Christine Crozat
Dossier mis à jour — 18/12/2023

Textes

Celle qui marche en avant

Par Matthieu Lelièvre
In Christine Crozat, monographie parue aux éditions In Fine, Paris, 2021

« Il trouvait belle la position verticale de ce pied en suspens, et il regrettait que, créé par la fantaisie ou le caprice du sculpteur, elle ne correspondît pas à la réalité de la vie. 1 »

Dans une nouvelle intitulée Gradiva, fantaisie pompéienne (1903), écrite par Wilhelm Jensen, Norbert Hanold, un jeune archéologue, tombe amoureux d'une femme de l'Antiquité à la seule vision de son image sculptée. Le relief sur lequel l'histoire est construite est si vivant qu'il frappe le protagoniste en plein cœur et lui occasionne un rêve qui le transporte sur les pas de la jeune femme, qu'il imagine habiter Pompéi. Fasciné par la position de ses pieds et s'attardant en particulier sur l'angle des talons et sa façon d'effleurer les pierres de ses sandales, il lui donne le nom de Gradiva, « celle qui marche en avant ». Sa fascination augmente d'autant plus qu'il ne parvient pas à retrouver cette démarche si singulière chez les femmes qu'il observe autour de lui. Sigmund Freud a livré en 1907 une analyse de cette nouvelle, qui s'attarde naturellement sur cette fascination pour le pas et la démarche de Gradiva.

En place de fétichisme, il y voit une corrélation avec le souvenir de Zoé Bertgang, une femme que Hanold avait connue dans l'enfance et qu'il finit par retrouver, constituant autant de faisceaux inconscients qui témoignent de la façon dont le passé agit sur le présent. La recherche « dans la cendre [de Pompéi de] la forme particulière des empreintes de Gradiva » est une image délicate qui résonne particulièrement avec l'œuvre de Christine Crozat, dont une partie conséquente du travail est consacrée à la marche, au temps et au mouvement.

Selon Freud, la psychanalyse travaille sur les rebuts de la mémoire, qui se constitue de vestiges. Ce mot, qui trouve son origine dans le latin vestigium et signifie « la trace, l'empreinte du pied », traduit une image qui, ici, fonctionne comme une clef pour découvrir le travail de Christine Crozat. La lecture de Gradiva pourrait être un prolongement poétique d'une compréhension essentielle de son travail, qui interroge avec une perception acérée les sillages qui sont les siens, les empreintes laissées par les personnes qui nous ont précédés, que l'on a aimées, et celles que l'on n'aurait peut-être pas connues.

Au-delà de cette nouvelle, c'est le temps archéologique qui offre un angle de lecture captivant pour explorer les nombreux liens que l'artiste établit entre les époques et une matérialisation presque sédimentaire du temps qu'elle creuse et traverse comme elle traverse l'espace. Dans son analyse, Freud s'intéressait aux « rêves qui n'ont jamais été rêvés, qui ont été créés par des écrivains et attribués à des personnes imaginaires dans le cadre d'un récit 2 », ce qui correspond à la démarche de Christine Crozat, qui compose des histoires de ce qui pourrait être, en suspens, un rêve personnel aux échos collectifs. Elle agit en archéologue mais aussi en conteuse, qui interprète ces empreintes en s'imprégnant de biographies historiques ou fictives. Et nombreuses sont les œuvres de son corpus qui se situent à mi-chemin entre le conte et le récit archéologique, entre l'histoire et la légende.

Les Trois Chaussures de saint Césaire (2002), qu'elle a produites à partir de reliques du saint éponyme, sont particulièrement fascinantes. Des chaussures effilées 3, montées sur des semelles cousues par un lacet de cuir, il ne reste parfois que la semelle et quelques lambeaux de peau, les croyants ayant prélevé des fragments destinés à devenir des reliques secondaires. Cet acte du prélèvement nous rappelle la pratique du découpage à laquelle se livre l'artiste, et c'est précisément dans cet état et pour cet état que ces objets, apparaissant comme les fragiles témoins d'un homme qui vécut entre l'Antiquité et le haut Moyen Âge, ont peut-être su la toucher. En s'inspirant des vestiges archéologiques et en transposant littéralement les empreintes du pied de cet homme dans la résine et l'huile d'olive, elle le restitue de façon vibrante dans le présent, d'une manière sensuelle et olfactive, l'huile venant insister sur la fragilité de la vie émanant de ces fragments qui ont traversé les siècles. Nous coexistons sans le savoir avec d'innombrables vestiges encore enfouis, et c'est ainsi qu'une grande partie du passé continue à exister autour de nous et se révèle par fragments ou s'évanouit discrètement. L'histoire et l'histoire de l'art, qui en sont les discours construits et transmis, nous mettent en contact avec une longue chaîne d'êtres humains dont les décisions ont entraîné une succession d'événements qui nous conditionnent aujourd'hui. Les œuvres de Christine Crozat assument ce rôle de transmetteur, enregistrant et conservant la mémoire des choix, des histoires et des actions menées. La conservation différentielle et le fait que les matériaux qu'elle utilise soient inégaux dans leur résistance face aux siècles constituent un phénomène captivant car il témoigne, comme le fait l'artiste, de la partialité de la mémoire. C'est bien la fragilité extrême de ces objets qui rendent ses œuvres plus saisissantes encore. Cela expliquerait son usage récurrent de matériaux organiques et frêles tels que des papiers japonais d'une finesse extrême, la cire d'abeille ou encore les fleurs qu'elle prélève sur son chemin et qu'elle laisse sécher dans ses herbiers. Elle collectionne et modèle ainsi des fragments du vivant qui n'appartiennent à aucune autre mémoire sinon la sienne, qu'elle tente d'extraire du temps en créant de nouveaux vestiges.

C'est une évocation similaire du mouvement furtif et de l'empreinte que l'on retrouve dans la série des dessins de chaussures abandonnées. Lors de déplacements en voiture, il lui arrivait d'apercevoir des chaussures qu'elle imaginait abandonnées sur le bord de la route. Troublante métonymie du corps absent, cet objet retient en creux une présence persistante qui continue de hanter l'artiste. Elle évoque notamment cette histoire devenue anecdote, celle d'avoir croisé une chaussure abandonnée sous un strapontin de métro. Bien que le métro fût bondé, personne n'osait prendre place sur le siège, comme encore hanté par la personne qui, absente, continuait d'occuper l'espace par la seule présence de cette mule.

Cette persistance de la présence évoquée par la trace et le vestige est une image qui exprime la puissance de l'incarnation dans les œuvres de Christine Crozat. Sur le papier, elle a commencé à redonner forme et relief à ces chaussures en creusant l'épaisseur de la feuille, par le revers, en creux et en bosse, comme pour en révéler la présence fantomatique, appliquant ainsi au papier une empreinte réalisée dans une technique qui n'est pas sans rappeler la documentation des fossiles et des inscriptions sur les pierres, quand on presse une feuille sur un relief que l'on crayonne au graphite. Graveuse chevronnée, Christine Crozat crée à partir du relief sur la feuille de papier la mémoire de la forme de ces souliers abandonnés, en écho au geste aussi funèbre que poétique qui a permis aux archéologues de matérialiser les formes des infortunés de Pompéi et d'Herculanum en coulant du plâtre dans les cavités créées par la cendre durcie autour des corps prisonniers tombés depuis en poussière. Cette forme d'empreinte du corps et du pas est une image qui prolonge en quelque sorte les pratiques artistiques de Christine Crozat, qui s'expriment à travers divers procédés : moulages de terre et de résine, soufflage de verre, par ses collections de savons usagés ou encore ses découpages au scalpel.

La poésie de l'empreinte du corps dans l'espace et dans le temps nous permet d'envisager sous un angle différent le processus de création de Christine Crozat à bord des trains, processus qui lui est propre et qui a été commenté comme un rapport à l'espace. En prolongeant notre réflexion sur le temps archéologique, cette traversée ne serait-elle pas surtout, dans son œuvre, une forme de rapport au temps ? Le concept d'image-temps conçu par Gilles Deleuze au sujet du cinéma de Yasujirô Ozu (1903-1963) pourrait nous permettre de comprendre cet aspect-là du travail de Christine Crozat, qui évoque volontiers combien le Japon constitue une source d'inspiration mais aussi d'expérimentation essentielle.

Elle évoque parfois le cinéma de Kaneto Shindo, mais c'est avec les films de Ozu qu'elle éprouve une véritable communion esthétique et artistique. Selon Deleuze, Ozu a réussi à rendre « visibles et sonores le temps et la pensée 4 ». Des moments en suspension, où le temps s'arrête. Pétri de sémiotique, le philosophe développe dans son livre intitulé L'Image-temps la notion d'« opsignes » et de « sonsignes » dont il attribue à Ozu la paternité. Une forme d'immersion qui, dans le paysage, évoque la façon dont certains cinéastes donnent à voir une optique pure. La suppression de l'action donne ainsi naissance à des opsignes (qui désignent l'image optique pure) et à des sonsignes (l'image sonore pure), qui se différencient des signes ordinaires. Le cinéaste renonce aux effets de la caméra et du son « au profit du simple cut », comme pour se connecter avec le réel. Ozu n'était pas intéressé par l'intrigue mais plutôt par les détails du quotidien – les critiques occidentaux parlent de shomingeki 5 pour qualifier ce cinéma néoréaliste –, ce qui en a fait un cinéaste du détail, en plaçant le quotidien et ses fragments dans un équilibre savant, au sein duquel rien ne distingue le remarquable de l'ordinaire. Il mettait en avant des thèmes simples et intemporels, ce qui, a contrario d'un cinéma japonais si codifié et spécifique, le rend paradoxalement universel. Rejetant les grands récits d'un Kurosawa pour se concentrer sur le geste, le visage et le détail, Ozu exprime une retenue et une sobriété que l'on retrouve chez Christine Crozat, qui parle de « modestie » pour évoquer le cinéma du maître japonais. Les deux artistes ont en commun ce rapport au temps qui se traverse dans un ralentissement contemplatif. En décrivant cette relation entre l'ordinaire et le mouvement qui imprègne l'œuvre du cinéaste, celle-ci semble parler de l'œuvre de Christine Crozat : « L'œuvre emprunte une formebal(l)ade, voyage en train, course en taxi, excursion en bus, trajet à bicyclette ou à pied : l'objet, c'est la banalité quotidienne appréhendée comme vie de famille dans la maison japonaise. » De la même façon que les trains ponctuent la vie des personnages du cinéaste qui se déplacent, se séparent et évoluent au gré de leurs déplacements (Voyage à Tokyo, 1953), le regard de Christine Crozat se nourrit des expériences et des images de voyages, de départs et d'adieux qu'implique l'univers des gares.

L'expérience corporelle est au cœur de ces souvenirs et de ces émotions. Cette conscience du corps en plongée ou en contre-plongée, en immersion ou en quête d'orientation, est une donnée essentielle pour comprendre ses compositions. Il est à ce titre significatif qu'elle reconnaisse sa propre ligne d'horizon artistique dans « l'effet tatami », le cadrage bas si caractéristique d'Ozu, qui posait sa caméra sur un pied court afin de filmer à ras du sol. Ce cadrage produit une esthétique particulière, construite à partir d'une emprise sur le sol qui abaisse l'équilibre, le regard et l'action, comme pour immerger le spectateur et le ramener à la terre sur laquelle s'imprime l'empreinte des pas. Un rapport à l'espace que Christine Crozat privilégie bien souvent, notamment dans Cobble' soaps et les installations de savons, mais aussi plus largement dans ses dispositifs scénographiques.

À travers ses différentes variétés, le concept d'image-temps de Gilles Deleuze, qui lui permet de penser le cinéma dans la philosophie, semble – malgré l'absence du son – bien résonner avec le travail de Christine Crozat, notamment quand il dit que « l'image-temps directe nous fait accéder à cette dimension proustienne d'après laquelle les personnes et les choses occupent dans le temps une place incommensurable à celle qu'ils tiennent dans l'espace 6 ». C'est précisément par ce passage du mouvement à l'optique pure qu'elle construit la dimension temporelle de ses œuvres.

Les voyages en train, dans les films, peuvent être utilisés pour illustrer des conflits entre deux mondes ou pour confronter deux formes de vitesse. Le train peut parfois être compris comme l'expression de forces auxquelles se soumettre, qui dépassent la force et la conviction d'un individu et, sinon une métaphore du destin, peut-être de l'implacable puissance du temps.

Dans les trains à grande vitesse français ou le Shinkansen japonais, l'œil et la pensée de Christine Crozat se transforment en une caméra, faisant l'expérience du déplacement et donc du temps à travers l'image temporalisée. Elle n'enregistre pas le paysage en mouvement mais, comme dans un travelling, son propre déplacement à travers celui-ci et la sensation particulière d'un fragment de durée en suspension. Cette capacité de l'artiste à habiter mais aussi à donner le sentiment singulier d'un contrôle du temps et de l'espace dans ses œuvres rappelle les mots d'Umberto Eco, qui écrivait : « Le temps que je passe en train est un temps gagné pour mon âme, et c'est ainsi que je bats la vitesse. Elle ne m'aura pas. Elle me permet de rejoindre rapidement un lieu, mais elle n'annule pas mon temps intérieur. 7 »

C'est cette même expérience du temps que l'artiste traduit en rendant la gestuelle et le tracé sensibles, en transposant matériellement la durée passée à explorer le papier, à tailler la feuille, à sillonner et à sectionner les cahiers et les livres. Que représenteraient d'autre ces jardins en creux réalisés pendant les confinements de l'année 2020 à la temporalité si curieuse, ces herbiers creusés au scalpel dans les pages de livres et de carnets, patiemment, qu'une matérialisation de minutes, d'heures et de jours ? Cette temporalité de l'image semble emprunter au folioscope, plus couramment appelé flipbook, aux pages que l'on fait défiler à toute vitesse et qui composent un dessin animé. Cette matérialisation du temps, dans la succession de signes optiques sur des pages que l'on fait se succéder, ne rappelle-t-elle pas, dans sa sophistication simple, la pellicule de cinéma ?

Dans la nouvelle de Jensen, le jeune archéologue finit par retrouver dans les traits de Zoé Bertgang, dont le nom signifie « celle qui brille dans sa démarche », ceux de la femme fantasmée, permettant également à Freud de justifier son analyse du refoulement. Une obsession en chassant une autre, l'immobilisme du relief fait place au motif du balancement continu des pieds de la jeune femme. Véritable leitmotiv, ce mouvement permet à la nouvelle de s'incarner dans l'œuvre de Christine Crozat, à travers le film Amanohashidate (2015) qu'elle a réalisé avec Pierre Thomé. Une légende raconte que les dieux Izanagi et Izanami ont laissé tomber dans la mer une échelle qu'ils avaient empruntée afin d'atteindre les nuages. Cette échelle, composée d'une forêt de pins serpentant à travers la mer, forme ce paysage nommé Ama no Hashidate, que l'on peut traduire comme « le pont vers le paradis ». L'histoire ne dit pas s'ils étaient sur les traces de Gradiva, encore moins s'ils l'ont retrouvée ; toujours est-il que c'est en empruntant ce pont que Christine Crozat, suspendue entre la terre et le ciel, a pu marquer les nuages de ses propres empreintes.

  • — 1.

    Wilhelm Jensen, "Gradiva, fantaisie pompéienne", in Sigmund Freud, Le Délire et les rêves dans la « Gradiva » de W. Jensen, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1986, p. 40.

  • — 2.

    Ibid., p. 139.

  • — 3.

    D'après Jean-Maurice Rouquette, « D'un monde à l'autre : naissance d'une chrétienté en Provence », musée de l'Arles antique, 2002, www.patrimoine.ville-arles.fr/document/reliques-saint-cesaire-rouquette.pdf.

  • — 4.

    Gilles Deleuze, Cinéma 2. L'Image-temps, Paris, Éditions de Minuit, 1985, p. 29.

  • — 5.

    庶民 劇, littéralement « théâtre populaire ».

  • — 6.

    G. Deleuze, Cinéma 2..., op. cit., p. 56.

  • — 7.

    Daniel Soutif, « Entretien avec Umberto Eco », journal de l'exposition Le Temps, vite, Paris, Centre Pompidou, 2000, p. 1-2.

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In Christine Crozat, monographie parue aux éditions In Fine, Paris, 2021 

Entre les Mondes : Christine Crozat

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