Portrait de l'esprit de la forêt (à propos de photographies de Rajak Ohanian)
Portrait de l'esprit de la forêt
Par Georges Goldfayn
Pour l'exposition de Rajak Ohanian à la Galerie l'Entr'acte, Lausanne, Suisse, 2001
Avant que se charpentent les religions et les sciences et qu'elles entravent l'imagination populaire, il est peu de groupes humains qui n'aient été portés à interpréter l'écart entre le ciel et la terre. Habituellement, cet intervalle est apparu comme une déchirure dans le tissu homogène d'un chaos originel et lu comme une donnée artificielle, une altération résultant d'une activité humaine plutôt que comme un élément fondamental de la nature.
Dans les régions forestières de la ceinture tropicale, nombre de sociétés vivent encore suivant les anciennes coutumes culturelles. Pour elles, les arbres sont les piliers qui soutiennent l'éther et vont jusqu'aux entrailles de la terre, mais ce sont des êtres nantis d'une vie analogue à celle des animaux et des hommes ; il arrive même que les hommes soient tenus pour une émanation des arbres. D'ailleurs les héros civilisateurs - ces êtres ancestraux grâce auxquels se transmettent jusqu'à aujourd'hui tous les savoirs du temps des origines - revêtent parfois l'apparence d'un arbre.
Une œuvre d'art peut-elle rivaliser avec la magnificence des arbres ? Les artistes qui n'ont pas cessé depuis des siècles de montrer leur splendeur, leur majesté, leur force - ou bien, tout au contraire, les ont figurés vieillis, ratatinés, rabougris - auraient probablement tous trouvé la question oiseuse, tant s'est toujours imposée l'évidence qu'ils ne se préoccupaient nullement de figurer une réplique de la nature. Les relations des artistes avec elle, telles que modelées dans l'entendement de leur époque, formeraient une encyclopédie qu'il ne s'agit pas de nourrir ici. On se bornera à noter que c'est justement en rompant avec la fascination de son temps pour le progrès et les techniques que l'exaltation de la sauvagerie par Gauguin, à la recherche du centre mystérieux de la pensée, provoquera des ébranlements au long cours. Désormais l'attitude primera l'œuvre et organisera la vision seconde qui derrière la rétine formule la volonté artistique.
Lors de sa visite du musée ethnographique du Trocadéro, le jeune Picasso prit contact avec une vie développée tout entière sous le signe de la magie. Cette vie use de la possibilité de transformer une substance matérielle pour lui donner une charge énergétique à même de provoquer des émanations propres à altérer notre conscience et même de nous influencer physiquement. Il pourra alors, si l'on en croit les paroles rapportées par Malraux, trouver là un soutien exorciste plutôt qu'un luxe de solutions formelles.
Familier de ce monde où les sculpteurs font apparaître un ancêtre par la puissance duquel seront concentrées les énergies nomades de la forêt, Ernst s'abandonna à son obsession des rainures dans le bois et constata l'intensification de ses facultés visionnaires ; dès lors, il persista à sonder les yeux qui s'ouvrent dans l'élan des troncs d'arbres et fit tout pour "rendre (son) âme monstrueuse".
Rajak est un homme ouvert au monde, dans une attitude de pur accueil nuancé de sympathie. Il est sorti de la bulle de l'entendement dont la plupart sont prisonniers, tant ils sont menottés par un désenchantement embouti sur une vie limitée gréée d'évidences raisonnables. Or, ce qui nous attache les uns aux autres, c'est de retrouver ailleurs nos interrogations vagues, imprécises, mais impérieuses, et non pas des certitudes. Il a hissé les yeux au-dessus de la cervelle, et l'écoute attentive de sa vue privilégie l'envol de son imaginaire. Il s'est installé dans l'attente, sans rien attendre. Une attente qui se substitue au projet ; ce qui le rend apte à capter, magnifier et communiquer le jaillissement de la surprise. Le réel est toujours ce qu'on n'attendait pas et qui apparaît dans cette surprise, qu'il crée au moment même où il nous en comble, parce qu'elle a toujours déjà été là.
Les esches du beaune ne méritent pas la considération de Rajak Ohanian, ni les afféteries de l'innocence, pas plus qu'il n'a recours aux coquetteries du pittoresque. Sans qu'interviennent le moins du monde chez lui illusions d'optique ni déguisements, rien n'est tout à fait ce que l'œil perçoit au premier abord. Ce monde sidérant est fait de double sens : singularités et bizarreries qui sapent l'assurance, équivoques et ambiguïtés qui fécondent la perplexité, éventualités qui inséminent la rêverie.
L'intensité de la vie sauvage est intacte dans la forêt. Les troncs des arbres sont les retraites où se tapissent toutes les forces dormantes qui assurent la continuité de monde légendaire quotidien. Mais l'appareil photographique conçu comme il l'a été donne des arbres l'image promue par Barbizon. D'où que, pour faire le portrait de l'esprit de la forêt, il fallait à Rajak Ohanian à la fois se garder de présenter des rectangles de nature, avec des fragments de ciel et des bouts de terre, et donner un sentiment convaincant de totalité et de plénitude.
Il ne s'agissait pas de nous délivrer quelque gratification esthétique dont nous jouirons très passivement, mais de dévoiler la circulation des énergies dans des substances vivantes et de dégager la nécessité qui s'y fait jour jusqu'à troubler notre imaginaire. Il fallait donc composer des images saturées de matière où même l'espace est nanti de matérialité.
Rajak Ohanian n'a pris pied dans la nature ouverte que pour étaler des précipités véridiques d'apparitions subreptices, de palpitations sensitives, de déchirements émotifs. Il nous met en état de perception plus approfondie - hallucinée, pour mieux dire - d'obsessions charnelles, de frémissements pelviens, de spasmes érotiques.
Les forces vives qui courent sous la peau végétale, grains, écailles et glandes les caparaçonnent ; des démons sont harnachés de bijoux en bosses, gonflements et enflures ; des génies ricanent dans toutes les béances, se contorsionnent dans toutes les évasures, grimacent derrière toutes les fentes.
Ce qui s'adresse ici à nous à travers nos sens, est-ce bien un message ? Quelles facultés convoque-t-il ? Un souci décoratif organise-t-il des impulsions ornementales orientées par une évaluation esthétique ? Je dirai que nous sommes en présence d'une écriture dont le sens gouverne la disposition et nous pousse à lire derrière les gouffres et en nous-mêmes.