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Étant donné l'État des choses
Par Colette Garraud
Catalogue de l'exposition Après la tempête, Domaine de Trévarez, Saint-Goazec, 2024
Étant donné l'État des choses
Par Colette Garraud
Catalogue de l'exposition Après la tempête, Domaine de Trévarez, Saint-Goazec, 2024
État des choses, tel est le titre d’une haute sculpture abstraite dressée en extérieur près du château de Trévarez. Il s’agit d’une réalisation récente en bronze, nouveauté dans l’œuvre de Roland Cognet qui réservait jusque-là l’usage du métal noble aux figures animalières. Elle offre une synthèse aboutie de bien des aspects de son travail, pour peu que l’on revienne un moment à sa première version en bois.
Car c’est l’arbre qui fournit au sculpteur son matériau privilégié, qu’il recueille un peu partout, rassemblant dans l’atelier et alentour des billes massives comme des troncs entiers, récoltés çà et là, ainsi que des formes déjà manufacturées, poutres et chutes en tout genre, dans l’attente d’être travaillées, voire retravaillées, puisqu’il n’est pas rare qu’il utilise à nouveau des éléments de pièces anciennes. Avec État des choses, il se plaît à associer les essences. Du tronc d’un chêne, il fait émerger la partie centrale, pilier trapu dont la base et le fût en forme de vase sont taillés dans un seul morceau, alors que le bloc qui les surmonte, pris dans un cœur de séquoia dont la surface un peu vieillie a perdu sa couleur rouge, fait fonction de chapiteau. L’histoire de ce bois demeure lisible grâce à la trace des anneaux de croissance laissée par la coupe perpendiculaire au tronc de l’arbre. La forme régulière de la base en chêne et sa large adhésion au sol renvoient d’emblée au rôle du socle dont tous les récits relatifs à la sculpture moderne évoquent les aléas, de sa mise en question par Rodin à son intégration dans le corps même de l’œuvre par Brancusi et les différents jeux combinatoires auquel le soumet le sculpteur roumain. Ici, en outre ce socle ambigu est débordé par deux autres éléments : un mince tronc de poirier en position d’appui, strié sur toute sa longueur - technique que l’on retrouvera avec un tronc de cèdre dressé dans le fumoir du château - et, sur la face opposée, une épaisse planche verticale de pin Douglas complètent un ensemble subtilement déroutant du fait de la différence affirmée entre les profils. En effet, selon le point de vue, la planche tantôt masque le reste de la sculpture, tantôt joue le rôle d’un mur contre lequel s’appuie le « chapiteau », rappel du motif architectural traditionnel du pilier adossé. Allusion aussitôt contrariée, cependant, par l’orientation de la base qui suggère une rotation de quarante-cinq degrés par rapport au bloc sommital. Roland Cognet se réfère de la sorte fréquemment à l’architecture, dont il perturbe volontiers les codes. Ainsi, non loin de Trévarez, au manoir de Kernault, les antiques piliers du grenier se retrouvaient saisis comme dans une mortaise par les troncs posés sur leur base. Nouvellement coupés, ayant conservé leur écorce, ceux-ci prolongeaient au sol l’architecture, en harmonie avec elle par la nature des bois, leur couleur, leur simplicité rustique, alors que cet assemblage étrange contrastait fortement avec la dimension utilitaire de la construction (Greffe, 2013).
Toujours dans la version initiale d’État des choses, on découvre un cinquième élément, plus discret, mais intrigant : un volume blanc de profil triangulaire dont la forme suggère une substance imprécise qui se serait accumulée, presque naturellement, dans l’angle entre la planche et le bloc de séquoia, comme un tas de poussière, présence étrangère au reste de la sculpture par sa couleur, bien sûr, mais aussi par sa surface sur laquelle un modelage rapide, tout d’abord en terre, puis transféré par moulage en résine synthétique, ne masque rien de la trace des doigts. Dans un grand nombre d’œuvres antérieures, comme dans certaines pièces montrées à Trévarez, on retrouve ces monticules ou ces plans immaculés de plâtre ou de résine. Ils se rapportent, si l’on en interroge la source - ce qui, au demeurant n’est pas nécessaire - au thème de la neige. Neige, c’est déjà le titre en 2001 d’une petite sculpture montrant un chamois de plâtre devant une sorte de congère et plus tard des pièces imposantes comportant des plages horizontales ou verticales pareillement travaillées s’appelleront Table enneigée et rocher (2018), ou, assez drôlement, La face nord (2018).
À la réalisation en bronze, l’artiste associe le souvenir du sculpteur Étienne-Martin, qu’il a autrefois connu. Celui-ci pérennisait ainsi ses Demeures, leur permettant d’affronter les éléments, comme c’est le cas pour État des choses. En réalité, le passage par la cire perdue fait naître une autre sculpture. La patine enrichit la base du pilier de taches nuageuses, mais semble renvoyer le timide vestige de neige à son origine de terre brune. Certains aspects, tels que la délicate polychromie des bois, se trouvent effacés au profit de l’homogénéité de l’ensemble, ce qui accentue l’effet de masse – assez paradoxalement d’ailleurs, puisque le bronze, lui, est creux. Les textures superficielles, par contre, qui seules désormais différencient les éléments, sont soulignées. Les anneaux de croissance demeurent très visibles, ainsi que les vaguelettes creusées par la gouge et les stries qui captent la lumière, inspirées par les magnifiques têtes africaines de la civilisation d’Ifé. C’est au demeurant un des traits constants du travail de l’artiste que de laisser visible la trace de son geste, ne se servant guère du lissage de la ponceuse, sauf pour raviver la couleur d’une surface vieillie. À l’extrême, avec la série des Tailles directes, la sculpture, dans une sorte de réduction ascétique, n’aura pas d’autre sens que de donner à voir le récit de sa propre production par la tronçonneuse.
État des choses, tout en cultivant un lien étroit avec les formes et textures naturelles, n’en demeure pas moins, on l’a dit, une œuvre abstraite. Les relations qu’entretiennent, chez Roland Cognet, figuration et abstraction oscillent entre deux modes. Le premier, qui a marqué toute l’histoire de la sculpture moderne comme celle de la peinture, consiste en une sorte de glissement de la figuration vers l’abstraction, par le traitement des motifs qui s’affranchissent, souvent de façon progressive, de l’obligation de ressemblance jusqu’à conquérir leur autonomie : c’est le cas des éléments paysagers sous-jacents mais rappelés par les titres comme Collines et abstraction (2011) ou Les collines, pièce visible à Trévarez, simple ensemble de bois dressés, de diverses couleurs et d’inégales hauteurs, suggérant une ligne de crêtes accidentée. Le second mode, plus rare, et dont use l’artiste avec une liberté provocante, consiste à juxtaposer, soit dans la même sculpture, soit dans l’occupation toujours réfléchie du lieu de monstration, les puissants volumes abstraits, le plus souvent de bois, avec des figures animales, non seulement tout à fait identifiables, mais dont la justesse des contours et des postures est fréquemment servie avec finesse par la fluidité du bronze. Ainsi, dans l’agencement prévu sous la grande verrière des écuries de Trévarez, un loup, animal familier de l’œuvre, parfois représenté en meute, ainsi qu’un lynx, dont c’est à l’inverse la première apparition, vont se glisser entre les formes massives ancrées au sol, et des oiseaux, un vautour, une corneille, se percher sur certaines d’entre elles. L’ensemble ravivant encore cette thématique du paysage qui irrigue plus ou moins secrètement tout le travail du sculpteur, et s’affirme davantage dans les tableaux vivement colorés du peintre qu’est aussi Roland Cognet.
Celui-ci définit sa sculpture avant tout comme une expérimentation des rapports au sol, à travers les socles intégrés, comme on l’a vu, et différemment dans la réalisation de tables, « qui rejouent l’idée de sol et d’espace »1. Alors qu’on trouve, en d’autres endroits du château, de multiples formes de supports, destinées à surélever les petites pièces ou magnifier un tronc couché, la verrière des écuries, quant à elle, abrite surtout les jeux sur les socles et l’ancrage au sol, avec ou sans cales de soutien, de billes ou de poutres épaisses et longues. A cela s’ajoute certaines allusions à l’histoire de la statuaire, dont les modes conventionnels de présentation sont détournés. Ainsi, une belle tête de cheval en bronze, que l’on pourrait qualifier de « classique », repose, dans le déni de toute symétrie, sur le côté d’une poutre couchée, elle-même flanquée d’une autre, plus courte et verticale. À l’effet de poids, à la géométrie puissante et simple, à l’angle droit rigoureux, s’oppose le déséquilibre que génère une troisième poutre plus légère, mince, oblique, dressée sur l’angle de la précédente dans la position d’appui déjà rencontrée avec État des choses, et qui s’avère fréquente dans l’œuvre de l’artiste. Un tel agencement d’allure provisoire contredit l’affirmation d’une relation au sol stabilisée par les masses, suggère l’idée de mobilité, d’incertitude, et vient rappeler que le travail de Roland Cognet s’inscrit aussi sous le signe du déplacement. On notera d’ailleurs qu’auparavant, la tête de cheval s’était trouvée mise en scène très différemment, posée, dominante et solitaire, au sommet d’un pilier vertical, comme ce sera le cas, toujours sous la verrière de Trévarez, d’une tête de gorille en bronze.
Dans une pièce voisine, le long d’une planche épaisse de sequoia posée sur des pieds métalliques, sont alignées des formes en plâtre : un volume évoquant un fruit indéterminé et, dressées ou couchées, trois têtes d’animaux. On reconnaîtra celle du cheval de bronze pour laquelle ce plâtre a servi de moule. Les autres, têtes de lion ou de bonobo, se trouvaient en attente dans l’atelier. Atelier où le spectateur est d’ailleurs invité à pénétrer par le truchement d’un film projeté tout à côté. Comme les « neiges », ces têtes ont été d’abord modelées en terre, et la terre ensuite moulée en plâtre, lequel restitue la spontanéité et la sensualité inhérentes au travail initial du modelage. Ces formes d’une fantomatique blancheur dont le vide intérieur est exposé, et qu’on imagine légères, introduisent une distance, tant avec leur sujet, qu’avec l’ordinaire densité matérielle de la sculpture.
Les têtes de singes sans regard, traitées en larges masses et parfois gravées, géantes, sur des panneaux de bois noircis creusés brutalement de profonds sillons, bien loin de souligner, comme on le fait souvent, la ressemblance avec l’homme, renchérissent encore sur l’altérité, l’opacité, le mystère de la présence animale. « …ainsi, au lieu de considérer tout ce qui chez le singe s’approche /devrions nous considérer tout ce qui chez lui s’éloigne… »2 écrit Jean-Christophe Bailly dans Le parti-pris des animaux, ouvrage motivé, précise l’auteur, par « la surprise et la joie que les animaux existent et, par conséquent l’inquiétude face à l’hypothèse, se vérifiant hélas un peu plus chaque jour, de la disparition d’un grand nombre d’entre eux »3. Outre l’intérêt pour leurs formes puissantes, c’est aussi pour cela que les grands singes, espèces menacées, sont très présents dans l’œuvre Roland Cognet.
La maquette, faisant suite au croquis, est pour lui une étape indispensable, comme dans le travail de l’architecte, aussi bien en ce qui concerne les sculptures isolées, que leur agencement dans l’espace de monstration. C’est peut-être là l’origine des œuvres, elles définitives, que sont les « petits théâtres » ou « petits mondes », nombreux, divers, tantôt narratifs et colorés des mêmes tons vifs et clairs que ceux de sa peinture, avec animaux tachetés, palissades de jardin, éléments de toiture rudimentaire, miniatures de paysages ou de coins d’atelier, tantôt plus abstraits, composés de formes simples aux associations énigmatiques, et s’en tenant aux teintes des matériaux à peine soulignés de blanc (c’est le cas de ceux choisis pour Trévarez). Jouant de toutes les techniques et matériaux, empruntant parfois au réel pierres ou bouts de branche, tous sont perchés sur de hautes tables aux pieds fins, qu’un second support peut redoubler. Comme si ces délicats assemblages d’objets, soit reliés par des tiges frêles, soit simplement juxtaposés, cherchaient à fuir le sol où s’arrimaient si fortement les grandes sculptures, dans une aspiration au champ libre que soulignent à l’envi leurs titres (Conquête d’un espace, Espace suspendu…)
La distance au sol qui caractérise les « petits théâtres » se retrouve à grande échelle et en extérieur avec de hauts présentoirs métalliques, ou « portiques-tuteurs » comme les appelle Frédéric Bouglé4, sur lesquels l’artiste dispose horizontalement tantôt des troncs, tantôt des poutres. Le plus spectaculaire de ces gisants est peut-être Le grand séquoia (2014) de Kernault, isolé contre le ciel, dressé à plus de quatre mètres de hauteur, dont les poutrelles rouges, inspirées des impérieuses sculptures de Mark Di Suvero, supportent une grume d’environ cinq tonnes, hommage à « l’arbre rouge », qui, déplacé sous nos climats, se meurt aujourd’hui dans de nombreux parcs. Pour l’exposition Au bord des paysages, sur le chemin de randonnée du Pic Saint-Loup, le dispositif instaure une nouvelle combinaison entre le tronc vivant et son devenir manufacturé : une poutre en cèdre surélevée par une structure peinte en jaune, très voyante dans la verdure, contre un chêne au port déséquilibré par la perte d’une branche, semble, dans un récit trompeur, pousser l’arbre qui lui résisterait. La relation des œuvres à l’architecture s’affirme à nouveau lorsque les hauts socles essentiellement constitués de vide s’adossent à une paroi, mur d’enceinte ou façade, comme, à Kerguéhennec, le tronc d’un chêne déraciné par la tempête de l’hiver précédent, ou celui d’un frêne rehaussé par des poutrelles d’un rose vif sur une place de Watwiller. L’artiste semble alors cultiver l’ambivalence entre l’image du contrefort, ou de tout autre organe d’épaulement, et celle d’un instrument de démolition, tel un bélier. C’est le cas d’Après la tempête, œuvre aujourd’hui installée contre la façade du château, un pin dont la base très évasée rappelle la violence de l’arrachement par l’ouragan Zeus en 2017. Conformément au parti pris de sobriété chromatique de l’exposition, les éléments du support gardent ici la couleur du métal.
« L’arbre, que tout d’autre part lie à la terre, écrit Olivier Rolin, est véritablement le complice de l’air dont il manifeste le mouvement par la trémulation de ses feuilles et le roulis de ses branches. Ils jouent tous deux dans le même orchestre »5. Orchestre auquel participe la lumière, et qui a inspiré quelquefois à Roland Cognet des vidéos uniquement dédiées au mouvement des futaies. Il arrive toutefois, et aujourd’hui, comme on sait, de plus en plus souvent, que le final du concert soit d’une rare violence, et que la complicité se fasse meurtrière. L’arbre déraciné dévoile alors cette part obscure de lui-même, telle un reflet de son expansion aérienne, enfouie dans ce que le même auteur appelle « la forêt suspendue des morts ».
Roland Cognet a souvent installé des sculptures, déjà réalisées, dans des parcs, et se montre alors, comme en intérieur, extrêmement attentif au contexte, d’autant que l’on sait combien les œuvres de la nature peuvent s’avérer de redoutables concurrentes pour celles de l’homme. Cependant, de façon plus rare, le grand chêne déraciné gisant sur la prairie de Trévarez a généré un projet entièrement in situ, c’est-à-dire conçu exclusivement pour le site, induit par lui, et semble même vouloir inverser le rapport entre l’œuvre et le lieu : ce n’est plus l’œuvre qui vient occuper le lieu, mais le lieu qui, pour l’essentiel, fait l’œuvre. Les formes de celle-ci sont alors tributaires d’un tout autre « état des choses », celui qu’impose à l’homme les accidents du paysage. Autour du chêne du Grand rendez-vous tout un microcosme de broussailles et d’existences minuscules s’est développé, que l’on a souhaité respecter en écartant l’idée de déplacer le tronc, auquel l’artiste n’aura ajouté qu’un petit peuple d’oiseaux noircis par le feu sur les branches nues et les racines hérissées, confèrant à l’œuvre une dimension funèbre.
Après la tempête : le titre qu’a voulu Roland Cognet également pour l’exposition fait-il simplement référence à la collecte de matériaux que les colères de la nature viennent offrir au sculpteur ? Évoque-t-il l’apaisement contemplatif qui succède encore aux orages ? Ou doit-on l’entendre comme un sombre avertissement : à la grande tempête qui s’annonce, qu’y aura-t-il comme « après » ?
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— 1.
Entretien avec Nathalie Gaillard in Roland Cognet. Sauvage, galerie Nathalie Gaillard,2008, n.p.
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— 2.
Jean-Christophe Bailly, Le parti pris des animaux, Christian Bourgois éditeur, 2013, p.16
- — 3.
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— 4.
Frédéric Bouglé, « Structure possible, et manège d’ateliers », in Roland Cognet. En fait il faut peut-être chercher encore, Le creux de l’enfer, 2012, p.9
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— 5.
Olivier Rolin, « Grande voix de l’automne », in L’arbre et le photographe, Beaux-arts de Paris les éditions, 2011, p.18
Sculpteur et naturellement philosophe
Par Jean-Paul Blanchet, 2023
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Roland Cognet, son œuvre
Par Caroline Perrin, 2015
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Éloge de l'arbre
Par Colette Garraud
Catalogue de l'exposition Souvent les arbres se déplacent, Manoir de Kernault, 2013
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