Rajak Ohanian
Dossier mis à jour — 30/06/2021

Sainte-Colombe-en-Auxois

Sainte-Colombe-en-Auxois
Par Roger Planchon, 1982

Le monde entier n'a jamais été qu'un village, quelques collines, quelques vignes, quelques prés ; la race humaine n'a jamais dépassé quarante-quatre existants. Sur notre foutue planète, pour témoigner du passage des hommes sur la terre n'ont jamais surgi que les quarante-quatre que vous voyez. Voici quatre héros extraordinaires d'une épopée ordinaire mais c'est une chanson de geste.

Sur un autre satellite du soleil, à chaque seconde, des milliers d'hommes naissent en hurlant ou s'enfoncent dans la terre, terrifiés. Ici, tout semble paisible, apaisé, ici le nombre est simplifié comme dans les vieilles légendes : "Adam et Eve sont au paradis terrestre : c'est un jardin avec un arbre". Parfois ces solitaires se retrouvent sur la place pour bavarder, dans les champs pour travailler ou chez des voisins pour fêter des noces d'or avec le dernier curé qui vient tous les quinze jours dire une messe au village. Entre l'église et la mairie, entre la maison et le cimetière, chaque vie s'inscrit dans quelques hectares. Ils vivent là, entourés de quelques pierres, de quelques champs, de quelques rêves et de quelques outils familiers.
Regardez : il ne manque même pas l'air qu'ils respirent : l'objectif a tout saisi. Un peu gênés, un peu timides, ils se sont sagement plantés devant un appareil photographique amical. À l'aide des quarante-quatre portraits proposés, rêvez quarante-quatre biographies : à l'aide des photos exposées, rêvez des souffrances, des joies, rêvez des vies. Rêvez du temps dont nous sommes sortis, où la terre était une cuvette entre quatre collines, un petit enclos où nos vies étaient parquées, un humus, un terreau familier où dans un même élan tout semblait jaillir : les plantes, les bêtes, les hommes et les rêves.

Voici donc la chanson du geste de Sainte-Colombe-en-Auxois. Le photographe est un ami mais il n'a rien maquillé ni la fatigue accululée, ni l'usure des corps engagés dans les travaux, dans la bataille quotidienne pour survivre. Honte aux images publicitaires artistiques qui pervertissent notre regard et falsifient le réel. Honte aux discours qui, pour se vendre, sous prétexte d'expliquer le monde l'aseptisent. Honte aux monologues bouffons empruntés aux dernières trouvailles des sciences humaines ou sociales. Ici, ils perdent leur pertinence devant ces visages démunis, désarmés, devant ces visages livrés, devant ce vécu simple et terrible inscrit dans les corps, dans les chairs qui ridiculisent les arrogances. Sur les visages des héros du quotidien, les photos permettent de voir clairement qu'ils ont fait face, qu'ils font face. Pouvons-nous les regarder sans rougir ? On dit que les grands saints bouddhistes sont capables d'étendre leur compassion à la totalité des créatures souffrantes dans l'univers. Commen font-ils ? Qu'un profond amour du réel nous submerge.

Nous redoutons, je crois, les photographes que nous admirons. Lorsqu'ils réussissent leurs clichés, ils captent le vrai. Ils nous font peur. Ils nous obligent à regarder. Regardons ces images de la vie paisible où pourtant le terrible aussi s'inscrit dans les rides, au coin des yeux, le terrible ordinaire à notre portée, que chacun de nous doit affronter.
Un œil juste mais ébloui s'est posé devant ces vies humbles sourcées pourtant au plus profond. Celui-là savait-il que qui garde les vaches longtemps dans le même pré ou remue la terre d'un même champ au fil des saisons et des ans peu à peu perçoit la respiration fabuleuse et tragique du monde ? Peut-être même l'a-t-il captée. Des hommes, des femmes posent devant un mur de pierres, et ces photographies permettent de bien voir qu'un passage s'effectue. Visages et pierres sont un même tissu. Ce tissu vit. Une seule et même coulée, l'invisible ici affleure. Je ne sais si c'est inquiétant ou consolant. Au-dessus, des nuages déchirés par les vents. Et tout se passe comme si l'invisible portait à bout de bras ce réel si compact, si lourd et pourtant si peu consistant.

Quarante-trois de ces hommes et de ces femmes sont encore vivants aujourd'hui, pourtant, sur ces photographies, ils sont déjà très loin de nous. Ils s'enfoncent dans un temps ancien où les gestes étaient donnés par les outils simples, où les vies étaient liées aux saisons, aux nuages, au soleil, à la pluie. Saisi par l'objectif dans sa saveur familière et profonde, Sainte-Colombe-en-Auxois, petit village bourguignon happé par le temps, déjà s'enfonce dans le néant.

Mais ce photographe qui rassemble des visages, des corps, des éléments de vie très ordinaires, que cherche-t-il ? Entre ses images il a tissé des liens rêvés, vrais, invisibles, multiples : il a bâti une fable. Pourquoi cette histoire ? Pourquoi cherche-t-il à nous montrer le réel ? Pourquoi nous mermettre de l'entrevoir ? Pourquoi a-t-il rassemblé ces images ? Peut-être pour nous inviter à nous recueillir et à entendre dans le silence la plainte sombre qui monte de ce coin de terre comme de tous les coins de notre terre avec tous les morts et tous les vivants qui respirent en même temps, chœur frémissant accordé au cœur mystérieux prodigieux et tragique du monde.


Sainte-Colombe-en-Auxois
Par Robert Doisneau, 1984

Le Monsieur de la ville en promenade champêtre ne manque jamais de rappeler ses origines paysannes, le même en visite dans le milieu artisanal a également en réserve un arrière grand-père Compagnon du Tour de France et porteur d'un joint à l'oreille.

Rajak n'utilise aucun objet de cette panoplie roublarde pour se faire admettre, comme d'autres sont ventripotents ou congestifs, il est naturellement amical.
À quoi cela tient-il ? À un poids humain que l'on flaire instinctivement ou à cette façon qu'il a d'écouter attentivement les autres ou bien, et c'est ma dernière trouvaille, à un sens du rythme pour entrer dans la danse.

Avoir à ce point le don de l'approche est chose peu banale, je peux compter sur les doigts d'une main les privilégiés que j'ai vu réussir cet exercice.

Les images que nous montre Rajak ont cette rare qualité, elles rayonnent de confiance réciproque, situons-les aux antipodes de celles qui ont été inscrites par une caméra qui, à un moment donné, apparaissent pour les sujets apeurés comme l'équivalent du stick ou de la matraque.

Seule une bouffée d'amitié a pu rendre possible cette collection de portraits qui vont résister au temps. Pour arriver à cette authenticité paisible, il n'y a qu'une façon de faire, parfaitement anachronique, être simple et fraternel comme Rajak.