Entretien avec Nathalie Chaix et Pamella Guerdat
Entretien avec Nathalie Chaix et Pamella Guerdat
XXL - Le dessin en grand, Catalogue d'exposition, Éditions Musée Jenisch Vevey, 2021
Qu'autorise le grand format ? Quelles en sont les contraintes ?
À la fois dessin, sculpture, installation, image, le dessin grand format se donne comme un dispositif ouvert où les regards multipliés par les points de vue suivent les tracés fougueux et précis d'un geste. Les détails figuratifs offrent une résonance au réel, même si je ne respecte pas les échelles entre les différents sujets. De même, les formes animales ou végétales paraissent naturalistes alors qu'elles ne le sont pas. Avec ses formes inachevées ou morcelées, le dessin procède aussi par l'absence, le vide. Ces fragments ouvrent des trouées, des espaces dans lesquels le regard plonge et poursuit le tracé.
Ce procédé rapproche le dessin du rêve, avec la mémoire et ses défaillances ; il déploie un espace mental, propice a la perception d'un monde visible et invisible. Reste la difficulté de ne pas me laisser engloutir par le plaisir au dessin et de poser le trait de trop...
Quels sont les processus à l'œuvre dans votre pratique graphique ?
Je superpose plusieurs techniques de représentation. Ainsi, dessin fixe, en mouvement, dessin à même les murs ou projections offrent une complexité dans leurs agencements : ces derniers nécessitent à chaque fois un processus créatif adapté. Mais lorsque je dessine, je me mets à la verticale : le dessin dressé.
Quels outils, médiums ou supports favorisez-vous lorsque vous déployez le dessin à une large échelle ?
Pour les dessins sur panneau de bois ou sur les murs, j'utilise essentiellement le fusain. Ce choix est lié à la matière, à ce qu'il est : un bois brûlé. Il dépose un velours noir et profond sur les surfaces et permet de travailler par retrait à la gomme ou a l'aspirateur.
Pour le dessin animé, j'utilise le crayon au graphite qui permet des brillances et variations d'intensité. Ces vibrations sensuelles se retrouvent ensuite dans le tracé du dessin animé projeté.
Quant aux surfaces, je choisis des matières qui convoquent le hors-champ nécessaire au dessin. Les veines d'un bois deviennent de l'eau ou du vent ; les surfaces bétonnées d'un barrage, un ciel ou un océan. Je joue des vides et des pleins presque invisibles, des défauts d'un mur, de la transparence d'un papier, ou de sa densité.
Quelles sont vos sources d'inspiration ?
La fresque de Pompéi Médée se préparant à tuer ses enfants, le vase grec à figures noires Le Suicide d'Ajax, le film Soudain l'été dernier de Joseph L. Mankiewicz, La tempête de Giorgione ou les fresques du Palais du Te à Mantoue m'inspirent tout autant que les peintures de Gilles Aillaud ou les œuvres de Mona Hatoum. Ma formation en histoire de l'art et en archéologie m'ouvre un grand champ de références que j'associe à des lectures. Les sciences humaines constituent aussi des sources d'inspiration. Ce qui me touche, c'est la façon dont un artiste transcende la compréhension de ce qui nous entoure, visible ou invisible, et nous permet de sentir pleinement le présent, avec « les yeux bien ouverts » 1. La poésie se trouve a cet endroit précis — peu importe son support d'expression — où je vois et comprends ce que la vie ne m'explique pas.
Quel regard portez-vous sur le monumental dans l'art ?
C'est la Préhistoire avec les parois ornées. L'art pariétal avec ses dessins peints ou gravés s'affirme comme l'art de l'installation par excellence ; c'est une projection grand format d'un dessin en mouvement — je fais référence ici à la thèse du préhistorien Marc Azéma 2. Puis c'est la fresque, antique et médiévale.
Dans son histoire, le grand format semble très lié avec un contexte.
À vos yeux, quelle relation le dessin de grande dimension instaure-t-il avec celle ou celui qui le regarde ?
Le grand format opère un déplacement des frontières du réel qui élargit les champs de l'émerveillement, bouleverse notre rapport intime à la réalité et à l'illusion. L'homo spectator, tel que le nomme la philosophe Marie-José Mondzain 3, s'y projette physiquement : il investit l'espace avec ses ombres et, dans ses déplacements, l'air glisse autour de lui. Il est traversé tout autant qu'il traverse ; rien ne bouge et pourtant tout bascule. Le corps sollicité par tous les sens s'ouvre à un voyage immobile et pourtant immersif. Les notions d'espace-temps, de perception et de transformation des représentations questionnent alors notre rapport à l'image, au « réel et à son double » 4.
-
— 1.
Julien Gracq, « Les yeux bien ouverts », premier essai du recueil Préférences (1961), in Julien Gracq, Œuvres complètes I, éd. par Bernhild Boie, Paris : Gallimard, 1989, tome 1, p. 844.
-
— 2.
Voir notamment : Marc Azéma, « Et si... les hommes préhistoriques avaient inventé le dessin animé et la bande dessinée ? », Préhistoire, Art et Sociétés, 2005, tome LIX, p. 55–69.
- — 3.
-
— 4.
Clément Rosset, Le réel et son double, Paris : Gallimard, 1993.