Rognon a la rage
Rognon a la rage
Par Jean-Paul Fargier, 2004
Rognon ! Drôle de nom pour un artiste... Ce n'est pas moi qui le dit, c'est elle. Dans une vidéo d'une minute (C'est pas un nom d'artiste, 1999), Anne Marie Rognon révèle que son père, qui s'appelait Trognon, a modifié son patronyme en ôtant le T, car la loi permet à titre gratuit de transformer un nom désobligeant en modifiant une lettre. Une seule. Elle pourrait à son tour accomplir la même opération en ôtant le R, mais, remarque-t-elle, Ognon c'est guère mieux. Et Gnon, pas davantage. Quant à Non, c'est pas un nom... Alors va pour Rognon. « Mais c'est pas un nom d'artiste, ça... » conclut-elle avec une jubilation malicieuse, en gros plan, face à la caméra, pendant qu'un effet de régie remplit peu à peu l'image avec son visage en un mouvement inversé de grignotage, comme si après avoir épluché une pomme sans lever la lame on la rhabillait.
Tout Rognon est là. Dans cette rapidité, cette raillerie, cette rage. Rage de l'expression autant qu'expression d'une rage. Façon de rire de soi, du réel, de l'art, plutôt que d'en pleurer. Car il y aurait de quoi. La vie est un enfer consenti.
Identités remarquables (4'40, 2000) met en parallèle l'activité humaine et celle des fourmis. Images d'autoroutes fourmillant de voitures et images de fourmis voiturant leurs brindilles sur des chemins balisés alternent, s'équivalent. Rapprochement éculé ? Peut-être, encore que... Qui l'a vraiment pris au sérieux ? Et puis ce n'est qu'un début, vous n'avez encore rien vu. Surtout, vous n'avez encore rien entendu. Une voix s'élève et ne lâche plus les images. La voix de la Rognon, rêche, solde les différences : remarquablement nulles. « Contrôle effectué : Rien à signaler. Envoyez les slogans de motivation. J'envoie. L'important c'est votre rendement. Travaillez vite. Si vous gagnez une heure, vous aurez une prime. Donnez le maximum. Conjuguez vos efforts... »
Cela tombant pareillement sur les fusées à six pattes ou sur engins à quatre roues. Et puis tout à coup, la voix monte d'un cran, vitupère : « Surveillez cet individu (une grosse fourmi peu véloce), c'est une philosophe, elle ralentit la production... » Autre vue d'autoroute : un tournant bien arrondi. Aussitôt, la voix : « On monte sur la platine... Envoyez la musique... Produisez... consommez... dormez... produisez... » Petite musique aigrelette. Effectivement, la chaussée évoque un microsillon.
Tout Rognon est là. Forcer le sens du réel en forçant les images avec des mots qui leur assignent une identité. Et puis vriller la situation, avec la même voix, passer de l'autre côté de la barrière : « Je me demande sur quel circuit on est embarqué. J'ai l'impression qu'on sert des intérêts qui ne sont pas les nôtres. » Ouvrir une possibilité de révolte. « Quel est le rapport du temps réel et du temps machine... et du temps des cerises ? » Changer encore de posture (et à ce moment-là on passe à l'intérieur d'une voiture, on tient quasiment le volant) pour jouer les maîtres : « Notre système est déréglé. Tu peux le mettre en sur-cadence » (images accélérées de voitures), « tu peux leur accorder la grève » (image arrêtée de voitures), « l'important c'est qu'ils croient que c'est leur propre décision... » Pirouette finale : « Eh ! toi aussi tu es dans le bus. » Et tout ça en moins de cinq minutes. Légèreté, satire, jeu de rôles. Images sans chichi, concept dur, prépondérance verbale. Ce sont les mots qui mènent la danse. L'image se soumet à leur arbitraire, à leur caprice même. L'effet spécial (accélération, gel, ralenti, volet, split) est l'exécution d'une métaphore verbale, pas un cocorico de hard-ware.
Cette maîtrise et cette volonté, si peu à la mode, se trouvaient déjà dans sa première bande, travail de fin d'études aux Beaux-Arts de Clermont-Ferrand. Tourner la carte (5'49, 1999) se présente presque comme des essais de caméra mis bout à bout, une suite d'images mal cadrées, de mouvements gauches, de mises au point ratées : un condensé de gestes amateurs. On filme depuis sa fenêtre les gens dans la rue, les passants, les livreurs, les véhicules, les embouteillages, le ciel... Puis on sort, et ça tangue toujours autant. Chaque plan est arraché au vacillement. C'est épouvantable, alors ? Aucunement, car ce n'est pas un film muet. Si, effectivement, il se résumait à ce que je viens de décrire, il y a longtemps qu'on aurait arrêté la projection, éjecté la cassette. Toutes ces images de guingois tiennent debout à cause de la voix qui les commente. C'est un commentaire en direct, émis par une voix éraillée, la voix de celle qui tient la caméra : elle redouble ce qu'elle cadre, mais ne se contente pas de décrire, elle interprète, délire, émet des suppositions cocasses, affirme péremptoirement des intentions... Puis, elle prend de plus en plus d'assurance, d'autorité, elle impose sa tyrannie, inflige des ralentis aux uns, des immobilisations aux autres, elle se joue du réel qu'elle avait semblé servir d'abord. Enfin, elle se lance dans des prédictions : « Celui-là, il va se casser la figure », et le quidam trébuche... « Au bout de la rue, on va voir un aveugle » et un aveugle se pointe. « Eh ! je te l'avais bien dit qu'on verrait un aveugle... »Le coup de génie de cette vidéo tient dans ce glissement presque imperceptible du présent au futur, par lequel on saute du Direct au Montage : manifestation d'un savoir montrer remarquable affirmant les prérogatives du Moi.
D'où tient-elle cette belle certitude qu'il reste à l'artiste des choses à dire et à montrer (et on a vu lesquelles) sans se laisser intimider par les prophètes de la fin de l'art, les suppôts du duchampisme ? Anne Marie Rognon signe aussi une série intitulée « Où est-ce que je pourrais trouver ça ? » Des vagues dans une piscine. Une couverture isotherme. Une barrière automatique de parking. C'est toujours le même dispositif : une voix interroge quelqu'un et provoque la nomination de l'objet, sa description. Elle insiste, jusqu'à saturer la scène de sa quête. Voilà une façon subtile d'exposer un Ready Made en prenant pour socle la parole. Or après Duchamp, on le sait, les artistes faute de pouvoir vraiment rivaliser sur les objets tout faits (un objet en vaut un autre) cherchent à se distinguer par le choix du piédestal. La parole comme socle ! Il fallait y penser. Et après y avoir pensé, arriver à le ciseler. Rognon cisèle des socles qui échappent à la réification et par là dynamitent la clôture du Ready Made. Car ce qu'elle expose alors ce n'est pas un objet de plus sur un socle de plus mais le Ready Made en soi, le Ready Made en personne, grand méchant loup devant lequel elle ne cesse de tirer la langue.