Bertrand Stofleth
Dossier mis à jour — 13/10/2022

Texte de Joerg Bader

Texte de Joerg Bader
In Recoller la Montagne, Semaine n°439, une publication d'Immédiats, 2020

Recoller la Montagne est un titre trompeur. L'énoncé n'est pas opérant. Il n'est pas possible de recoller les morceaux de rocher qui s'effondrent chaque année dans les Alpes ; même avec la meilleure glue du monde, ni Super Glue, ni UHU, même pas ARMY PAINTER SUPER GLUE. Même en recollant le dernier grand bout du sommet, il retombera, car le permafrost qui « colle » l'ensemble des rochers fond constamment sous les effets du réchauffement climatique. Les rochers tombent et tomberont.
À l'heure actuelle, aucune politique de grande envergure n'a été mise en place pour stopper ce réchauffement. Recouvrir les glaciers de bâches pour tenter de les sauver semble vain. Ils fondront tôt ou tard, et rien n'indique aujourd'hui un changement de tendance si ce n'est deux mois de confinement mondial, comme ceux vécus en 2020. Cette même année, la NASA et l'entreprise Space X d'Elon Musk nous ont suggéré qu'aller sur une autre planète était à portée de main. Cette tentative de conquérir d'autres planètes semble tout aussi vaine, et ceux, malgré toutes les fortunes du monde.

Ce que nous pouvons au moins changer en attendant, c'est notre imaginaire. Pas un imaginaire pour fuir, mais un imaginaire pour rester sur terre, pour revisiter celui des Alpes, associé aujourd'hui à des notions de bien-être, de liberté, d'air pur, issues des pages du bestseller Heidi, sorti en 1880, à l'heure où les premiers touristes anglais découvraient les charmes alpins sur leur Grand Tour.
Qu'on s'entende bien : ce n'est pas Dieu qui a créé les Alpes pour notre soi-disant temps libre, ce sont les élites éclairées, les Lumières, qui les ont conquis. Elles sont devenues sujet d'investigation scientifique en même temps, ou peu après que les hommes de Lettres en révélaient les vertus. Grâce aux faiseurs d'images romantiques du début du 19ème siècle, nous disposons des premières représentations visuelles des Alpes. Cette image positive n'a que 300 ans. Si certains peintres réveillaient par leurs peintures d'anciennes craintes face à des montagnes menaçantes, beaucoup d'autres suivaient l'élan positif des encyclopédistes. Après des siècles d'indifférence, voilà que les Alpes deviennent un Paradis perdu pour citadins las du bruit, de la pollution et du stress des villes. Mais voilà qu'avec le réchauffement climatique, les Alpes sont à nouveau menaçantes. Indéniablement, l'imaginaire alpin se modifie à l'exemple d'une pancarte photographiée par l'artiste Sabine Tholen, accrochée sur une façade d'une maison à Bondo, village dans les Grisons qui a été partiellement détruit en 2017 par un effondrement, et sur laquelle on peut lire : « La montagna ha la febbre ».

C'est à partir de ce besoin de trouver une nouvelle représentation des Alpes que le travail de Bertrand Stofleth s'inscrit précisément. Ce ne sont pas des images catastrophe qu'il recherche. La série des 9 images qu'il a prit durant sa résidence à Saint-Gervais-les-Bains débute avec une représentation qui célèbre la fusion de l'art avec la nature. C'est un cerf en bronze posé sur un grand rocher, de 4 m de haut environ, emporté en 1892 par une lave torrentielle détruisant des hameaux et une partie des thermes de Saint-Gervais. L'aspect incongru de cet empilement, un peu dans l'esprit des sculptures de Bertrand Lavier tel que Brandt / Haffner (Réfrigérateur sur coffre-fort), ne vient pas seulement des dimensions disproportionnées du socle, mais plutôt par le regroupement de deux mondes séparés : nature (la pierre) et culture (la reproduction en bronze d'un cerf, réplique d'un moulage pour le sultan de Constantinople). L'insistance sur la séparation de la culture et de la nature est, à en suivre par exemple Bruno Latour, une des raisons de notre désastre contemporain. Fini les « Nous et le reste ». L'interdépendance du vivant sur terre a été plus que prouvée ces dernières décennies, et fait partie d'un savoir ancestral.
Vous allez dire que la photographie n'est peut-être pas, sous ces auspices, le moyen le plus approprié pour une ré-vision de notre rapport à la nature, puisqu'elle est enfant de la camera oscura, cet instrument qui met tout notre champ de vision sous le joug de la perspective ; cette perspective qui justement met tout à distance ! Qui sait, à force de changer notre rapport au vivant, à force de nous considérer partie intégrante du vivant, nous développerons peut-être dans les 600 ans à venir (temps entre les premiers écrits de Leon Battista Alberti sur la perspective et la caméra des ordiphones) d'autre techniques d'images.

Avec la première image de la série, « Cerf d'Europe et bloc de gneiss » l'artiste définit d'entrée sa position : elle sera critique ; critique envers la construction d'images et critique face à l'occupation humaine des Alpes à l'âge de l'anthropocène, voire capitalocène. La deuxième photographie « Élément de béton et captation d'eau sauvage » pousse un peu plus loin la réflexion. Bertrand Stofleth observe comment des travaux détournent de l'eau qui dans le futur sera un élément de plus en plus prisé. La troisième photographie « Retenue collinaire, lac artificiel de nivoculture » est à l'image de la méthode de l'artiste. Le lac alpin enneigé en premier plan, avec des sapins enneigés qui séparent l'arrière-plan, un horizon montagneux et aussi blanc, pourrait faire office d'une image de calendrier. Sauf que le lac est artificiel. Il alimente des canons de neige qui plus bas alimentent des pistes skiables. Les quelques ouvertures dans la neige qui laissent apparaître l'eau, sont des indices de l'esthétique de Bertrand Stofleth. En y regardant de plus près, nous apercevons quelques vaguelettes formant un bouillonnement. Elles indiquent que le lac en profondeur est agité. À l'image d'autres photographies, comme « Falaises et filets par-pierres », elle ne donne pas tout à voir en surface. D'autres images sont plus explicites, tel que la piste artificielle laissant apparaître la terre autour (« Piste de ski du Kandahar »), ou « Belvédère du Montenvers », où un employé dégage la neige du belvédère (la longue vue visible au centre indique un point de vue à admirer). Idem pour « Moraine Pillier des Drus » qui montre une déstabilisation de versant où entre 2010 et 2020 plus de 68 000 m3 de moraine se sont effondrés suite au réchauffement des glaciers.
C'est ce don de synthétiser en une image un maximum d'informations qui fait, entre autre, l'excellence du travail de Bertrand Stofleth. « Carrières, chemin des sablières » regroupe en une seule image le long processus de transformation des roches finissant dans la vallée, transformées en matériel de construction formant une petite montagne, à l'exemple des sommets alpins que nous apercevons au fond, séparés par une forêt baignée de soleil. Enfin, « La Folie Douce », une discothèque en plein air éponyme où une jeunesse insouciante danse « sur le volcan ». Elle rappelle indéniablement le travail de Lois Hechenblaikner portant sur l'exploitation du monde alpin par l'industrie touristique, en particulier dans sa vallée de naissance, le Tyrol. Folie douce ou folie destructrice ? C'est le grand professeur de littérature de Lausanne, Peter Utz 1, qui a écrit : « Ce n'est qu'en image que la catastrophe devient un événement culturel et médiatique », et de poursuivre, « la transformation en image nous permet, de l'encadrer mentalement, de l'intégrer dans notre culture ».