Pierre-Olivier Arnaud
Dossier mis à jour — 22/09/2010

Textes

Entretien

Par Jérôme Dupeyrat, 2017

Jérôme Dupeyrat : Votre travail repose sur une pratique de collecte, par l'acte de (re)photographier des choses vues qui font souvent déjà signe ou image, et qui sont souvent déjà de l'ordre de la reproductibilité (d'une enseigne à un détail d'affiche en passant par une photographie ou une fleur artificielle). Ces images sont ensuite généralement « sous-exposées » et désublimées par leur traitement iconographique et matériel. Collecte, photographie, reproductibilité, signes, matérialité des images... Bien qu'il y ait une certaine évidence à ce que ce travail ait entre autres pour destination l'imprimé et l'édition, pourriez-vous revenir sur les circonstances initiales qui vont ont conduit à éditer vos images ?

Pierre-Olivier Arnaud : C'est une forme d'insatisfaction qui m'a conduit vers l'édition. Je ne pouvais plus considérer le tirage photographique comme « suffisant » dans l'exposition. Cet « objet » ne convenait pas et je souhaitais trouver une forme qui permette un va et vient plus clair entre l’origine de l’image et sa réception. Plus simplement, j'étais en résidence à Stuttgart et collectant des images dans cette ville je souhaitais les redistribuer à l'endroit même où je les prélevais, finalement les rendre à ces lieux et à la circulation des images publiques.

J.D : L'édition permet en effet la redistribution des images, y compris à l'endroit de leur prélèvement, mais alors ces images ne sont plus exactement les mêmes, dans la mesure où leur canal de circulation et leur mode de visibilité a changé. Par ailleurs, c'est aussi leur visualité et leur matérialité qui changent à travers les choix d'editing. Que souhaitiez vous renvoyer des images collectées ? Ou pour le dire autrement, qu'est-ce que l'édition fait à vos images ?

P-O.A : Oui, à ce moment-là les images étaient recadrées, désaturées, je n'en gardais que des moments « faibles », des surfaces de gris pour l'essentiel, et des espaces dans lesquels il devenait difficile de se projeter. C'est cela que je souhaitais redistribuer. Et dans ce cas, il est à la fois question de ce que les images renvoient et de ce que l'édition fait à l'image, d'une aura non pas perdue mais à recharger, s'il y en a encore une. Ce qui est à disposition est cette possibilité, et précisément, l'édition ne dispose pas les images à l'endroit de « l'exception » mais du commun, du quotidien et d'une forme de banalité. Tous les formats que j'utilise sont des standards, des formats reconnus.

J.D : La première de vos éditions, réalisée lors de votre résidence à Stuttgart, a constitué le numéro zéro d'une publication par la suite intitulé :REVUE:, avec deux autres parutions, et dont le format et le principe d'assemblage évoquent un journal. D'une manière générale, la forme principale de vos éditions n'est pas le livre. Vous semblez privilégier l'affiche et le journal, dont les formats sont en effet facilement reconnaissables. Outre la question des standards et du commun, ce sont par ailleurs des formats qui engagent d'autres modes de lecture ou de consultation, de manipulation, que le livre à proprement parler (le codex). Quels types de lectures ou d'usages projetez vous de la part du récepteur en concevant ce type d'éditions ?

P-O.A : C'est justement la part que je laisse « ouverte » quand je réalise des « journaux ». Ce sont des posters assemblés et donc une ou des expositions possibles. Il n'y a à proprement parler pas de bonne ou de mauvaise lecture, tout comme de bons ou de mauvais usages de ces images, ce sont des surfaces de projection proposées. C'est la part que chacun peut encore s'approprier, en les punaisant, les collant au mur ensemble ou séparément, en en faisant des papiers d'emballage ou en les jetant comme nous le faisons pour la plupart des images gratuites qui nous environnent.

J.D. : Ce vaste champ de possibilités, de même que l'éventualité « d'une aura à recharger, s'il y en a encore une », laisse transparaitre une relation complexe aux images, entre une forme de doute quant à ce qu'elles peuvent transmettre et une invitation à les investir positivement. Cela n'est pas sans me rappeler la relation ambivalente de Walter Benjamin à la reproductibilité d'ailleurs. En grande partie, votre travail me semble porter sur cette incertitude.

P-O.A : Oui. Dans l'ensemble, je recherche ou je tente de réaliser des images désaffectées, qui portent effectivement une forme de doute mais qui demeurent tout de même encore des images, à mon sens, et qui doivent encore laisser de la place à chacun, à l’autre. L'incertitude est celle de la projection, mais cela en défaisant la fascination, même si nous savons que celle-ci est une opération complexe qui continue à être productive, et donc en désublimant les images. Cela s'installe dans ce moment ci, peut-être ce point d'équilibre entre sublimation et désublimation. Et j'essaie d'en retirer les affects et la mélancolie de la « ruine ».

J.D : Qu'est-ce qui vous semble à l'état de « ruine » : les représentations que ces images véhiculent ? les valeurs qu'on peut y attacher ? les techniques et les médiums qui permettent leur production ? la culture, au sens large, dans laquelle s'inscrit leur production et leur circulation ?

P-O.A : Le projet moderne dans son ensemble, dont la photographie a fait partie, au même titre que les images. Je pense que l'idée même de projection est à l'état de ruine, la promesse l'est. Nous savons que nous sommes dans un monde « après » et que nous ne travaillons qu'avec des formes assez usées et épuisées, épuisées par leur production, leur circulation, leur médiatisation même.

J.D : L'édition contribue à cette circulation. Mais dans vos publications, l'adresse et la signification des images se transforment comme on l'a dit. C'est là que se construit un geste critique. Peut-on voir de telles publications comme des alternatives à l'industrie culturelle et aux médias, par leurs moyens mêmes ?

P-O.A : En tout cas c'en est une tentative discrète, dans le sens où l'adresse est alors chacun-e. Je pourrais espérer que c'est d'abord cela qui est proposé.

J.D : Est-ce que vos publications sont nourries par un regard attentif envers l'édition et les médias, envers l'histoire de leurs formes et de leurs modes de production, ou est-ce les images qui induisent « d'elles-mêmes » la façon dont vous les éditez ?

P-O.A : C'est un va-et-vient. Je ne suis pas un spécialiste des médias, mais par contre réaliser des images aujourd'hui ne peut pas se faire sans penser leur mode de diffusion, et donc sans penser d'emblée à un mode spécifique, à la tension entre médium et média, à la façon dont les images s'inscrivent dans des formes spécifiques qui découlent de leur mode de production. Je réalise donc des corpus d'images qui sont pensés dès le départ avec leur diffusion. Certains sont conçus comme des ensembles qui sont des expositions, et d'autres comme des formes éditoriales, des journaux et des posters.

J.D : Certaines éditions, telle :REVUE:, sont des ensembles d'images livrées sans hiérarchie ni ordre définitif. D'autres, tels le journal édité par (U)L.S. ou Belvédère du rayon vert, ont une structure déterminée par un travail de montage ou par la constitution d'une séquence. Pouvez-vous préciser comment se forment les ensembles dans votre travail et comment vous les organisez ?

P-O.A : Pour :REVUE:, justement ce ne sont que des détails d'images faibles prélevés dans une géographie précise, et il s'agissait bien de faire en sorte qu'il n'y ait pas de structure lisible pour que les posters puissent être lus comme tels.
Pour (U)L.S., le travail répondait à la commande d'un éditeur, avec une intervention dans un format donné, et là j'ai travaillé précisément à cet endroit, en considérant ce format, cette succession de pages qui faisait journal, et j'y ai donc proposé une succession d'images à la fois les unes après les autres et les unes sur les autres. En l'occurence, une collection de dégradés récoltés dans des images publicitaires, des pages de droite pour l'essentiel. Il sont joués comme un jeu de carte ou les images se superposent.
Belvédère du rayon vert apparait aussi dans un contexte spécifique, une exposition dans un lieu difficile, et pour laquelle je fais alors la proposition de cette séquence d'images en guise d'exposition, mais qu'il s'agit de déployer ailleurs que dans le lieu de la diffusion « première » du journal. L'exposition devenait alors latente, comme l'on attend l'apparition probable d'un rayon vert à l'horizon.
Les différents types de projets avec ces éditions étaient donc aussi liés au contexte de réalisation et de production.

J.D : Il semble que chacune de vos publications puisse être considérée comme une exposition, exposition « latente » comme vous le dites. Sachant qu'il y a par ailleurs dans votre pratique de l'exposition, au sens habituel du terme, un fort rapport à l'editing, ces aller-retour entre la pratique de l'exposition et celle de l'édition me semblent à souligner. Mais les éditions sont-elles des expositions du fait qu'il est possible d'en afficher les pages, ou le sont-elles en elles-mêmes, en tant que moyen de rendre le travail visible ? Et dans quelles circonstances, ou pour qu'elles raisons, faites-vous parfois le choix de déléguer la responsabilité de l'exposition au récepteur et lui livrant les images sous ces formes du journal et des posters ?

P-O.A : Les éditions sont en elles-même des expositions, et il est vrai que cela déplace la question vers une responsabilité de la mise en circulation de ces images. Non que je ne l'endosse pas, mais parce que je laisse possible la reconnaissance de ces images par d'autres. C'est donc une question d'autorité : ne pas imposer des images mais à nouveau les proposer comme des projections possibles.

J.D : J'aimerais que nous évoquions trois éditions qui me semblent un peu différentes du corpus dont nous parlons jusque là : * d'une part, Mirror Ball et la monographie publiée par l'Adera en 2009 d'autre part, qui tout en étant un catalogue et une monographie, me semblent outrepasser les seules fonctions de documentation ou du commentaire du travail.
Ici la forme du livre (le codex), son économie de production ainsi que les contextes de réalisation, ont encore induit une autre façon de se saisir des images il me semble.

P-O.A : * est un livre d'artiste, un projet en tant que tel. Mirror Ball était une tentative de catalogue tout de même mais en réalisant une séquence dans la succession des images, et la monographie publiée à l'Adera est très clairement un catalogue représentant mon travail.
est l’ouvrage qui rassemble toutes les images représentant des étoiles que j’avais réalisées. Il se compose de deux volumes, l'un ou les images sont imprimées en positif et l'autre ou les mêmes images sont imprimées en négatif, un envers du premier. Et j'ajoute qu'a été réalisé quelques années plus tard , en même quantité, 40 exemplaires, un ouvrage qui rassemble toutes les macules nécessaires à la réalisation de . Encore une fois l'idée même d'une matière complète. Mirror Ball reste un entre deux, une séquence d'images reproduite dans des pages, avec des vitesses de lecture différentes, des pages blanches et des doubles qui accélèrent et ralentissent la lecture d'un ensemble et contribuent à un regard fragmenté voire fragmentaire sur celui-ci. La monographie par contre présente les images telles que je les installe, les expositions, puis en présente des tirages isolés reconstituant les séquences dans les pages d'un catalogue. Cela visait à bien distinguer ce qui à mon sens fait oeuvre, l'exposition, et les reproductions d'oeuvres. Le « jeu » avec le graphiste étant que les fichiers qui ont permis la reproduction sont ceux qui ont donné lieu aux posters originaux dans les expositions...

J.D : Tout en ayant une économie et une matérialité très différentes des posters et des journaux, me semble offrir un cadre de compréhension général pour votre travail, en être une sorte de clé de lecture — tout en étant effectivement un projet à part entière — : des signes du spectaculaire, doublement désamorcés, et se donnant à voir à la fois de façon positive et négative, dans tous les sens du terme. Est-ce que les autres publications n'accomplissent pas un programme que a énoncé, mais qui prend toute sa cohérence dans les formats et l'économie qui sont ceux de vos journaux et posters gratuits ?

P-O.A : Ce n'est pas à proprement parler un programme, mais des modes et des modalités qui s'enrichissent les uns les autres, oui. Les images sont traversées par les mêmes problématiques mais sont « redistribuées » et presque rejouées pour et dans chaque projet.

J.D : Récemment, vous avez présenté à L'Adresse du Printemps de Septembre, à Toulouse, une exposition conçue à partir des images provenant de vos journaux, en les considérant comme un ensemble au sein duquel puiser la matière d'un accrochage d'images. Cela s'est fait à l'issue d'une discussion publique lors de laquelle nous avons parlé de votre travail, et plus spécifiquement de ces publications. C'est la première fois que les vous exposiez, au sens strict. C'est-à-dire que vous investissiez la possibilité habituellement offerte à leurs récepteurs. Rétrospectivement, cela vous conduit-il à regarder ce corpus de publications différemment ?

P-O.A : Non, pas différemment, mais maintenant je peux les voir comme un corpus d'images à partir duquel je pourrais de nouveau travailler et peut-être concevoir encore de nouvelles éditions et images qui s'infiltreraient dans ce corpus existant, en tentant sans doute d'augmenter l'idée que cela se constitue comme un tout. Un certain nombre de jeux formels, comme pour (U)L.S., pourraient être développés avec d'autres images encore. Mais il s'agit de laisser à ces images et à ces éditions une existence propre et je ne suis pas sûr qu'en faire un grand ensemble tire de ce côté-ci.

J.D : Belvédère du rayon vert et Notre-Dame-de-Joie ont été éditées à l'occasion d'expositions dont elles constituaient le contenu, livrées aux spectateurs sous la forme d'un stock. Que deviennent ces éditions, en terme de circulation, lorsque l'exposition est achevée ?

P-O.A : L'exposition close, la distribution est terminée et donc le stock est retiré de toute nouvelle distribution, gelé ou détruit. C'est la condition même de ces projets.

J.D : De fait, les récepteurs des éditions sont alors le public des expositions, et la notion de public s'en trouve même clarifiée d'une certaine façon : un groupe de personnes qui ont une expérience en commun — quant bien même elle peut avoir lieu à des moments différents —, et même, dans le cas présent, qui possède quelque chose en commun. Ce commun se construit en même temps à travers cette forme de réception éminemment individuelle qu'est la lecture (au sens large de consultation d'une édition). L'édition offrirait-elle une troisième voie entre la réception publique de l'art et sa possession privative ?

P-O.A : Je pense que c'est entre les deux – montrer peut aussi être un acte de dépossession, j'en ai le sentiment en tout cas. Il y a encore du commun à produire. Ces éditions sont justement cette possibilité, cette proposition.

Un-Deux-Trois-Soleil

Par Lionnel Gras
In Entropie, Éditions Head-Genève, 2014

La partie amère de ces délices

Par Jill Gasparina
In Pierre-Olivier Arnaud, Éditions ADERA, 2009

Matière grise, portrait de Pierre-Olivier Arnaud

Par Mathilde Villeneuve
In ZéroQuatre n°1, automne/hiver 2007-2008

Under explosure

Par Marie de Brugerolle
In Rendez-vous 07, Co-édition ENSBA Lyon, IAC Villeurbanne / Rhône-Alpes, macLYON, 2007

Condensations

Par Marie de Brugerolle
In Mirror Ball, Institut français de Stuttgart et Art3 Valence, 2005

Entretien avec Pierre-Olivier Arnaud

Par Sylvie Vojik
Réalisé pour l'exposition à Néon, Lyon, 2003