Espèces d'espaces
Espèces d'espaces
Par Didier Mouchel, 2015
Je ne sais plus dans quel roman, l'écrivain Benoit Duteurtre débute son texte par une tirade étonnée et ironique sur la toponymie des immeubles de la banlieue du Havre : comment ces barres ingrates alignées au hasard d'espaces sans qualité pouvaient-elles s'appeler Monet, Dufy ou Boudin ? Quel rapport entre ces grands ensembles uniformes et ces grands maîtres de l'histoire de la peinture ? Qu'est-ce que l'assemblage arbitraire d'une dénomination flatteuse et d'un groupe d'immeubles collectifs récents ? À Évreux, on a choisi de désigner chacun des 28 HLM du quartier de la Madeleine du nom d'une essence d'arbre : sureau, frêne, bouleau, orme, hêtre, thuya, etc. La forêt des immeubles remplace-t-elle une futaie dont elle aurait causé la disparition ? Ou bien est-ce l'engouement d'un bailleur social pour l'arboriculture qui a transformé le grand ensemble sorti de terre en arboretum ? Aucune de ces conjectures ne renseigne assurément sur cet état des lieux.
Quoiqu'il en soit, Yveline Loiseur, artiste et photographe, en résidence dans un lycée horticole et paysager à Évreux, n'a pas manqué de remarquer ce collage hétérogène pour en faire un motif de son travail personnel. En cela elle a choisi de poursuivre sa réflexion sur l'espace public et la mémoire des villes, se nourrissant des recherches déjà engagées en 1992 et 2008 dans la périphérie de Dresde en Allemagne et en 2011 dans celle de Trieste en Italie. Avec sa série Dans les plis sinueux des vieilles capitales, à Roanne en 2011, elle explorait déjà le rapport entre les espaces verts souvent indéterminés et les formes architecturales de la modernité "brutaliste".
À partir du quotidien reconstruit des expériences communes qui est au principe de tous ses travaux photographiques, Yveline Loiseur tente de circonscrire l'espace urbain en lisière des villes. Son attention porte sur les décalages et incongruités perçus dans la réalité sensible dont elle exalte à sa façon la dimension poétique. À Évreux, la singularité de la toponymie du quartier de la Madeleine, construit dans les années soixante, régulièrement transformé et remodelé depuis 15 ans sous l'égide de l'agence nationale de rénovation urbaine (ANRU), l'a attirée, elle en propose une série de fragments parfaitement cadrés, composés, éclairés. Souvent frontales, ses vues à moyenne distance agglomèrent sur le même plan la composition du dessin d'une façade et la présence d'un ou plusieurs arbres. Parfois ceux-ci sont simplement des ombres ou des formes peintes, des motifs colorés en céramique ou en carreaux de bardage. Toujours la composition est impeccable, structurée par les lignes de force des arbres eux-mêmes, d'un lampadaire ou du soubassement de l'immeuble. Une confrontation s'opère entre la géométrie du béton et le fourmillement des formes de la nature, entre l'immeuble et le mobile, l'immobilier et les branches sensibles au vent et aux lumières.
Différentes temporalités affleurent dans les images d'Yveline Loiseur, celles des immeubles avec leur implantation puis leurs réhabilitations, leurs usages si ce n'est leur usure, et celle du temps qui passe, du rythme des saisons. Le temps long des politiques de la ville, avec ses strates multiples, ses destructions et ses contradictions, se trouve mis en tension avec le cycle des arbres, celui des feuilles, des fleurs et de la lumière qui les éclaire. Dans cet entre-deux, Yveline Loiseur montre autant qu'elle questionne. Elle rend singulière cette ville quelconque détachée de ses habitants et nous suggère combien il devient difficile de penser l'espace public dès lors qu'il n'est plus que collectif, impersonnel, éloigné des expériences de la communauté urbaine. Dans le même temps elle produit des portraits de lieux, d'arbres, de sites.
Proche des modèles littéraires attachés à la description d'un quotidien peu visible, soucieuse des formes simples et fortes de l'architecture, Yveline Loiseur scrute ces "espèces d'espaces" comme un Georges Perec photographe. Elle les requalifie par le choix des cadrages, la nomenclature et l'accumulation. En regardant cette ville diffuse avec amitié, comme une cité prometteuse en terme d'habitat rationnel, peut-être aussi d'environnement et de qualité de vie, elle contribue à la fabrication d'un nouveau paysage urbain. Ses notations d'un quotidien inaperçu, ses croquis sensibles en forme d'éloge de la banalité apparente, sont autant d'invitations à redécouvrir ce bout de ville, parce qu'il est impossible d'agir et de vivre dans des lieux que l'on n'apprécie guère. 1