La syncope de Chicago
La syncope de Chicago
Par Louis Seguin, 1996
La photographie n'est d'abord là que pour décevoir, pour tromper l'attente. Vous aviez reçu, surtout si vous n'y êtes jamais allé, quelques idées sur Chicago. Scarface, le premier "Hot Five", l'avant-garde de l'architecture et le lac Michigan valent sans doute le déplacement et l'on attend du voyageur qu'il ramène les portraits des héros, les illustrations des légendes et le spectacle des monuments. Et puis il ne nous montre rien. Pas de séance de diapos. Pas de gratte-ciel, pas de gangster et pas de nègre qui souffle dans un cornet à pistons. Rajak Ohanian va plus loin encore. Il aggrave son cas en refusant de lever les yeux au ciel.
Il regarde droit devant lui, ou bien vers le bas. Une place où passent des autobus et des voitures. Une esplanade où la lumière, en fin d'après-midi, allonge les ombres. Une rosace dans le sous-sol d'un centre commercial. Et puis, pendant qu'il y est, des jambes et des pieds. Pourquoi être allé si loin pour rapporter des images qu'il aurait pu tout aussi bien recueillir prés de chez lui, à Lyon ? Pourquoi montrer des gens qui, l'uniformisation des corps et des costumes aidant, ne diffèrent en rien des silhouettes que vous croisez tous les jours à Paris, Milan, Londres ou Berlin ? La photographie déçoit parce que, au contraire de cette vieille peinture "moderne" que l'on continue parfois de railler et de rejeter parce qu'elle ne ressemble à rien, elle ressemble à tout, donc à n'importe quoi et à n'importe qui. N'est-ce pas pousser un peu loin la notion de "dépense" que de la priver aussi de symbolique ?
Les récriminations se trompent de cible. Ou plutôt, elles font l'impasse sur les raisons de leur désaveu, sur la pratique même de la photographie, sur le fait que la mécanique du cliché met d'abord les "choses" à plat. Chicago est là, sous vos yeux, à vos pieds, démocratiquement. La ville où furent construits les plus hauts immeubles du monde a perdu, pour un temps, les privilèges écrasants de la verticalité. Rajak Ohanian marque le "point zéro" de cette révolution, le point du
départ, le carrefour où se croisent les hommes et les véhicules et il l'observe depuis les anciens grands magasins Schlesinger et Mayer où, au début du siècle, Louis Sullivan découvrit les vertus de ce quadrillage strict, presque sans ornements, qui allait quelques années plus tard, faire la fortune de Ludwig Mies van der Rohe.
Mais cette inversion et cet aplanissement ne sont que des moments. Les photographies se couchent mais elles ne sont pas faites pour être regardées à l'horizontale. Il faut les redresser, les tenir entre les mains, les accrocher au mur ou encore les inscrire dans la hauteur d'une page. Elles n'échappent pas au regard, à l'exposition ou au livre. Elles participent d'une dialectique qui en passe par le renversement, sur le négatif, le retournement, dans les tirages positifs, et puis, tout au bout, de la nécessaire Aufhebung hégélienne, que Jacques Derrida a fait entrer dans le champ de la philosophie française contemporaine en la traduisant par cette "relève" qui prend le mot dans le sens de son épaisseur.
La dialectique ne veut rien laisser au hasard. Elle rejoue inlassablement son coup de dés. Rajak Ohanian a fait le point sur la minutie d'une méthode et il développe, d'une planche à l'autre planche, le hasard et le contrôle de son discours. Il prend la photographie à la lettre de son appareillage. Il se choisit un cadre, n'en démord plus et impressionne la série complète des trente-six clichés d'une pellicule 24 x 36.
Second temps, il coupe le négatif en six, en superpose les bandes et agrandit le tout pour éditer les grands formats de 1 m 37 x 1 m 22 où les photos sont livrées en six fois six, au fil d'une sorte de perfection numérologique.
L'arithmétique s'y retrouve. Carré de six, produit de deux fois dix-huit, de trois fois douze ou de quatre fois neuf. On y reconnaît même les trente six millimètres qui mesurent un côté du format. Pas de subterfuge possible puisque la pellicule est reproduite en entier, avec ses numéros, sa marque et son type. Mais cet empire des chiffres n'est pas un rappel à l'ordre. D'abord parce que les clichés ne sont pas pris à intervalles réguliers : pas question de laisser intervenir le "concept" d'une quelconque "image mouvement" et de se faire du cinéma. Ensuite parce que le redressement met en évidence ce qui, sur le sol, structure l'espace et qui d'ordinaire reste confiné dans l'inaperçu. Rajak Ohanian, une fois encore, fait se lever les spectres. Il évoque les dalles, leurs lignes, leurs joints, leurs inscriptions, leurs dessins et, pour finir, pour apporter le paraphe des fantômes, les ombres qui s'y projettent.
Le tracé qui organise l'espace de chacune des photographies se répète et se démultiplie pour se défaire et se refaire à mesure, dans un vertige de dislocation et de remembrement. Sur la place du "point zéro", une croix de Saint-André permet de tisser un canevas complexe où les extrémités se chevauchent et se rejoignent par delà le noir des espaces et des perforations. Ailleurs une bande blanche coupe, dans le sens de la hauteur, chaque image en diagonale et, en se prolongeant exactement, trace des parallèles qui hachent la surface de la planche. Ou bien, à côté d'une rose des vents dont le Nord se termine en flèche, c'est une ligne sombre, interrompue régulièrement par les bords noirs des photographies qui retrouve trente-six fois l'exactitude de son prolongement.
Encore, partageant chaque cadrage verticalement au tiers de sa largeur, un trait, sombre encore, coupe l'assemblage en douze bandes verticales dont les gris s'enfoncent et émergent régulièrement dans les parties noires. Ailleurs, les traits blancs, dédoublés et placés en biais, redécoupent des quadrilatères gris et leur répétition régulière impose le rythme de leurs lignes brisées. Il n'y a qu'un seul exemple de dessin circulaire et, là encore, la rosace d'un carrelage se prolonge par l'évasion d'hyperboles qui se rencontre dans l'infini, au delà du noir. Comme si Rajak Ohanian trouvait, littéralement, un "dénouement" à la contradiction que découvre Piet Mondrian entre la "forme réelle" et la "forme apparente" : "La forme réelle est ce qui est fermé, en rond ou courbe, par opposition avec la forme apparente du rectangle où les lignes se coupent, se touchent en tangente mais ne cessent pas de continuer." 1
La rencontre de Rajak Ohanian avec Piet Mondrian est, bien entendu, de l'ordre de la coïncidence. Elle n'a rien de délibéré même si le mur devant lequel défilent par deux fois les passants offre d'étranges ressemblances avec les Compositions quadrangulaires que le Hollandais a édifiées obstinément dans les années 20 et 30. Il y a même, au moins dans cette série chicagoane, un croisement plutôt qu'une convergence, entre le peintre qui d'arbre en arbre et de clocher en clocher passe de la torsion à la géométrie plane et le photographe qui, un temps, semble abandonner (avant, le détour fait, d'y revenir) les paysages de l'ombre et de la luisance qu'il invente dans les Cévennes et en Bretagne pour l'évidence rectiligne des dalles, des murs et des palissades.
Si l'on élimine les explications trop raisonnables du choix et de la réminiscence, il faut reconnaître la rigueur des trajectoires. Il y a, chez l'un comme chez l'autre, un désir similaire non pas de simplifier mais de mettre à jour la part d'inconnu qui soudain se cristallise et entrecroise les résilles orthogonales de son arpentage. A côté des parois découpées avec soin en rectangles clairs en voici d'autres, sombres, sur lesquels la régulation n'apparaît que nuit contre nuit. Avec, tout au bout, la répétition de l'identique, rephotographié trente-six fois, d'un vitrage masqué par les stries serrées d'un store vénitien et derrière lequel s'inscrivent les traits blancs, lumineux, de tubes fluorescents, pour apporter, avec la succession de leurs trente-six déclenchements, les signes incontestables de l'évidence.
Mise à part cette dernière planche où s'imposent les traces radicales de l'absence, le Chicago de Rajak Ohanian est une ville de citadins. Tous les moyens sont bons pour rendre justice aux habitants. Pour faire le Portrait d'un village à Sainte-Colombe-en-Auxois, il commençait par faire poser les villageois. À Chicago la méthode est inverse. Il part des terrasses, des rues et des murs. Il installe le dispositif qui permettra d'y capturer la silhouette et le visage des promeneurs : plongées sur une place ou dans le puits d'un centre commercial ou bien, le long d'une paroi, aménagement d'une profondeur de champ précise. Il s'agit, à chaque coup, de prendre le marcheur au piège du décor.
Le photographe de cette chasse méthodique prend paradoxalement ses libertés par rapport à la procédure qu'il a mise en place. Il court les risques de l'incontrôlable. Il s'est interdit de modifier le cadre qu'il a choisi au départ de la séquence et les passants ne sont que rarement en bonne disposition et à la bonne hauteur. Ils sont parfois en amorce, trop bas ou trop haut, et il arrive même que le champ soit vide.
Mais Rajak Ohanian rattrape toujours le coup parce que le choix qu'il a fait implique que les blancs, les manques et les inachèvements soient traités comme des scansions : des silences, des appoggiatures ou, surtout, des syncopes 2. Elles font sens, s'intègrent dans la planche, se creusent une place et la décalent parce qu'elles participent à sa cohérence et à ses ruptures. Les passants font bien partie d'un peuple. Ils s'incorporent dans le terrain de leur ville. Leurs ombres, plus ou moins marquées, plus ou moins longues selon la lumière et l'heure, disent, répètent qu'ils appartiennent à ce sol, à cette ville. Ils s'y fondent et en surgissent. Chicago n'a plus rien à voir avec l'artifice de son élévation. Il ne gratte plus le ciel mais s'écrase, s'enfonce dans la profondeur. La ville est confrontée avec le latent, avec la menace qui hante son underground.