement par tous.
L'artiste choisit par exemple ses matériaux pour ce qu'ils opèrent dans l'œuvre, le projet qu'il formule pour elle. La liste en est longue, disparate et potentiellement infinie, mais elle fait toute la richesse des textures et l'étrangeté des formes : les vis, les semences de tapissier, les baignoires et autres meubles sanitaires, les nichoirs, les bombonnes de gaz, les chaussettes, les baguettes à brochettes, mais aussi les ossements d'animaux, la peinture d'autoroute ou la poudre pour cartouches de chasse. La paraffine fige un drap en plis, la semence de tapissier au lieu d'être plantée adhère à la surface et présente sa pointe acérée au spectateur, l'écorce de l'arbre, peau parmi les peaux, se voit elle-même protégée d'une couche de paraffine délicatement passée au pinceau... Pourvu que le matériau puisse exprimer quelques propriétés du tégument. Dans l'œuvre de l'artiste, il s'incarnait autrefois dans la vessie animale, de bœuf le plus souvent, parce qu'il s'agit d'un matériau organique. La vessie intéressait l'artiste pour sa ressemblance avec la peau, pour son statut de produit industriel et pour sa capacité à donner forme à la matière qui venait l'emplir. On en retrouve le souvenir dans Battes, pièce dans laquelle la plasticité du plâtre coulé dans des chaussettes donne par gravité sa forme spécifique à chaque objet.
Droguet joue du volume, de la surface et du matériau pour explorer incessamment la visibilité et la latence des choses. L'albâtre est paraffine. La poudre à munitions devient pigment. Le matériau n'est pas seulement ce dont on extrait la forme, mais une unité sémantique choisie, sa signification. Il en déplace les points d'achoppement, comme il le fait de la distinction entre statuaire et ornement. La première réfère au corps, le second au décor et en cela à la superficialité des formes. En réalité, Philippe Droguet est inquiet de la chair sous la peau, de ce qui précisément fait corps.
S'il ne fait pas de statues, nombre de ses œuvres occupent l'espace d'une même présence de corps dressés, sans être pour autant des figures. Selon les cas, l'enveloppe donne sa forme au volume, ou bien l'épouse par recouvrement. Dans Battes, des chaussettes reçoivent une coulée de matière qui en les emplissant engendrent des jambes absentes. Elles sont empilées ou disposées seules dans l'espace ; ce sont les corps qui finissent par manquer. Dans Cadeau, en revanche, les semences de tapissier couvrent d'une fourrure soyeuse le fond d'une baignoire. Le corps est alors ce qui habite l'enveloppe. Corps de l'objet mais aussi corps qui aurait pu se pelotonner dans l'objet.
L'ornement souligne la même ambiguïté, y participe. Les surfaces lisses et chatoyantes, les matières dures et pourtant moelleuses, les textures qui accrochent, réfléchissent ou absorbent la lumière, composent une séduction. Ce ne sont que bijoux, beaux objets, moirures de métal, de bois ou de peinture, drapés, plis, seins marmoréens, coussins à la texture diaphane. Les œuvres s'installent ainsi sur le fil entre perception et conscience, image et corps réel, celui du sujet et celui de l'objet.
Sources, liens et références
Les œuvres de Philippe Droguet ne renvoient à rien, car elles sont avant tout présence. Elles sont comme la licorne. Du jamais vu. Mais à la différence de l'animal fabuleux, elles sont là, leur propre référent iconique, vraies. Au-delà de cette présence cependant, au regard habitué les sources abondent. Car les œuvres sont pétries de mémoire visuelle, d'histoire de l'art et d'histoire tout court. Elles éveillent entre autres et, en désordre, les images des pratiques gestapistes, de la sculpture hellénistique, de l'urbanisme sériel des banlieues, de Niki de Saint Phalle ou Franck Stella, les représentations du virus du sida, Man Ray ou Louise Bourgeois, des camps de la mort... Jamais, cependant, ces liens n'apparaissent explicites, et pourtant ils sont, restent toujours évidents.
À regarder les Tombés, il vient par exemple à l'esprit certains aspects de la sculpture hellénistique, dans laquelle le drapé et le voile mouillé jouent le rôle de rendre visible ce qui ne l'est pas, mais plus encore, de dévoiler ce qui précisément doit être caché, interdit au regard. La paraffine fige le drap dans un moment qui ne laisse rien au temps. Ce qui donne vie dans la sculpture grecque prend ici la couleur du linceul. Le pli s'arrête. Que l'on songe aux représentations d'Aphrodite, des Néréides, de Niké, ou des Aurai, voire que l'on s'interroge sur le voile de la mariée. "Voilée ou dévoilée, la mariée avant tout exhibe son voile" 1. Les tissus plissés prennent chez Philippe Droguet l'apparence de tripailles jetées au sol ou dans une cuvette d'abattoir. La beauté classique et la boucherie s'y côtoient, s'y mêlent inextricablement. Il n'y a rien de sacré dans ses sculptures, le matériau l'affirme suffisamment, mais un désir de transcendance, certainement. Big Bang, forme hiératique d'une bouteille de gaz couverte d'écailles en munitions, exposée comme le serait la statue d'un dieu dans un temple, domine de ses feux et de sa masse le spectateur, juste ce qu'il faut pour ne pas l'écraser, mais assez pourtant pour que l'on comprenne le besoin d'absolu. Parce qu'il utilise quelquefois des objets industriellement fabriqués, la référence au ready-made, par trop fréquente dès que l'objet manufacturé est employé, est évidemment invoquée. Philippe Droguet choisit en réalité de faire un art rétinien, et s'il n'ignore pas les formes de ses prédécesseurs, rien ne renvoie dans ses œuvres à la réduction sémiotique duchampienne, sinon juste l'icone de sculpture possible. Plus latente peut-être, parce que précisément contredite par le chatoiement et l'organicité des formes, est la référence à l'art minimal et à certaines formes de l'art américain. On pense à Eva Hesse, ou à Bruce Nauman, à Richard Serra également ; en France, il y aurait Toni Grand. La mise en situation des œuvres de Droguet n'est pas sans faire appel, évidemment, à cette culture de l'espace. Ce qu'il appelle la mise en tension de ses sculptures dans le contexte de leur exposition crée aussi la distance nécessaire pour que le regardeur s'interroge. Philippe Droguet ne laisse rien au hasard : intervalle entre les œuvres, blanc du mur, lumière, composent autant que les objets eux-mêmes et contribuent à une poétique de la matière que les techniques employées affirment déjà. À la façon d'une rose, telle conque marine se hérisse de poils acérés. Placée à proximité de Ça, elle réagit à la texture nervurée d'une écorce couverte de sa peau paraffinée et douce. Vénus dialogue avec Méduse, Aurore donne le contrepoint à Rit. Cet écheveau de liens s'étend jusqu'aux titres. Il n'y a pas forcément à dire de Rit qui est le verlan de "tir", l'indication du procédé, ou de Vectan, qui n'est que la marque de la poudre à munition utilisée. Il n'en est pas de même d'Entretien, Cadeau, Big Bang ou Couvre-feu, voire de Marine, titres qui tous indiquent quelque chose de l'intention de l'artiste. Le procédé n'est pas à chaque fois le même. Ces titres peuvent relever d'un humour grinçant (Big Bang), orienter le regard pour une révélation (Marine), ou le perdre par un retardement (Entretien), décrire l'œuvre elle-même (Black Cuve), appeler le souvenir d'une autre (Cadeau).
Il y a ainsi, dans les œuvres de l'artiste, des allers et retours constants entre la surface et le sous-jacent, l'image et la profondeur. L'œuvre tourne autour de cette certitude qu'il y a, par-delà l'apparence, une autre réalité qui ne demande qu'à être dévoilée pour peu que l'on interroge l'au-delà de la surface.
La surface soumise au doute
La surface, Philippe Droguet ne cesse de l'approfondir, de la nuancer, de l'éprouver. Elle s'entend pour lui comme membrane qui implique l'échange et le passage, mais aussi comme épiderme, comme apparence et comme tactilité. Il prend à la sculpture ce qu'elle peut avoir d'haptique et à la peinture ce qu'elle peut avoir d'optique. La surface s'entend aussi comme plan de l'image, l'endroit où le phénomène visuel apparaît, cette localisation particulière entre matière et mental, entre physique et pensée. L'artiste pourrait faire siens les mots de Georges Didi–Huberman : "Il y a un savoir qui préexiste à toute approche, à toute réception des images. Mais il se passe quelque chose d'intéressant lorsque notre savoir préalable, pétri de catégories toutes faites, est mis en pièces pour un moment – qui commence avec l'instant où l'image apparaît" 2. C'est précisément ce que Philippe Droguet souhaite toucher, ce qui le préoccupe, le rôle réel de cette membrane (le tégument), à la fois immatérielle et matérielle, par laquelle transitent tous les échanges entre le réel et le symbolique, la matière et le sens. Il la travaille par tous les moyens, la fait réagir – Rit ou (1-2-3) – ou la saisit dans son incroyable versatilité (Pain, Cadeau). On sait que l'image est faite de codes et qu'un code est fait pour être manipulé. Il distancie du réel autant qu'il en rapproche. Philippe Droguet doute, cherche l'authenticité de ses images parce qu'il sait que les images mentent. Si elles nous mentent, c'est qu'elles sont faites pour cela. Comme tous les codes, elles servent à révéler, à reconstruire le réel, autant qu'elles le dissimulent, le subvertissent et le font échapper à l'intelligibilité. Face à cela, les œuvres de l'artiste sont des actes.
Actes d'images
Philippe Droguet a une conscience aiguisée de la responsabilité de celui qui fabrique des images. L'art pour lui ne peut être autre chose qu'un ensemble d'actes longtemps mûris avant d'être perpétrés. Rien n'est gratuit. Les images ont un pouvoir sur le corps et l'esprit. C'est pourquoi il faut soumettre au doute le tégument, l'image. Cette conviction forte concerne aussi bien ce que les sociétés font de l'apparence et de la chair des corps que chaque conscience intime d'habiter une enveloppe qui ne peut être quittée. Chaque œuvre s'inscrit dans une logique purement visuelle. Elle est "proférée" comme un acte d'image (comme il y a des actes de langage). Même si force nous est d'utiliser le verbe pour en approcher les mécanismes de l'image, la résonance de l'œuvre n'est pas dans le logos mais dans le monde.
Ainsi, Cadeau déjoue-t-il très rapidement la première impression. De prime abord, une baignoire au fond habillé de fourrure invite à se lover en son sein, qui, cependant, met à distance le spectateur dès lors qu'il s'approche, avec ses pointes d'acier hérissées, agressives et presque tranchantes. L'artiste espère, par le mouvement double d'attraction-répulsion qu'il provoque, susciter chez le spectateur un doute quant à l'apparence et à la réalité des choses. Telle boule hérissée d'épines, évoquant l'oursin (Fléaux), s'accumule en tas comme des armes de jet potentielles, tel coquillage somptueux aux résonances sexuelles s'avère inapprochable (Sirènes). Mais ce jeu des apparences ne concerne pas seulement un au-delà de la surface qui serait cruel. Il prend également la forme d'un épiderme à la surface duquel tout est texture et lumière. Pelage et épines, mais aussi surface diaphane de la paraffine dans les Tombés, Vénus ou Ça, chatoiement de Big Bang, patine sophistiquée bleue ou verte ou même irisée de Trophées et de Pain. Dans tous les cas, l'œuvre ne manque pas d'appeler du déjà vu, de susciter une réminiscence visuelle, de provoquer des associations d'idées, d'expériences, tandis qu'elle modifie aussi nos habitudes visuelles, offre des possibles nouveaux. Elle le fait sans passer par le mot, sans susciter une description verbale, sans appeler l'interprétation discursive. Inutile de mettre en discours les nichoirs de Couvre-feu, ou de préciser la nature réelle de Big Bang. Ce que vous voyez est bien ce que vous voyez ; mais ce que vous voyez se construit des expériences visuelles déjà vécues et qui forgent votre regard sur le monde. Philippe Droguet en introduit de nouvelles avec l'intention d'infléchir les consciences. Il ne peut en réalité y avoir d'autre logique que visuelle pour répondre à ses actes d'images. Ils sont eux-mêmes une contribution à des échanges purement visuels, iconiques ou non, puisant dans l'univers symbolique ou dans le monde réel. Ils s'inscrivent dans le continuum qui nous relie aux choses, au réel, un réel fait d'images autant que de choses.
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— 1.
Voir l'intéressant article de Françoise Frontisi-Ducroux, "Comme un rêve de pierre.", in Ouvrir Couvrir, Editions Verdier, 2004, pp. 9-40, p.27.
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— 2.
Georges Didi-Huberman, "La condition des images", in Marc Augé, Georges Didi-Huberman, Umberto Eco, L'expérience des images, INA éditions, Bry-sur-Marne, 2011, pp. 81-107, p.83.