Texte de Régis Durand
Texte de Régis Durand, 1999
In catalogue Détails et Lares, Musée des Ursulines, Mâcon
S'agissant des "détails" de Bruno Yvonnet tout particulièrement, il me semble juste que le texte qui les accompagne apparaisse après les reproductions des tableaux. On peut penser qu'il devrait toujours en être ainsi, quel que soit l'artiste. Mais ma remarque ne concerne pas un point de préséance éditoriale, pas plus qu'elle ne vise une généralité des rapports entre œuvres d'art et écrits critiques. Elle naît du sentiment que ces tableaux, ces "détails" de la série Et in Arcadia Ego, agissent comme des amorces, et qu'aucun commentaire préalable ne doit venir brouiller cette qualité d'entame, d'inscription.
En même temps, le paradoxe est que ces œuvres s'inscrivent manifestement dans une histoire, une suite de débats entre écoles, formes et interprétations. Leur matériau premier est l'histoire - l'histoire immédiate de l'actualité, l'histoire longue de la peinture -, et la position de l'artiste contemporain y est plus que jamais celle d'un tard venu, à qui toute apparence d'innocence semble être interdite.
C'est dans ce contexte qu'il faut observer le rapport tendu, à la fois détaché, ironique et inquiet, que l'œuvre de Bruno Yvonnet entretient avec le texte. Que celui-ci prenne la forme dégradée de poncifs ou de maximes dans certains ensembles de tableaux, ou qu'il se signale au contraire par son absence comme ici (absence d'une légende attendue, absence d'une inscription temporelle ou d'un indice quelconque), le texte fait partie intégrante du dispositif imaginaire de ces œuvres. Il en est le point de dissolution fantasmé ou redouté, celui où la référence ou le commentaire réduiraient l'image à l'état d'emblème, d'illustration ou de simple rébus.
Les "détails" sont eux-mêmes des commentaires, s'appuyant comme ils le font sur des images antérieures. Ils sont prélevés en effet, on s'en souvient, dans des photographies de la presse quotidienne, dont une partie est reproduite, recadrée et agrandie, à l'aide de pigment blanc et de bitume, sur un support de placoplâtre. L'artiste y apparaît avant tout comme celui qui sélectionne et applique un strict protocole de travail : choisir un détail, et exécuter sa reproduction dans l'espace d'une journée de travail. Et pourtant, en dépit de ce caractère dérivé et de la simplicité apparente du geste et des techniques, ces tableaux ont quelque chose de profondément énigmatique. Ils apparaissent comme des inscriptions lacunaires dont le déchiffrement est promis, au mieux, à une certaine ambiguïté. C'est en cela qu'ils sont la "parole" qui va susciter la nôtre. Ils sont pareils en cela à la fameuse inscription qui constitue leur titre générique, Et in Arcadia Ego, et qui a fait les délices de l'exégèse iconographique. Ce n'est pas tant qu'ils incitent à la parole ou à la discussion savante, et il y a au contraire, les entourant, une qualité de silence assez remarquable, celle que produit la rencontre avec l'énigme. Mais que l'on entende (du fond de ses souvenirs de lectures) "Et moi aussi, j'ai connu l'Arcadie", ou plutôt, comme nous y invite Panofsky, "Même en Arcadie (moi, la Mort), j'existe", il y a dans ces tableaux de la gravité, quelque chose de sombre et de funèbre 1. La tradition élégiaque n'est sans doute pas loin, mais chez Bruno Yvonnet, elle reste en deçà de toute allégorie explicite. Les corps, les objets ne sont pas des mémentos nostalgiques, ils n'encryptent aucun événement particulier. Simplement, on y voit ce qui fut de l'espace et du volume devenir signe du temps, passage indécis de la mortalité. Les fragments d'images reproduits sont comme rongés de l'intérieur par une lèpre blanche (celle dans laquelle Melville voyait la marque de la Mort-dans-la-vie). Ce ne sont pas d'altières et lumineuses interrogations morales ou métaphysiques que nous sommes conviés à contempler, mais les exercices quotidiens de celui qui sait le retard impossible à combler, la mort et la dissolution en marche - date paintings, oui, en ce sens, comme une forme d'exercices spirituels.
Mort blanche, mort noire : le monde aujourd'hui, c'est-à-dire la somme des images qui en tiennent lieu, a devant lui deux issues, deux versions de l'anéantissement. L'une par excès de lumière, dans l'attente (et la recherche) du flash absolu, celui qui le mettrait en contact direct avec l'origine, la "vraie" rencontre, en même temps qu'il l'annihilerait ; l'autre par excès d'obscurité, les images s'entassant et s'annulant jusqu'à l'obfuscation finale. La peinture de Bruno Yvonnet saisit des restes d'images dans un état intermédiaire entre ces deux états extrêmes, également redoutés et attendus. A la fois sombre et claire, l'image du monde y est au bord de la disparition tout en gardant une étrange acuité. Là aussi, beaucoup de questions affleurent. Ces images proviennent de la grande presse où elles prolifèrent. Elles ont été extraites de leur flux, de leur gangue (de textes, d'autres images). A l'intérieur de chacune, un détail a été isolé pour nous. Mais dans quelle intention ? Sans doute pas par crainte que nous ne le remarquions pas, car il n'a en général rien de très remarquable ; et pas d'avantage pour le charger d'un sens obvie, symbole ou allégorie destinée à notre édification. Ce n'est pas non plus pour y traquer on ne sait quelle vertue photographique (une prouesse de cadrage ou de composition, un punctum quelconque autour duquel du sens, du discours pourraient s'organiser).
L'opération de sélection et de recadrage annule de fait toutes les décisions antérieures, et ramène le pan d'image dans le champ de l'histoire de la peinture. Certes, ces détails font (formellement) sens : il y a des gestes arrêtés en gros plan, des espaces vides autour desquels quelque chose semble se disposer et s'organiser, ou encore des grands pans de matériaux (plissés de vêtements, masses d'un nuage ou d'un corps).
On pense à certains peintres de dix-neuvième siècle, à Courbet, à Manet. On y pense fugitivement, car rien ne "prend" autour de cette pensée qui file d'un tableau à l'autre, et semble valider l'idée que nous sommes devant une peinture d'histoire, mais fragmentée, disséminée en une suite ouverte de tableaux, incapables de se rassembler en une seule "grande" peinture. Cette "grande" peinture qui condense en un seul site l'extrême d'une vision et d'un genre, ce serait un peu l'horizon perdu de ces œuvres, qui l'évoquent pourtant sans nostalgie et trouvent ailleurs leur véritable raison d'être.
Car nous ne sommes pas ici dans le registre de la citation, ni dans celui d'un constat accablé d'impuissance. Il y a quelque chose extrêmement vif dans ces tableaux (et on comprend mieux alors la nécessité de la contrainte temporelle qui préside à leur exécution).
L'inaccomplissement, l'incomplétude par rapport à une référence historique supposée, ne sont pas les marques d'un ratage, ce sont les modalités d'une présence au monde : trop tôt, trop tard... Les séries antérieures de Bruno Yvonnet, les "Poncifs", les tableaux des "grands disparus" disaient la même chose d'une manière ironique et encore "filiale". Mais Et in Arcadia Ego est une oeuvre de maturité : ouverte à ce qui vient, à l'événement, aux associations et aux rencontres, sans pathos ni renoncement. La peinture y est redevenue possible, dès lors qu'elle s'est dépouillée de toute emphase narcissique (et que de narcissisme encore dans l'attitude "filiale" et son apitoiement sur soi-même) ; et dès lors qu'elle a su, subtilement, s'approprier les dispositifs de la reproduction mécanique. La photographie s'est en effet longtemps donnée comme la reproduction juste du monde. Son seul problème, source d'une souffrance de tous les instants, était qu'on lui refusait le caractère d'image originale, puisqu'on la disait vouée à la reproduction, sans voir que c'était là sa profonde originalité, sa manière unique de saisir quelque chose du temps et du monde.
En puisant ses motifs dans la photographie la plus explicitement illustrative et documentaire, Bruno Yvonnet prend acte qu'elle est la "nature" du peintre d'aujourd'hui. Et le geste de ce peintre, reproduisant manuellement du reproductible mécanique, ne constitue évidemment pas une régression, mais fait fond, au contraire sur cette féconde dialectique, en en gardant le risque et l'acuité. On pense à cette remarque de Walter Benjamin, à laquelle on prête en général peu d'attention, et qui souligne à quel point image et reproduction sont étroitement liées dans le jeu de l'appropriation et de la distance, de l'unicité et de son éclatement. Bruno Yvonnet a admis une fois pour toutes qu'il n'y avait pas d'extérieur, pas d'ailleurs plus vrai, plus unique, que ce monde d'images sans fin. Telle est notre Arcadie, spectrale et mouvante, dans laquelle nous évoluons comme à tâtons, dans l'attente de trouver "ce champ libre où toute intimité cède la place à l'éclairement des détails" 2.
-
— 1.
Pour cette discussion, voir Erwin Panofsky, Et in Arcadia Ego - Poussin et la tradition élégiaque, in L'oeuvre d'art et ses significations - Essais sur les "arts visuels", Gallimard. (Bibliothèque des sciences humaines), 1965 (1955).
-
— 2.
Walter Benjamin, Petite histoire de la photographie, Essais l, 1922-1934, Denoël-Gonthier, p.162. On lit p.161 : "De jour en jour le besoin s'impose davantage de posséder de l'objet la plus grande proximité possible, dans l'image et surtout dans la reproduction. Et il est incontestable que, telles que les fournissent le journal illustré et l'hebdomadaire d'actualités, la reproduction se distingue de l'image. En celle-ci unicité et durée sont aussi étroitement imbriquées que le sont en celle-là fugacité et possible répétition. Dépouiller l'objet de son voile, en détruire l'aura, c'est bien ce qui caractérise une perception devenue assez apte à sentir tout ce qui est identique dans le monde pour être capable de saisir aussi, par la reproduction ce qui est unique".