David Blasco
Dossier mis à jour — 04/02/2025

Depuis la muraille, texte

Depuis la muraille

Extrait d’Anaérobie, recueil de nouvelles dont l’écriture se fait en parallèle du développement du travail plastique de David Blasco, 2021

"Anaérobie, c’est peut-être notre propre monde, simplement enveloppé d’une ombre, d’une lueur pleine de vibrations, qui crée des connexions imaginaires, mais nécessaires. David Blasco en est l’architecte."
— Extrait du texte Notes sur Anaérobie de Katio Porro, 2024

Lex aimait revenir entre Rubalise et bardage dans l’appartement 26A après extinction de la dernière grue à boule. Il avait vécu ici bien avant que les balanciers ne martèlent la façade et ne fassent partie de l’Horizon. Dans le hall commun, des noms étaient plaqués avec un numéro traceur qui identifiait les casiers à correspondance. Il ne reste plus que les traces d’encombrement des boîtes à Postier. Elles dessinent le contour hors-tous des volumes comme le voile charbon qu’impriment les radiateurs « grille-pain » sur le mur BA13.

L’ambiance est clinique et calme. Comme à l’intérieur d’une chambre anéchoïque, l’équilibre se fait fragile en l’absence d’échos. Chaque palier avait son identité sonore.
Sixième étage sans ascenseur. Les portes sont scellées. Personne n’est autorisé à camper son étage. Enfant, Lex passait par la trappe de la colonne sèche pour accéder à sa chambre. Vue sur cathédrale.

L’eau de la douche coulait en claquant encore des sons de marteau-piqueur sur la tuyauterie. Elle peinait à atteindre le pommeau du sixième. Les 411 m2 de panneaux solaires avaient été déracinés de la toiture afin d’être déposés avant la destruction du bâti. En conclusion, l’accès à l’énergie de l’allée avait été rebasculée sur la chaufferie commune des distributions. Elle alimentait encore quelques foyers en stand-by.
Presque trop chaude version sauna mais supportable. Le brouillard sous néon moire la ligne de silicone bleu phosphore que Lex avait appliqué entre chaque faïence pour masquer la moisissure. Une trame bleue maintenant en surbrillance et d’aspect virtuel se détachait en un plan flottant au-dessus de la surface de la cabine. Cela ressemble à la trame d’une ville holographique.

Chaque matin au détour de son trajet, à la lisière de la zone plane, Lex avait commencé une fouille après avoir été dé-re-logé. Cela consistait à répertorier des formes qui flirtent avec la surface du sol : des fragments d’objets, de textes pour se remémorer, selon lui, le paysage habité qu’il avait connu. Il les repérait facilement les journées ventées. En regardant au ras du sol, il pouvait détecter les coins de feuilles gesticulant comme la convulsion arythmique d’un courant d’air de surface. Le contenu de la feuille enfouie sous les couches successives de poussière-béton lui apporte une séquence, une période à classer.
Il tombe ici du ciel les particules fines de béton.

« Il n’y aura pas assez de poussière-béton pour recouvrir tous les effets personnels ».

Un des nombreux papiers terreux trouvé côté vert de la Muraille. Un slogan de campagne, un gros titre, un témoignage, la rubrique des chiens écrasés… Il ouvre et classe comme dans un herbier ces fragments de textes. Avant de le refermer, il parcourt une dernière fois un texte ou plutôt une note. Le mode d’emploi de quelque chose qui n’existe pas, ou pas encore. Une intention. À sa lecture, elle paraît être un fragment de fiction qui prend ancrage ici, à la place de ce qui n’est plus ou plutôt de ce qui ne sera plus.

Note d‘intention pour une trame

« La Muraille et l’allée des Dômes ne font plus partie du décor ».

Imaginons des carrés ordonnés aux espaces réguliers, de sorte à ce qu’ils forment un dallage extrudé. Cette formation géométrique est une sculpture figée ordonnée par le réalisateur qui pourrait être l’architecte, l’urbaniste, le bureau des mutations du paysage... Les modules, de taille parfaitement identique, sont de couleurs variées. Une série de cubes avec gravé sur le dessus : 097-6C, 062-6C, 026-4A, 014-1A… mémoire colorisée d’un volume d’habitation disparu comme un ADN colorimétrique des espaces communs et pour chacun singuliers. Ces codes couleurs ont identifié la Muraille, sa façade, ses cages d’escalier, ses caves, ses rambardes, ses plafonds. Les formes cubiques au sol, sur le terrain vague et mis à disposition, seront placées comme un damier. Unis par un vide, un interstice sciemment placé, comme celui indispensable à la jointure silicone qui scelle les sections entre elles. Jointure qui sertit le dallage du parvis de l’Allée des Dômes, du hall du 20 rue H.A., d’un couloir, des escaliers qui montent au sixième étage, le carrelage de l’une des 354 salles de bain de la Muraille, celle de l’appartement 26A.

Des Cubes mais pas les parpaings d’une construction architecturale future. Quand un ou des acteurs du quartier en prendront possession, ils les activeront pour coloniser une place vide, vacante. Épars, par petits groupements ou désordonnés, les cubes seront possession, ils les activeront pour coloniser une place vide, vacante. Épars, par petits groupements ou désordonnés, les cubes seront baladés dans les secteurs de Déambulation libre, transportés, déposés, organisés par qui projette un square utile, motivé par le besoin précis d’occuper ce lieu ici et maintenant sans deadline. Outils à dispositions pour disposer de la vue, d’une perspective autoproclamée, une perspective choisie, à soi, à nous. Ces modules auraient pu rappeler des outils à construire des murs, des angles, des cellules d’habitations mobiles. Ils accompagneront simplement le souhait d’occuper ici ou là et un instant, seul ou à plusieurs, aujourd’hui et peut être demain, un espace non pas programmé mais souhaité en fonction de la nécessité d’un groupe, d’un individu, à optimiser le temps.

La Muraille et l’allée des Dômes ne f(s)ont plus décor.

Des fantômes et des cubes d’une unité d’habitation démembrée repeuplent le terrain vague. Qu’il reste vague d’ailleurs. On pourrait continuer à se placer où l’on veut, stationner et déambuler avec ces cubes de couleurs façades-souvenirs. Nous n’arrêterions pas non plus d’observer le calme visuel et de projeter. Parcourir d’un mouvement lent, en inspirant, cette nouvelle trace dans le paysage : l’Horizon. En expirant une quiétude qui se veut sans chantier d’occupation et ce même au lointain.

« Un terrain qui ne serait pas programmatique. Le programme optimise, juxtapose, incarcère ».


La lumière est belle le matin, la poussière tombée. Lex positionne par transparence la première phrase d’un nouveau fragment de presse sortie de terre sur l’horizon nu. Les bras tendus, le papier entre ses deux mains, lisant à voix basse, il s’attarde sur les contours saillants des déchirures à contre-jour. Une pièce de puzzle, il pense maintenant déployer et rassembler toutes ses séquences de presse à l’horizontal. Non plus à la verticale mais à l’horizontal, comme une « Map des territoires ».

Il reprend à voix basse la lecture du papier déchiré, une page 38 et son verso.

Papier jauni et sablé par l’abrasion de la poussière-béton.

« La nouvelle configuration d’occupation des terrains a aboli les échanges de flux. Plus de croisements et d’angles droits, plus de trajectoires déviantes, pas un spasme du linéaire envisageable. Pour accéder à ton numéro de cellule, ta surface de sommeil, tu séquences de presse à l’horizontal. Non plus à la verticale mais à l’horizontal, comme une « Map des territoires ».
Pour accéder à ton numéro de cellule, ta surface de sommeil, tu marches droit.
Exercice quotidien : s’habituer à quelques subtiles esquives lors des heures de pointe sans se faire remarquer ». Si tu esquives quelques ralentissements, tu peux gagner jusqu’à 37 secondes sur ton transfert de zone et être connecté à ta surface de repos un peu en avance.
Fragments temporels journaliers : turn-over des postes de rendement. »

Lex repense à la note et à ces cubes de mémoire. Il se dit que les regrouper en ligne et les espacer à interstice régulier tracerait le lien entre la bute et la vallée. Une ligne interrompue, une ligne en pointillés aux couleurs des mémoires de ce qui a marqué l’horizon. La Muraille.