Richard Monnier
Dossier mis à jour — 23/04/2024

Textes de l'artiste (sélection)

Textes de l'artiste (sélection)

Note tenue
Catalogue de l'exposition Tenir, debout, Musée des Beaux-Arts de Valenciennes, 2010

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En 1871, la Commune vote pour la démolition de la colonne Vendôme, déclarée symbole "de force brute et de fausse gloire".

En 1873, Gustave Courbet, un des instigateurs de cette décision, est condamné par le nouveau gouvernement à payer la reconstruction de cette colonne.

En 1920, Constantin Brancusi isole puis étire jusqu'au ciel les balustres des fermes de sa Roumanie natale pour en faire ce qu'il nomme la "Colonne sans fin".

En 1966, Carl André annonce qu'il couche la colonne de Brancusi en alignant des briques sur le sol.
Il se distingue dans les années suivantes en réalisant des sculptures dont la hauteur est réduite à l'épaisseur de plaques de métal posées sur le sol.

En 1998, Richard Serra érige près de Essen dans le bassin de la Ruhr, une plaque de métal de 15 m de haut qu'il nomme "Bramme" en référence aux activités sidérurgiques de cette région. En isolant cette plaque sur un très grand terre-plein, Serra rompt avec ses préoccupations formelles antérieures concernant l'interaction de la sculpture avec son environnement. En l'assignant à une fonction commémorative, il lui suffit alors qu'elle se distingue à l'horizon, qu'elle serve de repère. De plaque radicalement abstraite qu'elle était en sortant des laminoirs, la pièce de métal dressée retrouve toutes les vertus du monolithe, elle devient une stèle.

En 2008, Alain Séchas est invité à exposer dans l'ancien atelier d'Antoine Bourdelle transformé en musée. Il saisit cette occasion pour manifester son amusement à propos des œuvres qui sont mises à bas ou qui sont élevées pour faire de l'histoire. Il met en scène une reproduction en résine du "Centaure Mourant" de Bourdelle. Environ tous les quarts d'heures, la sculpture tombe en morceaux sur le sol et se relève quelques instants plus tard pour reprendre sa position initiale. Ni la chute ni le redressement de la sculpture, ne sont accompagnés d'une déclaration de l'artiste susceptible d'orienter le sens de cette scène. Les allers-retours des différentes parties, qui sont pourtant reliées par des mécanismes très visibles, provoquent l'effet comique d'un film projeté en avant puis en arrière. Après avoir vu l'éclatement de la sculpture puis sa recomposition, on sait que la statue édifiée est aussi un pantin articulé et on comprend que cette scène est pathétique ou aussi bien burlesque.

Richard Monnier, août 2010

La proie du nombre
Des artistes des écrits, une anthologie, Édition Le bleu du ciel, 2006

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Le rangement des éléments d'après leur masse atomique, du plus léger au plus lourd suivant la progression des nombres entiers forme une ligne continue qui n'apporte qu'un ordre restreint dans la diversité naturelle des choses. Le classement de Mendeleïev segmente cette suite pour en faire un tableau. Il passe à la ligne suivante pour ranger dans la même colonne les éléments qui ont des propriétés chimiques identiques. Une série de propriétés se répète à chaque ligne et révèle ainsi le caractère périodique de sa classification. Sur certaines colonnes du tableau ainsi formé, il note que l'accroissement des masses atomiques est constant. Il suppose que cette constante existe dans les autres colonnes même si elles ne sont occupées que par un ou deux éléments (en 1869, seulement la moitié des éléments actuellement connus sont répertoriés). Alors, des points d'interrogation éclairent le tableau et nous informent sur le projet du chimiste. Là où la masse atomique d'un élément ne vérifie pas l'accroissement déjà observé, le point d'interrogation signifie que sa masse est peut être mal mesurée. Là où un nombre qui obéit à l'accroissement n'est pas associé à un élément, le point d'interrogation suggère l'existence d'un élément encore inconnu.
D'un simple répertoire des connaissances destiné aux étudiants, le tableau de Mendeleïev se transforme en une oeuvre qui situe des espaces où émergent de nouvelles lacunes. La méthode de l'archiviste informée par l'expérimentation  alimente l'intuition du découvreur. Quelques certitudes précisément coordonnées s'interrogent mutuellement dans un cadre où rien ne se perd, où tout se gagne en conjectures.

Au 18ème siècle, Euler, dans une de ses lettres à une princesse allemande, utilise déjà un modèle périodique, qu'il emprunte à la musique, pour dénommer les différentes couleurs. Plus exactement, une même série de notes se répétant à des hauteurs différentes et constituant ainsi des octaves plus hautes ou plus basses, est un modèle qui pousse le savant à imaginer une gamme de couleur en-deça du rouge et une autre au-delà du bleu. Le parti pris qui consiste à  "comparer ces couleurs avec les sons d'une octave puisque les couleurs aussi bien que les sons se peuvent exprimer en nombres" permet à Euler de concevoir l'existence d'un rayonnement invisible pour l'œil humain. Le manque de connaissances expérimentales ne lui permet pas toutefois de vérifier son intuition ni d'invalider le modèle périodique qu'il propose.

Dans son livre Forme et croissance, D'Arcy Thompson utilise une autre grille, un autre moyen de repérer. "De même il est possible de reporter dans un repère de coordonnées le profil d'un poisson par exemple, et de le traduire ensuite en un tableau de chiffres, puis selon notre bon plaisir, de transformer à nouveau ces chiffres en une représentation graphique".
Cette méthode lui permet de décrire l'évolution des formes des espèces animales ou végétales. Mieux encore, elle lui permet de "retrouver" la forme d'espèces "éteintes". Il s'agit dans ce cas de dessiner ce que nous appellerions  aujourd'hui un morphing. Un système de coordonnées cartésiennes est appliqué sur le dessin d'un crâne du plus anciens des équidés connus (1). Cette grille est modifiée de façon à épouser la forme d'un crâne d'un équidé récent, suivant des détails morphologiques précis tels que l'implantation des dents ou l'articulation de la mâchoire inférieure par exemple. Ces deux dessins représentent le début et la fin d'une évolution dont D'Arcy Thompson calcule les étapes intermédiaires avec les données fournies par chaque point repéré (interpolation). Il découvre et nous fait découvrir que deux des étapes ainsi reconstituées correspondent à la forme de crânes d'espèces disparues.
On comprend donc qu'il n'est pas question pour le savant de fixer des normes, de mettre en cage le vivant. Il soutient au contraire que "le diagramme de coordonnées met en relief la solidarité intégrante de l'organisme" alors que l'analyse des organes séparés et la sensation pour le chercheur d'être proche du réel, sont des conséquences artificielles de la dissection.

1. Je fais volontairement l'impasse sur les noms latins et le caractère technique du texte de D'Arcy Thompson pour essayer de retenir l'essentiel de sa procédure.

Richard Monnier, 2003

Modes de séduction-persuasion de Galilée dans son Dialogue
Septembre 2005

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1
A propos des faits et expériences qui pourraient amener à penser que la lune n'est pas un astre poli et brillant.

1.1
Captiver son interlocuteur par une question déroutante : "Avez-vous jamais vu là-haut, en pleine nuit, le globe terrestre éclairé par le soleil". On ne peut trouver meilleure occasion pour employer l'expression faire appel à l'imagination. Galilée ne demande rien de moins que d'imaginer une pleine-terre, la terre telle qu'elle est éclairée le jour, la nuit. "Si depuis un endroit ténébreux comme notre nuit, vous pouviez voir notre terre éclairée, vous la verriez plus brillante que la Lune". "Vous souvenez-vous d'avoir vu parfois de grands nuages très blancs comme la neige ? Si l'un d'eux, dans la nuit la plus profonde, pouvait conserver sa lumière, il illuminerait les alentours plus que cent Lunes."
A propos des mouvements des marées, Galilée sollicite encore l'imagination mais dans une autre acception : "je pense à la construction d'une machine dans laquelle on observerait en détails l'effet de ces merveilleuses compositions de mouvements. Mais pour ce qui nous occupe actuellement, ce que vous avez pu comprendre avec votre imagination devrait suffire. (p 616)

1.2
Revenir sur un phénomène connu et reconnu par son contradicteur pour reformuler des observations : "vous venez d'admettre que la lune, vue de jour au milieu de petits nuages blancs, leur ressemble beaucoup ; vous avez donc admis que ces petits nuages, faits pourtant de matières élémentaires, peuvent recevoir la lumière comme la Lune.

1.3
Rendre évident un phénomène en faisant une expérience élémentaire (le miroir accroché à un mur éclairé par le soleil) qui amène Simplicio à s'interroger : "comment peut-il se faire que ce mur dont la matière est si obscure et la surface si peu lisse, renvoie une lumière plus puissante et vive, qu'un miroir poli et bien lisse ? Ce simple fait va entraîner de multiples observations sur le grain de la surface, sur son orientation et sur sa forme avec l'expérience du miroir sphérique.

2
A propos de la question du mouvement diurne de la terre.

2.1
Galilée propose à son contradicteur de changer d'idée pour en adopter de nouvelles, celles de Galilée précisément. Cette apparente simplicité sera très commentée par les historiens des sciences. "Vous n'avez qu'à modifier une idée depuis longtemps imprimée dans votre esprit ; et dites-vous : jusqu'ici, j'ai estimé que l'immobilité autour de son centre est une propriété du globe terrestre ; je n'ai donc jamais rencontré de difficulté ou de résistance à comprendre que, par nature, toutes ses parcelles sont elles aussi dans le même repos ; mais il en va de même si l'instinct du globe terrestre est de tourner sur lui-même en 24 heures, chacune de ses parties doit avoir une inclination intrinsèque et naturelle, non pas à demeurer immobile mais à suivre la même course." (p 261)

2.2
Visualiser, géométriser un problème, par exemple pour expliquer, les ralentissements, les retours en arrière du mouvement apparent des planètes (p 510) ou pour concevoir l'accroissement continu d'une vitesse (p 369).

2.3
Mesurer, calculer et comparer les calculs des autres astronomes concernant la distance de la nouvelle étoile parue en 1572 dans Cassiopée (p 434). C'est l'apparition d'une petite communauté de scientifiques où s'échangent des points de vues et des résultats.

3
Réaliser des expériences en laboratoire qui ne sont pas la répétition artificielle d'un phénomène déjà observé. Par exemple, créer un dispositif de pendules qui ont des amplitudes différentes, expérience qui peut orienter l'observation et la réflexion sur ce qui ne s'appelait pas encore l'inertie (p 372), ou orienter la recherche sur "un très beau problème" qui finit par produire "un phénomène vraiment étonnant". (p 639)

4
Attitude non dogmatique quant à l'importance des expériences sensibles. Beaucoup de ses déclarations sans parler de ses expériences propres montrent assez que Galilée adhérait au principe d'Aristote qui donnait la préséance aux expériences sensibles sur le raisonnement humain. Néanmoins à plusieurs reprises, il va reconnaître que "les sens semblent se tromper" (p 396) et recourir aux "yeux de l'esprit" (p 262) pour "dépasser les apparences" (p 315). C'est que Galilée évolue en dehors d'une pensée dualiste. Tout au long du dialogue, ses multiples retours et détours sur cette relation des sens et de la raison montrent qu'il avait conscience du poids des usages et du langage sur nos expériences sensibles. D'abord il précise : quand il ne sont pas accompagnés de réflexion, "les sens réduits à eux-mêmes se trompent" (p 403). Puis l'influence du temps apparaît sous la forme d'un oxymore "une impression invétérée" (p 547). Même le langage courant révèle cette interaction en un belle métaphore : "un moyen qui parle au sens" (p 122). Et jusqu'à cette remarque explicite "la simple apparence ou si vous préférez la représentation sensible" (p 403) où les apparences sont reconnues comme une construction humaine, ce que P. Feyerabend n'aura plus qu'à traduire par "interprétation naturelle".(2)

5
Jugement de valeur
"Ceux qui placent si haut l'incorruptibilité, l'inaltérabilité, etc., [c'est le point de vue d'Aristote sur les sphères célestes] en arrivent je crois à dire cela parce qu'il souhaitent vivre encore longtemps : ils ont peur de la mort ; ils ne s'avisent pas que, si les hommes étaient immortels, eux-mêmes ne seraient pas venus au monde. Ils mériteraient de rencontrer une tête de Méduse qui les transformerait en statues de jaspe ou en diamant, pour devenir plus parfaits." (p 158)

6
L'ironie
"je chercherais plutôt vers le miracle divin ou l'ange : quand on a commencé par un miracle divin ou une action angélique pour aller placer un boulet d'artillerie sur la concavité de la Lune, on peut bien se servir du même principe pour faire la suite." (p 380)

7
Et finalement, la provocation, l'arrogance qui lui coûtera cher :
"En ces sciences l'intellect divin peut bien connaître infiniment plus de propositions que l'intellect humain, puisqu'il les connaît toutes, mais à mon sens la connaissance qu'a l'intellect humain du petit nombre de celles qu'il comprend parvient à égaler en certitude objective la connaissance divine, puisqu'elle arrive à en comprendre la nécessité et qu'au delà, il n'y a rien d'assuré" (p 211)



Si Galilée est, comme le dit le site de l'institut Galilée : "à l'origine de l'idée moderne de l'expérimentation qui consiste en des comparaisons systématiques entre calculs et vérifications expérimentales", l'énumération ci-dessus des moyens de persuasion-séduction qu'il emploie nous rappelle qu'il ne s'est jamais départi de toutes les ressources, vraiment toutes, de l'intelligence humaine. Il faut garder à l'esprit que le Dialogue sur les deux grands systèmes mondes est une oeuvre littéraire achevée où il met en scène des personnages qui représentent des attitudes typiques par rapport aux connaissances, (forme qui est en soi une critique des dialogues de Platon) : "Il ne suffit pas signor Sagredo, que la conclusion soit noble et grande, tout est dans la noblesse du traitement. Qui ne sait qu'en coupant les membres d'un animal, on peut découvrir les richesses infinies d'une nature prévoyante et fort sage ? Mais pour un seul animal que dissèque l'anatomiste, il y en a mille que dépèce le boucher : je vais essayer de satisfaire à votre demande mais sans savoir quel vêtement endosser pour entrer en scène." (p 358)

Dans un long commentaire de l'œuvre de Galilée, Paul Feyerabend déclare que "Le seul principe qui n'entrave pas le progrès est : tout est bon". (p 28) Il entend par là "Experts et profanes, professionnels et dilettantes, fanatiques de la vérité et menteurs, tous sont invités à participer au débat et à apporter leur contribution à l'enrichissement de notre culture" (p 28). Il ne manque pas une occasion de montrer, contrairement à l'idée reçue du scientifique rigoureux, "les "subterfuges de Galilée" (p 89), "le saltimbanque" (p 116), ses machinations propagandistes (p 94 et p 116), ses présentations tendancieuses des résultats (p 95). Autant de qualificatifs qui révèlent son admiration pour  Galilée qui "progresse sur des bases fausses", "dans un désordre fructueux".
L'œuvre de Galilée, vue sous cet angle, serait donc une illustration manifeste des idées libertaires de P. Feyerabend. Tout va bien dans le meilleur des mondes quand aucune méthode n'est prescrite. Mais l'insistance de Feyerabend pour faire de Galilée un menteur : "les études sur la réfraction que Galilée prétend avoir faites" (p 132) infléchit sa démonstration surtout quand il lâche  : "Il se sert de trucs psychologiques, en plus de toutes les raisons intellectuelles qu'il a à offrir. Ces trucs marchent très bien, ils le mènent à la victoire. Mais ils obscurcissent la nouvelle attitude qui est en train de se former avec l'expérience ; et ils repoussent pour des siècles la construction d'une philosophie raisonnable." (p 85) où Feyerabend avoue implicitement qu'il y aurait un progrès vers lequel tendrait une philosophie raisonnable "mais" les trucs de Galilée nous empêcheraient d'y parvenir.
La fin du livre nous confirme explicitement cette tendance. Après avoir étudié le mode de représentation de l'art grec archaïque, Feyerabend retrouve le ton du maître et développe sa façon d'aborder les sciences, en suivant des étapes et en respectant des règles : "Le lecteur doit prendre note de la méthode qui a été utilisée pour établir les particularités de la cosmologie archaïque. En principe, cette méthode est celle de l'anthropologue étudiant l'image du monde d'une association de tribus." (p 280) Les pages qui suivent sont parmi les plus intéressantes du livre, elles décrivent et tirent des leçons du livre de Events-Pritchard sur les Nuers. "L'examen des idées clé passe par plusieurs étapes, aucune d'entre elles ne menant à une parfaite clarification. Ici le chercheur doit exercer un contrôle ferme sur son désir de clarté immédiate et de perfection logique. Il ne doit jamais essayer (sauf en tant qu'aide temporaire pour de nouvelles recherches) de rendre un concept plus clair que ne le suggèrent les matériaux étudiés, car il leur appartient, et non à l'intuition logique du chercheur, de déterminer le contenu des concepts." (p 281) Éloquent retour à la méthode où P. Feyerabend nous administre la preuve que tout n'est pas bon.

1. Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, Galileo Galilei, Éditions du Seuil, collection Points.
2. Contre la méthode, Paul Feyerabend, Éditions du Seuil, collection Points.

Richard Monnier, septembre 2005

L'éé
Carton de l'exposition Entaché de lumière, École régionale des Beaux-Arts de Rouen, 2003

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L'économiseur d'écran.
Nous dirons l'éé.

L'éé apparaît quand l'usager cesse de se servir de son ordinateur : un dessin s'anime sur un fond noir plein-écran et produit un mouvement continu aléatoire sans début ni fin. De retour à son clavier, l'usager interrompt cette animation en affichant sa feuille de travail. Depuis plus d'une décennie, l'éé a quitté progressivement son statut d'accessoire pour devenir une forme, une nouvelle forme d'oeuvre qui commence du fait de l'absence de public et se termine à son retour. Dans sa conception même l'éé s'oppose radicalement à la formule consacrée : "c'est le public qui fait l'oeuvre".
L'éé accompagne les secrétaires pendant un appel téléphonique prolongé. Il rivalise avec les murs d'écrans de téléviseurs dans les grands magasins. Il passionne les artistes qui cherchent de quoi il procède et divertit les informaticiens qui savent de quoi il retourne. Il ravit les contemplateurs de poissons rouges.

L'indifférence de l'éé à l'attention du public n'empêche pas pour autant l'utilisateur de l'ordinateur d'entretenir des relations personnelles avec certaines de ses propriétés, par exemple: le réglage du temps d'attente avant son démarrage. Personnellement, il m'est arrivé plusieurs fois, tard dans la nuit que l'affichage de l'éé me sorte soudainement de mon assoupissement et m'informe : "tu devrais aller dormir, ça fait exactement dix minutes que tu n'as rien écrit". Un réveil pour aller dormir, voilà une mission pour l'éé qui s'accorde parfaitement avec son mode d'apparition pour un public absent. "Vous pouvez vaquer à vos occupations, c'est la condition de mon existence".

Absence et ravissement, deux états que seuls permettent d'atteindre les objets de grande futilité. Lorsque je me suspends aux mouvements aléatoires d'un éé, je retrouve, sous d'autres conditions, les mêmes attentes que suscite la contemplation d'une toupie en rotation. Je me laisse emporter par un mouvement qui libère les choses et, par sympathie, me libère moi-même, des contraintes de la gravité.

Richard Monnier, 2000

L'équateur au pôle
Carton de l'exposition Entaché de lumière, École régionale des Beaux-Arts de Rouen, 2003

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Le mot planisphère contient deux termes de géométrie, un plan et un volume, unis. La facilité de cette opération de langage fait oublier la difficulté que pose en fait la représentation d'une sphère sur un plan. La projection de Mercator résout partiellement ce problème : la surface de la terre est projetée depuis son centre sur un cylindre qui l'entoure, la ligne de contact de ces deux volumes désignant l'équateur. Le cylindre déroulé forme le planisphère où les parallèles et les méridiens se coupent à angle droit offrant une grille et des repères réguliers qui ont sans doute contribué à son succès pédagogique. Cette méthode restitue correctement les zones situées de part et d'autre de l'équateur, mais on sait que la superficie apparente du Groenland par exemple, est sans commune mesure avec celle qu'on observe sur un globe. En poussant la curiosité jusqu'aux régions situées très au-delà du cercle polaire, on voit que tous les parallèles restent de longueur égale à celle de l'équateur au lieu de diminuer progressivement en s'approchant du pôle et on constate que le pôle lui-même n'apparaît pas sur la carte : les méridiens ne convergent pas en un point, la superficie de l'océan arctique s'étend à l'infini. Compris dans toute son étendue, le planisphère produit des aberrations qui n'ont jamais troublé l'homme installé dans une représentation suffisante de son monde.

En affichant le planisphère sur les murs de toutes les écoles, le bienveillant rationalisme républicain impose un système arbitraire de représentation, mais cette contrainte, devenue familière, permet aussi à ceux qui en mesurent toutes les conséquences de s'évader et de découvrir l'étrange contiguïté de la mesure et de la démesure. Rencontrer des parallèles qui ont la dimension de l'équateur, à la hauteur du cercle polaire, trahit le dérèglement d'un système selon le géomètre ; le voyageur peut apprécier cet événement comme une forme d'exotisme.

Richard Monnier, 2000-2002

Dé Die
Catalogue de l'exposition Pas à Pas, École des Arts Décoratifs, Strasbourg, 1999

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Catalogue Pas à Pas, École des Arts Décoratifs, Strasbourg, 1999

Les observations qui vont suivre voudraient encombrer de sens littéral et de qualités locales les souvenirs des lecteurs de "Un coup de dé jamais n'abolira le hasard".
Si elles manquent ce but, faire apparaître le dé, elles évoqueront au moins une disparition, celle du poète dont c'est le centenaire.

                                                             Dé

Petite réserve d'imprévu contenue dans une sphère décalottée.

Qui doute que le dé jeté ne retombe sur une de ses faces ? Qui doute que c'est, soit le un, soit le deux, soit le trois, soit le quatre, soit le cinq, soit le six qui va être joué ? Ces quelques possibles qu'on peut compter presque sur les doigts d'une main contraignent la chance à se couler dans la suite des nombres, à se fondre dans un ordre et réduisent finalement le dé à un objet qui contient plus d'arbitraire que de hasard.

Les nombres affichés sur les faces du dé, nous empêchent de nous fier à notre perception - vraie génératrice d'inattendu, de fortuit et d'accident. Ils nous persuadent que le dé a six faces alors qu'il n'en a que deux ou trois comme chacun le voit. La préséance du su sur le perçu nous pousse  à déchiffrer le dé. Ainsi, la somme des faces opposées toujours égale à sept est un cas particulier de la règle selon laquelle la somme des extrêmes
a(m) + a(n) d'un segment de la suite des entiers naturels m...n est égale à la somme
a(m+1) + a(n-1) et est égale à  a(m+2) + a(n-2), etc.
Le dé gagne en force spéculative ce que le sort perd en puissance.  

                                                             Die

Die est le titre d'une sculpture : un cube de 1,80 m de côté en acier peint en noir. Son auteur Tony Smith en définissait l'échelle par défaut : "plus petit le cube deviendrait un objet, plus grand le cube deviendrait un monument". Ni générateur d'événement, ni célébration d'événement. Amplification silencieuse d'un dé qui ne chute ni ne s'érige, qui repose.

Richard Monnier, 1998-1999

 • Dispositions infantiles
Catalogue de l'exposition Manifeste Ductile, Carrés des arts, Paris, 1996

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Il y a des règles auxquelles les enfants sont contraints d'obéir et les règles qu'ils s'imposent eux-mêmes. Parmi ces dernières, une règle qu'ils s'imposent sur le chemin de l'école et qu'ils observent avec une rare application, concerne leur déplacement, la forme de leur marche : à chaque pas, le pied doit se poser sur un des joints de ciment qui scellent les pierres du trottoir. Leurs enjambées doivent donc s'accorder aux différentes longueurs des pierres, ce qui accélère ou ralentit leur allure.

Cette activité pédestre révèle la merveilleuse disposition de l'enfant envers les choses telles qu'elles sont. Elle exige une grande tolérance et une généreuse acceptation de l\'accident. L'enfant doit savoir, par exemple, passer outre les obstacles géographiques ainsi que les rencontres éventuelles (passants, signalisations, etc.) et reprendre le jeu là où la règle est de nouveau applicable. Un accident de parcours peut, sans dénaturer le jeu, renverser la règle en son contraire, soit : marcher sans que les pieds se posent sur les joints de ciment qui scellent les pierres du trottoir. Où l'on voit bien que l'enfant s'intéresse aux éléments matériels du sol (les joints, les pierres, les rainures du ciment bouchardé, les bandes peintes des passages pour piétons, voire les flaques d'eau) non pas comme éléments qu'il affectionne en particulier mais pour la partition qu'ils proposent. Partition extrêmement concrète, inspirée de multiples contraintes : écoulement des eaux, qualité du sous-sol, habitudes des riverains, etc. Très loin du «ciel» promis au gagnant du jeu de la marelle, ce jeu n'a d'autre but que de mieux approcher les motifs qui l'ont fait naître. Contrairement à la figure conventionnelle qu'on retrouve souvent, dessinée  à la craie sur le sol des cours de récréation, ce jeu sans nom, qu'on ne peut désigner, se découvre en même temps que sa règle s'élabore. Si on l'interroge sur ce qu'il fait, l'enfant décrit ce qu'on lui voit faire strictement. On retrouve là, sans que ce soit véritablement une surprise, tout le charme obstiné des œuvres des premiers artistes conceptuels dont la forme se confond aussi avec leur énoncé. Par exemple cet énoncé de Sol Le Witt : tous les points architecturaux reliés par des lignes droites qui permet d'exécuter un dessin mural dont les traits relient effectivement tous les points architecturaux du lieu d'exposition. C'est encore la même forme d'apparition qu'on apprécie dans « les auto-définitions de J. Kosuth qui se limitent délibérément à leur énoncé, véritables objets parfaits qui accomplissent leur programme à 100% » comme a bien voulu croire un critique. Par exemple : Five words in yellow neons décrit strictement les cinq mots en néons jaunes qu'on voit sur les murs du lieu d'exposition. Ces deux exemples d'œuvres conceptuelles s'accordent parfaitement avec l'activité infantile péripatéticienne « sans intention » dirait Sol Le Witt, où n'est dévoilé que ce qui est là.

Les lecteurs avisés objecteront que l'enfant n'énonce rien, qu'il ne conceptualise pas et que de toute façon il n'agit pas dans le contexte de l'art. C'est vrai qu'il ne projette rien, qu'il n'affiche rien, qu'il ne signe rien. Sa marche ne laisse aucune trace, néanmoins elle est un modèle qui se transmet depuis des générations. De ce point de vue, elle répond aux exigences que formulait J. Kosuth dans un texte très célébré (L'art après la philosophie) : 'l'art "vit" à travers l'influence qu'il exerce sur un autre art et non pas en existant comme résidu physique des idées d'un artiste.' Précisément, la marche de l'enfant qui s'accorde  aux motifs rencontrés sur le trottoir, est une forme qui perdure sans être conservée.  Comme l'artiste dont le devoir est de répondre aux questions que personne ne pose, l'enfant résout un problème que personne ne lui a posé.  C'est la grande leçon de cette école péripatéticienne sans maître où aucun disciple n'a le souci de distinguer le cas particulier de l'espèce où chacun part du réel pour mieux s'y maintenir.

Plage Sole
Richard Monnier 1977-87, co-édition Arlogos, Nantes - Crédac, Ivry-sur-Seine - Musée Ziem, Martigues, 1987
Carnet de bord, édition C.I.R.V.A, 1996

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Désert affecté d'empreintes non assignées
un grain errant
aire modulée d'identités muables
un brin d'erreur
anéantissement des signes particuliers.

Où l'anonyme n'est pas un moins de présence mais un plus de signe,
une multiplication insensée.

Monument plan, à la mesure de mon pas,
soutenu par un solide envoûtement - sans clé ni doute - plantaire,
fin de ma ballade.

Richard Monnier, 1987

La bulle de savon
Carnet de bord, édition C.I.R.V.A, 1996

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Dans les tableaux où Chardin a représenté des enfants faisant des bulles de savon, on peut noter que celles-ci sont suspendues à la paille du souffleur et n'ont pas encore leur forme parfaitement sphérique. Chardin ne reprend pas ici un thème de la peinture du 17ème, contrairement à ce qu'affirment ses commentateurs. Dans les vanités du 17ème siècle, les bulles de savon planent au-dessus d'objets parmi lesquels elles n'ont pas naturellement leur place alors que Chardin en fait soit une scène à part entière, soit un sujet secondaire logiquement inclus dans une scène principale : La laveuse de linge. Sous prétexte de fidélité au modèle, le peintre du 17ème fait de la représentation de la bulle une démonstration de perspective, alors que Chardin montre une bulle encore chargée de son eau qui ne reflète ni objets ni fenêtre comme le veut la convention. Sous couvert de dénonciation de l'accumulation vaine des biens terrestres, les vanités sont en fait le plus éclatant moyen de les exhiber. Sous l'apparente naïveté d'un acte sans conséquence, Chardin fait voir l'aspect concret des choses, il montre la bulle au moment de sa réalisation. Il observe et nous fait observer, qu'avant de contempler le vol enchanteur de la bulle, nous sommes captivés par le contrôle incertain des conditions de son apparition. Il fixe notre attention sur le moment qui précède son achèvement pour nous dévoiler sa nature. Il indique ainsi que l'observation est le passage privilégié pour trouver de quelle innocence la bulle de savon peut être l'expression.

Pellicule liquide de cristal sphérique. Si peu de matière qui capte et réfléchit le monde avec si peu de moyens provoque notre émerveillement. La bulle de savon passe de son bain d'origine à sa forme achevée, le temps d'un souffle. Tous ses effets d'optique et de perspective sont donnés  sans calcul. Nous pourrions croire à la création et nous mirer dans notre œuvre, mais déjà la bulle de savon est emportée par le vent. Son évidente fragilité nous prépare à assister à sa disparition subite. La conscience de sa fin imminente nous force à admirer la bulle jusqu'à son dernier éclat. Elle nous livre alors son secret : elle doit sa forme parfaite et irisée à quelques postillons.

La légèreté de la bulle de savon est plus sage qu'elle n'apparaît dans les vanités qui en font le symbole de la jouissance éphémère et des plaisirs futiles. Elle ne laisse aucun reste, aucune preuve tangible sur laquelle le moralisateur pourrait édifier ses leçons. Même l'humble bougie qui s'efface derrière sa propre lumière laisse après elle une flaque de cire sur laquelle le philosophe peut prétendre méditer. La bulle de savon effectue un véritable don de soi, elle s'offre sans réserve. Elle dépasse également la pureté du diamant qui ne laisserait dit-on aucune cendre après avoir brûlé : cette expérience appelée sublimation et qui pourrait élever définitivement le prix du diamant plus haut que ne le fait sa rareté, n'est en fait que pure conjecture alors que l'évaporation est dans la nature de la bulle. La totale gratuité de la bulle de savon, étrangère à toute valeur morale ou matérielle, en fait le symbole de l'impossible appropriation, le symbole du dessaisissement.

Richard Monnier, 1996

C'est moi qui souligne
Catalogue Richard Monnier 1977-92, Fonds Régional d'Art Contemporain du Limousin, 1992

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1 Fonction informatrice du moulage en cire de l'intérieur du cœur (expérience de L. de Vinci).
2 Fonction reproductrice (consommatrice) du moulage de la sculpture.

Dans les deux cas : antériorité d'une forme :

1 qu'un désir de connaissance pénètre pour s'instruire
2 qu'une nécessaire conservation demande de reproduire.

1 Une forme dont l'extériorité ne livre pas le fonctionnement interne : la cire chaude en empreinte les parois. La cire froide en fiche la circulation
2 Une forme dont seule l'apparence est intelligible : le plâtre liquide en épouse les contours. Le plâtre sec en fixe le volume.

1 Quand l'expérimentateur coule la cire dans les ventricules rien de ce qui'l voit ne lui permet de déduire les caractéristiques de l'organe qu'il étudie. Précisément c'est l'ambiguïté de la forme apparente qui l'a induit dans son expérimentation.
2 Quand coule le plâtre dans le moule plus rien n'est à découvrir pour le sculpteur. Précisément, c'est quand il a évalué que sa forme répondait à ces préoccupations qu'il l'a jugée définitive, définie : reproductible.

1 Le moulage des ventricules ne révèle qu'un agencement à l'expérimentateur, les correspondances que celui-ci discerne ne peuvent qu'appeler à un fonctionnement plus général : l'organe a été isolé empiriquement. Impossible de fixer l'attention sur le moulage comme objet où se condenserait une connaissance objective. Plus il est saisi dans ses détails plus il s'abstrait de demande d'aller voir ailleurs. Plus l'organe est compris, plus il signale ses afférences. Connaissance diffuse.
2 Dans le moulage se concentre une somme de connaissances. Même si dans l'élaboration des esquisses, du modelage, le sculpteur s'est écarté d'une vision traditionnelle, même s'il a affronté des incertitudes, le moulage n'offre plus dans sa définition, qu'un lieu où se fixent, se nouent, s'objectivent, une histoire, un sujet, une expérience. Le regard doit contourner le volume pour lier les partie, l'envelopper pour comprendre l'intention. Objet à reconnaître, que la reproduction multiplie uniquement.

Dans les deux cas, on peut toutefois distinguer un même moment où l'expérimentateur et le sculpteur ne peuvent qu'assister l'inscription : la cire et le plâtre se figeant. Moment où la plasticité s'affirme silencieusement.

1 Ce moment inaugure la découverte de l'expérimentateur. Toutes les précautions que celui-ci met en œuvre ont pour fin de faire apparaître des particularités que ses expériences précédentes, ses intuitions, ses réflexions ont pu lui suggérer. Un défaut, une surface indéchiffrable, seraient encore instructifs quand à la qualité des parois et à la configuration de l'organe. Refaire l'expérience ne sera pas ici reproduire le moulage. Même quand celui-ci réapparaît identique, il confirme seulement une première lecture. Quand il est différent, il l'infirme et reconduit alors l'expérience laquelle s'affirme de toutes façons.

2 Ce moment termine la reproduction du modelage dont le moulage efface l'originalité en le répétant et en absorbant d'un seul jet, sous une apparence polie, le travail laborieux de la terre. Toutes les techniques que le sculpteur met en œuvre obéissent à cette exigence : que le moulage lui restitue le modelage durablement. Ainsi la sculpture apparaît toujours déjà une reproduction, ainsi s'éloigne indéfiniment le lieu et le moment de son élaboration. (1976)

In cat. "R.M. : 1977-1987", Crédac, Ivry ; Musée Ziem, Martigues ; Galerie Arlogos, Nantes, 1987.

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Une idée fixe le lichen : fleurir toute l'année.

In cat. "Dedans... / Dehors... / Propositions", Centre culturel de Bretigny-sur-Orge, 1982.

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Les notions d'art abstrait ou d'art concret sont inopérantes pour décrire de nombreux travaux. L'étiquette "nouvelle abstraction" n'a pour moi aucun sens, sauf celui nécessaire à remplir les cases vides des critiques désœuvrés. Max Bill, pour se distinguer de l'art abstrait qui "résulte d'une transformation ou d'une déformation de la nature sensible", invoquait un art concret "qui en serait rien d'autre qu'une concrétisation des idées".
Ces deux conceptions ne me paraissent pas du tout exclusives à condition toutefois que cette "transformation de la nature sensible" concerne et soit déduite uniquement du matériau employé dans la sculpture, que le processus de formation soit déduit de la structure interne du matériau (angle de frottement interne du sable, enroulement des cylindres de papier par exemple).
C'est en ce sens que j'intitule mes pièces : "Formes extraites". Je n'ai pas puisé les ellipses dans le répertoire quasi illimité des formes géométriques, leur agencement ne doit rien à un modèle mathématique. C'est en considérant toutes les potentialités d'un tuyau en P.V.C. que je déduis ces formes. Cette conduite aboutit finalement à un paradoxe (qui n'est pas la moindre des qualités de cette sculpture) : les qualités spécifiques du matériau sont si bien exploitées qu'on ne reconnait même plus sa forme originelle. (cette remarque est vraie aussi pour les "Solides" en carton ondulé). (1985)

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New-York, Nouvelle-Calédonie, sont des noms que l'actualité a banalisés, rendant de plus en plus lointaines et inconnues, la ville d'York et La Calédonie. Est-ce à cause d'un point commun avec son pays d'origine que le colon a ainsi nommé ces lieux ? Où est-ce au contraire le désir de créer des repères avec des noms familiers sur une terre qui lui est étrangère ?
L'une des attitudes n'exclut pas forcément l'autre. La découverte d'un élément reconnaissable, aussi infime soit-il, peut être une amorce pour une identification rapide. On retrouve le même phénomène dans l'histoire de l'art : "néo-réalisme", "nouveaux-fauves" ou "nouvelle abstraction" sont des étiquettes qui désignent un aspect de l'actualité de l'art mais qui en même temps témoignent d'une volonté d'appartenance à une histoire. Dans les deux cas, l'acte d'identification sommaire trahit souvent plus une volonté d'appropriation qu'un désir de découverte. Ces réflexions ne sont évidemment pas sans incidence sur mon attitude dans le milieu artistique et en tant qu'artiste enseignant, car je peux être aussi bien l'objet ou l'auteur de cette appropriation. Dans un milieu comme l'école des Beaux-arts, destinée à l'affirmation des personnalités, je suis sensible au risque de passer trop rapidement de la découverte à l'identification et de l'identification à l'appropriation. (1987)

In livre de présentation, École des beaux-arts de Grenoble, 1987.

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Le plein que j'expose, c'est le vide de ma demeure.
Pour la taupe, creuser est une nécessité. Volonté aveugle. La décision d'élever une taupinière n'est pas le résultat d'une conscience claire. Volonté aveugle. C'est l'expression d'un moment ultime qui permet de prendre sa respiration.

Ce qui est visible est seulement un extrait du travail souterrain. La répartition apparemment aléatoire des taupinières ne révèle pas l'organisation interne des galeries.
L'aire occupée par la taupe n'est pas son territoire. La taupe ne dispose pas de l'espace cerné par les galeries. Le premier tracé oriente définitivement ses déplacements. Si elle veut changer de terrain, il lui faut creuser de nouveau.
Les taupinières sont nuisibles pour les petites cultures de jardins de banlieue ; elles sont utiles pour les larges champs de la culture, elles aèrent.
Dès que la taupe se montre à l'air libre, elle est une proie facile pour le premier prédateur venu.

In cat. "R.M. : 1977-1987", Crédac, Ivry ; Musée Ziem, Martigues ; Galerie Arlogos, Nantes, 1987.

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On sait que le sable meuble n'est pas plastique, qu'il ne restitue pas l'empreinte qu'on lui impose. Le langage courant affirme qu'on ne construit pas sur du sable. On relève par là son manque de cohésion interne, son instabilité. Dans "Ce sol", j'ai mis en œuvre une constante : l'angle de frottement interne, bien connu des terrassiers. C'est-à-dire que l'angle de la pente dû à la chute du sable est constant. Ainsi, avec l'apparition de plans réguliers, j'ai pu "construire" des figures géométriques.

In cat. "R.M. : 1977-1987", Crédac, Ivry ; Musée Ziem, Martigues ; Galerie Arlogos, Nantes, 1987.
(Extrait de l'entretien avec Philippe Cyroulnik)  

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Avant de m'installer dans un travail, j'aime pouvoir me promener dans plusieurs directions, multiplier les expériences, même si certaines n'aboutiront jamais. C'est ce qui me permet ensuite de choisir et de prendre une direction précise. Par exemple, lors de la réalisation de la série des "Vice-versa" avec de la mousse de polyuréthane et des tuyaux vinyliques dans l'eau, j'ai retrouvé subitement un phénomène qui m'avait frappé quelques années auparavant. Il s'agissait de plaques de glace restées suspendues horizontalement dans les hautes herbes après une décrue de la Saône, comme un signal naturel du niveau maximal de la montée des eaux. La mousse de polyuréthane se répandant sur l'eau puis suspendue aux tuyaux verticaux restituait fidèlement sinon l'image que j'avais vue mais au moins la relation des éléments entre eux. Et c'est cette relation que j'essaie depuis de mettre en œuvre.

In cat. "R.M. : 1977-1987", Crédac, Ivry ; Musée Ziem, Martigues ; Galerie Arlogos, Nantes, 1987.
(Extrait de l'entretien avec Philippe Cyroulnik)
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Le lever du soleil, l'événement le plus quotidien entre tous.
Quelle naïveté me pousse à assister aux levers de soleil au dessus de Belledonne pendant deux mois ?
Je ne sui spai assez inquiet pour y chercher seulement la confirmation de ce que je sais déjà, et pas assez instruit pour attendre un événement nouveau dans une course aussi bien réglée que celle du soleil entre deux solstices.
Ma naïveté est une naïveté éprouvante. Pas seulement parce que c'est pénible de se lever tôt le matin, mais parce qu'elle me conduit à éprouver les phénomènes : les ressentir physiquement et vérifier leur dimension.
La ligne brisée d'une chaîne de montagne est un graphique idéal pour repérer point par point, jour après jour, le déplacement du lever du soleil.
Cette ligne désigne aussi bien du temps, que de l'espace.
La montagne est alors à la fois un plan opaque et une courbe qui mesure. Une masse qui insiste, et une ligne qui fuit.

In "Numéro 1", École des Beaux-Arts de Grenoble, 1989

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Extrait d'un entretien fictif avec H.S.

H.S. : Croyez-vous que l'insistance avec laquelle vous traitez différents matériaux ou que votre attention à l'organisation interne des formes puissent avoir un écho parmi les préoccupations de l'art actuel largement orienté sur la question de l'objet et sa présentation ?

R.M. : L'attitude qui consiste à collecter, sur le mode de la déclinaison et de la sérialité, aussi bien des images que des objets s'inscrit finalement dans la tradition du modernisme. C'est toujours une appropriation du monde par la réitération d'un même geste signature où l'artiste cherche simplement la confirmation de sa propre existence.
À la place d'un art "positif apologétique" et de son opposé, un art "contradictoire critique", Baudrillard* voyait émerger un art "homologue collusif" où la "systématique objective" du geste de l'artiste rejouait et faisait le jeu du monde de la production.
L'art américain des années 60 était antérieur et servait de matière première à la réflexion de Baudrillard, tandis qu'aujourd'hui, l'œuvre de Haim Steinback, par exemple, n'est est que la dernière illustration.
Quant à moi, je ne m'identifie ni à un geste ni à une forme ni à un matériau particulier, au risque d'ailleurs d'être considéré comme un amateur, puisque mes déplacements successifs m'empêchent d'accumuler de l'expérience. Je me fond dans les formes que les qualités du matériau autorisent. En me laissant envahir par les choses, je manifeste une volonté de dessaisissement qui est à l'opposé des appropriations tous azimuts. Et si une identité est repérable parmi la diversité de mes œuvres, elle en est la résultante et non un principe directeur.

* "Pour une critique de l'Économie politique du Signe", ed. Gallimard, coll. Les Essais, Paris, 1972.

Publié sous une autre forme in numéro hors série des Beaux-Arts Magazine, publié à l'occasion de l'exposition Nos années 80, Fondation Cartier, 1989.

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Au début de l'hiver, l'escargot sécrète une membrane protectrice, un opercule dont on découvre l'aspect singulier quelques mois plus tard, lorsqu'il s'en libère sur le lieu même de sa retraite. L'opercule n'est pas à proprement parler l'empreinte d'un organe.
Abandonné sur le sol, il reste difficilement identifiable : ni œuf ni mue. Néanmoins, il se distingue nettement de tout bris et de toute déjection. Il est une forme particulière d'expression, un genre unique, ce qui est tout naturel pour un hermaphrodite.
Nécessairement, l'escargot se sépare de son opercule là où il l'a sécrété. Ainsi, l'opercule représente en un seul et même lieu, à la fois une retraite et un départ, une réserve et un abandon.
Généralement, c'est plutôt la pellicule de bave laissée sur son passage que les observateurs pressés retiennent comme trace caractéristique de l'escargot. A partir de cette trace, on peut suivre ses déplacements, repérer ses activités quotidiennes. Mais l'itinéraire ainsi établi ne rend compte que des nécessités de la vie courante. Par contre, en conservant tous les opercules que l'escargot a fabriqués depuis sa première hibernation, on peut retracer les étapes successives de sa croissance, on peut suivre son évolution année par année, lire sa biographie concrètement. (1991)

In cat. "Lato Sensu", Musée des Beaux-Arts de Mulhouse, 1991. 

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"L'autre" * ; les photos ainsi désignées décrivent noir sur blanc la trajectoire de la lune lorsqu'elle "traverse" ma rue. Plusieurs raisons technico-mythiques m'ont conduit à utiliser le sténopé pour fixer cet événement. Le choix du négatif comme première et dernière épreuve révèle mes dispositions quand à la reproduction.
Ici, la photographie n'est pas considérée comme trace d'un moment unique indéfiniment reproductible mais comme unique trace d'un moment qui se reproduit, reproduction céleste celle-là. (1992)

* Comme souvent chez Monnier, le titre de ces œuvres a changé ; ces photographies sont désormais désignées par la date du jour de la prise de vue. (Note de l'éditeur) 

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Toutes les formes réalisées au C.I.R.V.A. obéissent à un même principe de base : le verre pilé est fondu sur le sable dont les pentes sont produites par écoulement naturel, soit sur des plaques carrées, la forme extérieure est alors pyramidale, soit sur des plaques rondes, la forme extérieure est alors conique. Un trou percé dans ces plaques produit, toujours grâce à l'écoulement du sable un cône creux. Ce principe quoique limité, permet de multiples combinaisons. Je me suis arrêté pour l'instant à la forme du sablier, une vision paradoxale du sablier. L'écoulement du sable est antérieur au sablier et il détermine la forme des cônes en verre qui ne verront jamais le temps passer. (1992)

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"La colonne sans moyen" est réalisée avec du grillage à poule qui est fabriqué avec des fils de fer torsadés deux à deux puis pliés suivant un angle tel qu'ils forment une maille hexagonale. Cette opération basée sur un geste simple est encore considérée, son exploitation industrielle en témoigne, comme une des façons la plus économique de produire de la surface.
En superposant plusieurs couches de ce grillage et en faisant coïncider les mailles entre elles, il est possible de torsader deux à deux, les fils de couches consécutives. Une fois que les couches sont solidaires, il est possible de les écarter d'une distance telle qu'il se forme une sorte de maille à trois dimensions.
A partir de ce procédé qui doit ses qualités abstraites à un geste archaïque, il m'a été difficile de ne pas rendre hommage à Brancusi, d'autant plus que les zig zags verticaux du grillage m'y encourageaient.
Hommage un brin dérisoire, la colonne, très souple, a du mal à se supporter elle-même.
Hommage critique sans doute quant au point de vue convenu suivant lequel Brancusi aurait enfin considéré le socle comme forme à part entière s'intégrant à la sculpture qu'il supporte. Ici, ce point de vue est respecté au pied de la lettre, sculpture et socle sont une seule et même chose. (1992)


Richard Monnier

La pente
Aise, Sgraffite, n° 7/8, 1981

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Raide pour l'esclave, signe pour l'égyptologue, la pente des pyramides taillée dans la pierre, devait éterniser le séjour des pharaons.
De la cohésion naturelle mais restreinte du monolithe à la cohésion illimitée mais laborieuse de la construction, dure l'espoir de lier l'idée de permanence avec l'insistance de la pierre.

Faire de l'éternité le parement de la pierre ?
Beau souci vain :
Le poète n'était pas encore né qui aujourd'hui nous signale
« ...la pierre ne se reformant pas dans la nature, elle est en réalité la seule chose qui y meure constamment. »

Imhotep n'était-il pas secrètement convaincu, concevant les premiers degrés de la pyramide qu'il préparait, plus qu'une éternelle demeure, l'éclosion d'une de ces fleurs du Nil, immortelle entre toutes, l'apothème ?

La raison du géomètre : le plan.
Je veux partager cette ingénuité qui dénue de sens la pente.
Même vue d'en bas, je n'y vois pas qu'une ascension
(manque d'ambition ?)
pour la glissade, je n'en vois pas de mauvaises
(manque de jugement ?)
 
Probité de l'instable séance tenant.
Pour délester la pente du labeur de la taille, le sable meuble en confie la reproduction à l'invariable rigueur de la gravité de son grain
grave mémoire.

Richard Monnier, 1981

L'ardoise
Catalogue de l'exposition Moye, Galerie Arlogos, Nantes, 1979
Aise, Sgraffite, n° 7/8, 1981

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(Je me souviens de mes premières abstractions, de ces opérations dont la vérification ne contentait que le maître d'école).

Crayonnée sur toute sa surface, l'ardoise s'éclaire, elle dispense un monochrome qui lui est propre.
Je pourrais lui reconnaître là, une aptitude à se représenter soi-même mais cette poudre grise, suspendue, signale un artefact et la dépossède de son évidence.

Crayonnée sur toute sa surface, l'ardoise diffère sans être altérée.
Ma signature se perd dans la grisaille mais je ne suis jamais absent.
Bonheur d'une authenticité partagée.

Renverser l'étymologie et faire du schiste ce pourfendeur qui répond au philosophe : non, ce n'est pas « l'impuissance » mais ici la tendresse qui « sépare, désengage, émancipe ».

Richard Monnier, 1979