Le lieu et la formule
Par Stephen Wright, juin 2011
« trouver le lieu et la formule », Rimbaud, Vagabonds
Lors d'un workshop à l'École des beaux-arts de Saint Brieuc en 2010, Slimane Raïs résume son modus operandi comme suit : « dans mon art, je compose avec l'inattendu pour créer des espaces de rencontre. Seulement, ces espaces ne sont pas toujours physiques : parfois ils sont diffus, discrets, mentaux, émotionnels... » Souvent ce sont des espaces-temps d'interlocution - de dialogue, d'échanges, d'interpellations réciproques, pour parler - activés par ceux qui en font usage. Ce ne sont des espaces, en somme, qu'au sens figuré, rendus opératoires par la présence de l'invisible mais indéniable cadre performatif mis en place par l'artiste. Plus précisément, dirions-nous un peu plus loin, ce sont des espaces profanes. Mais tout d'abord, familiarisons-nous avec le vocabulaire conceptuel qu'emploie l'artiste pour décrire sa démarche.
Quel que soit le projet, l'alpha et l'oméga du travail artistique de Slimane Raïs est la rencontre d'un lieu et d'une formule. Cette rencontre, il la nomme le PPCM (plus petit commun multiple) de l'œuvre : un espace arithmétique qu'il s'agit de transformer en un espace artistique de travail. Un espace commun aussi, sorte d'intersection entre le vécu de l'artiste, l'odyssée collectif et une certaine histoire de l'art que la proposition met en évidence.
Cette méthodologie se vérifie dans tous les travaux de l'artiste et se concrétise dans le présent projet dans l'intersection de deux espaces : celui, littéral, de la chapelle ; et celui, imaginaire voire fantasmé, de la représentation ; « inventer ce PPCM, affirme l'artiste, par ce simple glissement symbolique, est pour moi la meilleure manière de répondre à cette proposition - celui d'investir ce lieu chargé de symbole et d'histoire. »
De quoi s'agit-il ? D'abord de « réorienter » la chapelle de 45° sur le plan symbolique et par une intervention sur la surface au sol, afin de lui donner une double orientation : celle d'un lieu de culte chrétien (vers l'est), celle d'un lieu de culte musulman (vers la Mecque). Cette rencontre entre le lieu et la formule produit deux espaces. Un premier, diagonal, à l'intérieur de la chapelle, délimité par un plancher en bois, créant une sorte de scène sur laquelle l'artiste pose une œuvre en hommage aux soulèvements arabes. Un second, à l'extérieur, sous forme d'une terrasse composée de dalles de granit blanc, disposées en une calligraphie arabe, où l'on peut lire le mot « Odyssée » - le titre, précisément, de l'œuvre à l'intérieur. Par une sorte de chiasme, l'espace extérieur vient nommer l'espace intérieur qui se réfère à son tour à l'extérieur dans une parfaite symétrie tautologique.
Mais il y a lieu également de parler d'un tiers espace – d'un espace profane. Si l'intervention dans la chapelle met en évidence une certaine logique de désacralisation, dans la plupart de ses œuvres antérieures il s'agissait de profaner l'art - à savoir, de lui arracher à son aura et à son statut social « sacrés » pour le rendre moins intimidant, de lui donner une valeur d'usage. Ici, comme toujours chez Slimane Raïs, il s'agit pour l'artiste de travailler non pas sur l'espace (depuis un point de vue détaché, distancié, comme si le lieu avait une identité stable), mais avec lui. Cette relation empathique, impliquée, complice, mais sans concession, n'est pas sans affinité avec une certaine intention profanatrice.
C'est Giorgio Agamben qui a élevé le concept de profanations au rang du sujet philosophique contemporain : « profaner, affirme-t-il, c'est restituer à l'usage commun ce qui a été séparé dans la sphère du sacré (...). Une fois profané, ce qui n'était pas disponible et restait séparé perd son aura pour être restitué à l'usage. »
Les dispositifs médiatiques de nos sociétés – et du monde de l'art – font tout pour neutraliser le potentiel profanateur du langage et pour empêcher qu'il libère un nouvel usage, de nouveaux usages. En profanateur contemporain, Slimane Raïs expérimente le PPCM du profane.