Archéologie photographique imaginaire
Archéologie photographique imaginaire
Par Régis Durand
Catalogue du Mois de la Photo, Paris Audiovisuel, 1990
« Pour nous, tout est déchiffrable à l'avance, nous avons d'extraordinaires moyens d'analyses, mais pas de situations. Nous vivons théoriquement bien au-delà de nos propores événements ». Jean Baudrillard, La Transparence du mal, 1990.
Ces photographies, ces « objets » plutôt, Arièle Bonzon a voulu qu'ils soient comme s'ils avaient traversé le temps, comme s'ils étaient des signaux qui émettent depuis une strate éloignée de l'expérience et de la conscience. En cela, elle dit évidemment le désir de toute photographie de se réapproprier une mémoire. « Objet-temps », « grain de temps » (D. Sibony), elle est donc ouverte à tous les retournements, tous les déplacements. Et c'est pour cela sans doute que les images photographiques s'accompagnent parfois, comme c'est le cas ici, d'un appareillage plastique et fictionnel qui est censé leur donner un peu de stabilité, les entourer d'une zone protectrice, comme un espace scénique privé qui tiendrait à distance l'abrupte confrontation avec le réel. Ces photographies sont d'ailleurs elles-mêmes issues d'une représentation théâtrale des Troyennes d'Euripide en grec ancien, vue à Hambourg d'abord, puis à Gibellina en Sicile.
Du spectacle, la photographie a pris non pas une documentation ou une trace fidèle, mais un peu de cette identité commune dont parle Barthes, sous les auspices du Tableau Vivant. Mais surtout elle a cherché à saisir les traces du passage de ces images à travers différentes dimensions : géographique, temporelle, psychique.
A chaque fois, c'est une secousse qui ébranle les certitudes de la conscience. Secousse de cette langue archaïque (je me souviens de l'Electre montée par Andreï Serban en grec ancien aux Entrepôts Lainé de Bordeaux, et de ses Troyennes en 1975 aux Bouffes du Nord, et du choc que ces voix furent alors pour nous).
A Gibelllina, la secousse inscrite dans le paysage est celle qui ravagea la ville en 1968, et c'est à un artiste, Alberto Burri, qu'il fut demandé d'en conserver la mémoire en enfermant les décombres dans d'immenses blocs de béton blanc. La photographie elle, n'a pas vocation au monument (ni sans doute, pour les même raisons, au monumental). C'est donc une autre forme de commémoration qu'Arièle Bonzon a mise en œuvre. Elle a choisi de faire de ses photographies des objets retrouvés, et de leur redonner ainsi une origine fictive qui préserve en même temps leur caractère d'énigme.
L'archéologie, on le sait, est une fable majeure de l'inconscient et du travail auquel il se livre. Sur les stèles fragiles qu'Arièle Bonzon a érigées, pris dans des enchâssements de zinc et de plastique, les fragments de réel que sont toujours les photographies semblent s'éloigner dans un temps mythique. Mais ce que nous entrevoyons surtout, c'est le double spectacle d'un travail de mort, de deuil, et d'un travail de tissage et d'assemblage, un patchwork de désirs et de fantasmes. La figure tutélaire, ici, n'est pas l'énigmatique et élégante Gradiva (celle qui avance, dans le récit de Jansen et de Freud). C'est Cassandre, l'imprécatrice. La violence, pourtant, semble gagnée par la distance apaisante du rêve. La défaite des femmes arrive jusqu'à nous dans le silence. Et peut-être le plus bel hommage qu'on puisse leur rendre n'est-il pas de raviver artificiellement cette fureur ancienne, mais de leur imaginer, comme le fait Arièle Bonzon, une vie secrète et fictive qui aurait suivi son cours jusqu'à nous, et dont quelques fragments viendraient d'être exhumés. Les voici livrés à nous, gris de leur séjour parmi les ombres, gris comme le métal et comme la photographie, mais rappelés à la vie par la trame intarissable d'une parole, d'une écriture.