Delphine Gigoux-Martin
Dossier mis à jour — 03/03/2022

Textes

Entretien avec Pascal Pique

2016

Texte de Claude d'Anthenaise

Préface du catalogue monographique Mémoires minuscules, Éditions Lienart, Paris, 2011

J'aime la nature et elle me le rend bien. Dans sa vidéo réalisée en 2004, Delphine Gigoux-Martin se met en scène d'une étrange manière. Un bouquet de roses à la main, elle fait face à la caméra, le visage résolument dénué d'expression. Après l'avoir sentie, elle porte une fleur à sa bouche, la mâche, puis la recrache, sans hâte ni dégoût. La chose n'est pas particulièrement bonne à manger, voilà tout. Si l'image paraît déconcertante, c'est qu'elle propose un usage de la nature qu'on pourrait qualifier non pas de « contre nature » mais plutôt de « contre culture ». En effet, dans le système de références élaboré depuis des siècles, la rose n'est pas rangée dans la catégorie du comestible : elle est objet de contemplation. Elle incarne la beauté. Or Delphine Gigoux-Martin refuse de l'investir de cette charge affective, provoquant par sa neutralité l'afflux de notre propre émotivité. Tout dans son travail concourt à cette sorte de mise à distance.
C'est particulièrement vrai de l'emploi qu'elle fait de l'image de l'animal. Pourtant celle-ci est omniprésente dans son œuvre, qu'il s'agisse de dessins, d'animations ou d'animaux réels. Traditionnellement, l'art recourt à l'animal pour parler de l'homme dont il renvoie l'image comme un miroir déformant. Rien de semblable ici. Si les bêtes assument une fonction narrative, elles ne sont pas là pour interpréter notre rôle, Delphine Gigoux-Martin, une fois encore, établissant entre elles et nous cette barrière interdisant de les investir affectivement. Si l'usage brutal de la taxidermie, le recours à ces fragments de bêtes qui peuplent ses œuvres, peut faire osciller le regard entre fascination et dégoût, ce sentiment s'applique à la chose morte, non pas à l'être qui n'est plus. À l'inverse de la pratique de nombre d'artistes contemporains, l'animal n'est pas là pour susciter l'empathie. Faut-il admettre que les fictions de Delphine Gigoux-Martin sont des contes sans raison, des fables sans morale ? En combinant systématiquement différentes techniques d'expression, Delphine Gigoux-Martin donne un nouveau développement au procédé du collage qui était très en faveur chez les artistes du début du XXe siècle. D'une certaine manière, elle renouvelle pour le public contemporain la saveur étrange qu'avaient en leur temps les compositions cubistes. Qu'elle associe le cadavre d'une bête à sa représentation crayonnée sur les murs lépreux d'une usine désaffectée, qu'elle confronte, dans un même volume, une proie naturalisée à l'image animée de son prédateur, projetée à même les murs, c'est toujours au spectateur d'établir la cohérence de ces différentes propositions plastiques. Complexifiant à plaisir cet exercice de déstructuration de l'espace, les éléments de la composition se jouent des contraintes physiques du lieu d'exposition. Ici les animaux naturalisés sont suspendus dans l'air ou traversent les cloisons et les vitres, ailleurs la projection des images animées à même le mur ne tient pas compte des accidents de l'architecture. Ce décalage revendiqué s'applique au traitement du son dans certaines installations.
Ainsi, le spectateur des œuvres de Delphine Gigoux-Martin se trouve confronté à divers éléments d'une fiction dont le sens lui échappe d'emblée, comme s'ils étaient positionnés pour un autre point de vue que le sien. Au gré de cet effet de décalage volontaire entre les différents moyens d'expression, se dessine une sorte d'anamorphose intellectuelle. En vain le voyeur cherchera-t-il à les concilier rationnellement : le punctus centricus unifiant la composition échappe résolument au domaine de la raison. N'en va-t-il pas ainsi des images qui remontent du monde englouti des rêves jusqu'à la surface de la conscience ? Le plus souvent, leur signification échappe à la compréhension de l'homme éveillé qui garde seulement le souvenir troublant d'une évidence perdue.

FRAGMENTATION DU (SUR)NATUREL

Par Sophie Biass-Fabiani
Publié dans le catalogue monographique Delphine Gigoux-Martin, Un, deux... quatre éditions, Clermont-Ferrand, 2004 (extrait)