Textes
L'organologie de Rémy Jacquier
Texte de Karim Ghaddab
Catalogue monographique, Coédition Ceysson et Domaine de Kerguéhennec, 2011
L'organologie de Rémy Jacquier
Texte de Karim Ghaddab
Catalogue monographique, Coédition Ceysson et Domaine de Kerguéhennec, 2011
Texte de David Zerbib (extrait)
Catalogue d'exposition, Anicroches. Variations, Choral et Fugue, Centre culturel Louis Vuitton, Paris, 2011
Texte de David Zerbib (extrait)
Catalogue d'exposition, Anicroches. Variations, Choral et Fugue, Centre culturel Louis Vuitton, Paris, 2011
L'hippopotame a les yeux rouges
Texte de Didier Semin
Catalogue monographique, Éditions ADERA, 2008
L'hippopotame a les yeux rouges
Texte de Didier Semin
Catalogue monographique, Éditions ADERA, 2008
On ne sait pas ce que c’est que l’art. Aucune définition, autre que sociologique ("ce qui est reconnu comme tel par un groupe") n’est à même de fonder en raison cette activité qui échappe aux déterminations ordinaires des conduites humaines. Mais on ne vit pas avec des définitions de ce genre. Tous, nous avons donc à propos de l’art une idée, une "morale par provision" – cette règle bancale que Descartes décrit joliment comme l’abri transitoire où l’esprit se réfugie, pour ne pas être condamné à l’inaction par les doutes légitimes qui l’assaillent. Ma morale provisoire personnelle, sur le sujet, est aujourd’hui à peu près la suivante : est artiste celle ou celui qui donne des réponses surprenantes à des questions que personne ne lui pose, et invente un monde singulier où les autres peuvent prendre plaisir à essayer de se glisser, sans aucun espoir de bénéfice pratique. Cette morale vaut ce qu’elle vaut, on pourra à coup sûr lui faire mille objections. Elle ne me laisse en tout cas aucun doute sur le fait que Rémy Jacquier est exemplairement un artiste : voilà dix ans qu’il construit patiemment sous nos yeux, selon une logique aussi implacable et rigoureusement tenue que déroutante et personnelle, et dans les méandres ordonnés de laquelle on rentre avec la joie d’un enfant qui découvrirait les règles d’un nouveau jeu.
Cette logique n’est pas désincarnée. L’"origine" du monde de Jacquier est même un moment d’abandon, un passage de témoin au corps, qui est invité à "parler en silence" (pour reprendre une belle formule d’Alighiero e Boetti), sur une feuille de papier que l’artiste – puisque c’en est un – choisit à peu près à sa mesure, aux alentours d’un mêtre quatre vingt dans sa hauteur. Quelque chose comme une danse primordiale, qui mobilise bras, jambes, peau, souffle et fusain, laisse sur le support l’étrange sismographie d’un combat ou d’une étreinte, une nébuleuse labyrinthique, souvent d’une grande beauté, une soupe primitive d’où vont naître par sauts et gambades toutes les autres œuvres de Jacquier – architectures, instruments de musique, partitions, plans et graphiques (Hop ! Hop ! Hop ! lit-on sur l’un d’entre eux...). Comment passe-t-on de la sismographie d'une étreinte à une maquette d'architecture ? Avec une question incongrue, quoique simple : savoir quelle forme aurait, en trois dimensions, la nébuleuse labyrinthique à deux dimensions tracée sur la feuille de papier dans la nuit du corps. Un premier labyrinthe en volume est né de cette interrogation. Il a paru trop sage ou pour mieux dire, trop statique, et Jacquier l'a fait basculer légèrement, en position d'équilibre précaire. Là où vous et moi eussions sans doute simplement jugé de l'effet obtenu, Rémy Jacquier s'est posé une seconde question d'artiste : d'où vient que nous ressentions quelque chose comme l'équilibre ou le déséquilibre ? Il s'est souvenu que le sentiment de balance égale qui nous fait tenir debout dans le monde obéit, au bout du compte, à celui des sens auquel intuitivement on l'associe le moins – ni à la vue, ni au toucher, mais à l'ouïe : c'est leur oreille interne qui empêche les animaux de tomber. Il n'en fallait pas plus pour le mener à cette première entreprise folle, la construction d'un labyrinthe en forme d'oreille interne, selon un schéma déniché au détour d'une encyclopédie, puis, dans l'emballement d'une combinatoire qui associerait les idées comme des dominos, à la fabrication d'une sorte de trompette reproduisant canaux et vestibules d'oreille interne, et à l'écriture d'une partition pour jouer de cet improbable instrument partition tout d'abord empruntée, le vertige qui bouscule l'oreille interne de notre intelligence n'est pas loin, à Beethoven, c'est-à-dire à un musicien sourd. Musicien sourd ? Notre arrangeur de formes se plongera dans la Lettre sur les sourds et muets [...] de Diderot, décidera de la transcrire en braille, puis en braille musical, pour la jouer peut-être, un jour, sur un futur orgue dérivé du schéma de l'oreille interne. Entre-temps, il aura exploré toutes sortes d'oreilles internes (celle de l'homme et de ses cousins raisonnables, le canard, le crapaud, le saumon et le lapin), bâti d'autres architectures, écrit d'autres partitions, notamment d'après Nijinski... un nom qui évoque la case départ du dessin dansé, auquel l'artiste revient régulièrement, nécessaire et permanent retour aux sources où se régénère et se vérifie tout à la fois le jeu des cascades en série. Il crée un univers par un jeu de transcriptions successives, d'encodages et de décodages qui font passer de l'objet au langage puis de nouveau à l'objet, sans que jamais soit mobilisée d'autre force que la vertu productive spécifique des codes et des langages. Héritier en cela de Mallarmé et des machines de Raymond Roussel portées à la scène, il nous fascine parce que ses dessins, objets et maquettes rejouent magnifiquement le petit théâtre de la vie même, non dans ses apparences, mais dans l'inexplicable logique qui l'ordonne. La chose la plus étonnante dans les maquettes d'architecture de Jacquier, issues du modèle anatomique de l'oreille interne, est qu'elles ne se situent pas dans le registre biomorphe des constructions, par exemple, de Friedrich Kiesler, ni dans celui des formes molles évocatrices de croissances organiques que les années cinquante ont tant aimées, mais du côté géométrique et cristallin que nous associons spontanément aux mathématiques, à la logique abstraite de l'ingénieur. C'est à peine si, dans le bien nommé Pavillon S.T. de 2003, on distingue la forme d'une oreille dans une excroissance anguleuse sur quoi débouche un long couloir en réduction.
"Imiter la manière dont crée la nature", telle était pour Strindberg, en 18941, la "formule de l'art à venir". Mais imiter la nature dans ses manières, ce n'est pas feindre le vivant, le viscéral ou l'anatomique : c'est plutôt tourner autour de questions sans réponse, se demander pourquoi quelque chose plutôt que rien, ou pourquoi l'hippopotame a les yeux rouges (comme l'enfant d'éléphant, chez Kipling), imaginer des formes improbables et tâcher de voler un pan de mystère.
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