Samuel Rousseau
Dossier mis à jour — 18/08/2025

Textes

Le motif dans le tapis

Par Françoise Parfait
Catalogue ADIAF / Le Prix Marcel Duchamp, 2011

L'échappée belle

Par Philippe Piguet
Catalogue d'exposition, Museu d'Art de Sabadell, 2003

Projetée dans la pénombre, sur la marche la plus basse d'un escalier, l'œuvre vidéo de Samuel Rousseau intitulée "P'tit bonhomme" ne manque jamais de retenir l'attention réjouie du spectateur. Elle montre en effet un homme au format lilliputien qui ne cesse de sauter en l'air dans l'espoir d'attraper le rebord de la marche qui est au-dessus de lui mais, hélas ! tous ses efforts restent vains. À chaque essai, il se ramasse le cul par terre, puis se relève, reprend courage et force, concentre son énergie et se lance à nouveau à l'assaut de l'insurmontable paroi : rien n'y fait, tout est à recommencer - et la bande se déroule en boucle comme pour mieux sanctionner l'impossible défi. Du rire, le spectateur passe peu à peu à une sorte de retenue compatissante qui en dit long sur la dimension somme toute dramatique de la situation.

Dans son ouvrage consacré au rire, le philosophe Henri Bergson a magnifiquement analysé les mécanismes qui mettent à l'épreuve nos nerfs zygomatiques. Le chapitre sous-titré "De la mécanique plaquée sur du vivant" l'envisage sous l'angle duel de la comédie et de la tragédie, soulignant comment l'un entraîne l'autre à l'instar de ce qui fonde l'œuvre de Buster Keaton. En d'autres temps, Albert Camus, un autre philosophe, a quant à lui décrypté ce qu'il en était du Mythe de Sisyphe, mettant en exergue le non-sens du monde et l'obligation pour la condition humaine de trouver le bonheur au sein même de l'absurde.

Placer la démarche de Samuel Rousseau à l'aune de cette duelle et prestigieuse tutelle pourra paraître excessif. Peut-être. Il n'en reste pas moins que, d'une part, les procédures mises en œuvre dans son travail en appellent à toute une mécanique qui joue tant du programmatique que de l'aléatoire et de l'attendu que de l'imprévisible et que, d'autre part, Sam - comme il se nomme lui-même - n'a pas son pareil pour charger les dimensions conjuguées de l'absurde et du non-sens d'une rare dose poétique. Parce que le poème - entendu au sens épique du terme - a cette qualité d'être tout à la fois dédié tant au bonheur qu'au drame de l'existence, il est le vecteur dynamique qui motive l'artiste à l'œuvre. Touche-à-tout plein d'invention, exploitant les ressources des techniques les plus sophistiquées - logiciels de développement, de montage d'images et de sons... -, comme celles des matériaux les plus élémentaires - bouteilles plastiques, pelle de chantier, machine à laver... -, Samuel Rousseau est un artiste inclassable. Il défie les lois de tous les genres par un goût irrépressible de l'expérimentation et par une permanente remise en question de nos habitudes perceptives. Rien n'excite plus son imaginaire que de s'en prendre à des clichés éculés et de les faire basculer du côté de l'incongru, comme il transforme par exemple de vieux canevas encadrés, kitsch à souhait, en d'étonnantes images animées. Une autre façon de jouer sur les deux tableaux du ludique et de la dérision, tout comme de la collusion du vulgaire et de l'artistique.

Il en va de même de ses papiers peints vidéos qui procèdent de la projection au mur de motifs en mouvement décuplés à l'envi et dont l'immatérialité le dispute à la lourde contingence des moyens techniques mis en œuvre. Quoique rendu à un état exclusivement formel, le répertoire iconographique que Samuel Rousseau s'est inventé en ce domaine n'est pas sans renvoyer à ce qui fonde sa démarche. Il use tantôt de toutes sortes d'ustensiles de cuisine, de légumes ou de fleurs pour composer de véritables tapisseries ornées, tantôt de simples figures géométriques qui sont déduites d'un programme informatique en langage java dont la matière est une succession de chiffres et de mots et qui "décide" lui-même parmi des millions d'options de la couleur, de la forme et de la fréquence des motifs projetés.

Entre le petit monde du quotidien, voire celui de l'insignifiant et de l'ignoble - entendu au sens de "non noble" - et l'univers élaboré à l'excès des technologies nouvelles, l'art de Samuel Rousseau se joue des apparentes contradictions. De ce qui les distingue tout en les rendant complices. Il les cultive pour mieux nous entraîner à la découverte d'un inconnu dont il est le seul à pouvoir nous ouvrir les portes. Tout à la fois bricoleur, savant et magicien, Sam appartient à cette rare famille d'artistes qui se joue du trafic du sens pour le détourner au bénéfice de l'inédit, de l'impertinent et, pour tout dire, du fabuleux. Parce que la fable s'offre comme le lieu par excellence d'un récit à base d'imagination, c'est-à-dire d'une fiction, et qu'elle est à même d'indiquer une échappée et, par delà les vicissitudes de l'existence, une possible sortie.