Émilie Perotto
Dossier mis à jour — 08/09/2025

Escultura es un acueducto texte

ESCULTURA ES UN ACUEDUCTO est une résidence et une exposition au Museo Regional de Querétaro, au Mexique. Le projet a commencé à la suite de TRANSATLÁNTICA. Voici l'histoire de ce projet :

TRANSATLÁNTICA, 2020-2022

J'envisage ma pratique de la sculpture comme un ensemble de projets qui se déploient au long des années et des espaces parcourus. Aussi, le contexte dans lequel je travaille est le point de départ de chaque projet. En 2020, j'ai été invitée à venir à Querétaro en résidence, et pour une exposition à la galeria Libertad. Je n'étais jamais venue au Mexique, et je connaissais peu de choses du pays. J'ai considéré cette invitation comme une chance de découvrir un nouveau continent, une nouvelle culture. La pandémie de la Covid-19 m'a obligé à repousser mon voyage en 2022. Mais il me fallait malgré tout rentrer dans le projet, même à distance.

Au départ, je voulais travailler à partir de sièges, car c'est une famille d'objets que je trouve particulièrement intéressante dans le cadre de ma pratique de sculpture. Le siège est un objet entièrement dédié au corps, à sa posture. Quand il n'est pas utilisé, c'est un objet qui montre clairement l'absence du corps. C'est également un objet de l'espace domestique et du quotidien. Depuis plusieurs années, je produis des sculptures pour sièges, que l'on peut rencontrer en occupant les autres sièges à proximité. Les assises me permettent de rendre plus accessibles au public mes sculptures que si elles étaient sur un socle classique.

Loin de Querétaro, j'ai réfléchi à un siège qui me permettrait de me rapprocher. Et j'ai pensé aux sièges de ponts des navires transatlantiques, communément appelés "transats". Ce type de siège était intéressant pour sa forme déployable, qui pouvait également rappeler une passerelle. Je suis allée voir des "transats" originaux conservés au Musée Maritime et Portuaire du Havre, en France. S'en est suivie la fabrication de maquettes, qui ont permis la réalisation d'une grande pièce à Querétaro par Caín Torres.

Querétaro, 2022

À Querétaro, en effectuant des recherches sur les designers mexicains, j'ai découvert le travail de la très célèbre Clara Porset, dont je n'avais jamais entendu parler en France. Certaines de ses assises les plus connues, proches du sol, invitent à la détente, comme le font les transats. Porset a travaillé à allier process industriels du design et savoir-faire locaux. Elle a réfléchi à comment un même dessin d'assise pourrait être réalisé différemment selon les techniques et les matières vernaculaires de l'endroit où on en aurait besoin. Elle a envisagé ses meubles comme des moyens de mettre en relation des mondes qui existaient au même moment, mais qui ne rentraient pourtant pas en contact. Cette façon de penser l'objet comme une passerelle a marqué ma réflexion.

Après 3 semaines passées à Querétaro en 2022, il ne me semblait pas imaginable que la relation avec cette ville s'arrête. La culture mexicaine, son hétérogénéité, et sa grande richesse, me semblaient encore inconnues. Paulina Macías Nuñez m'a alors invitéee à exposer au Museo Regional en 2024, et à réfléchir à des sculptures qui communiqueraient avec les objets de la collection du museo.

Dans la collection, il y a des assises, des fauteuils conçus par l'architecte Manuel Amabilis. Je ne connaissais pas cet architecte, mais j'étais intéressée par le fait que ces fauteuils adoptaient, sur leur structure en bois massive, des motifs d'inspiration maya. Ces fauteuils mélangeaient des formes d'assises contemporaines de l'époque d'Amabilis avec des motifs ancestraux, de la même façon que ce que j'avais pu observer dans certaines églises de Querétaro, ou dans d'autres objets du musée. Comme Porset, Amabilis considérait ses assises - et ses bâtiments - comme des objets-passerelles. Ses fauteuils allaient devenir mon premier élément pour travailler.

Dans quel contexte cet architecte avait-il conçu ces fauteuils ? Il s'agissait d'assises pour le pavillon mexicain de l'exposition ibéro-américaine de Séville de 1929. Ce pavillon était toujours existant. Il était maintenant le bâtiment de l'école doctorale de l'université de Séville. J'ai décidé de m'y rendre. Je voulais éprouver physiquement, sensiblement, cet espace construit par Amabilis.

AQUI-EN

Mon travail artistique comporte beaucoup de sculptures qui concrétisent, dans la matière, un mot. Les formes des lettres de celui-ci sont un premier point de départ pour la réalisation de la sculpture. À la fin de mon séjour de 2022 à Querétaro, j'avais ébauché une sculpture avec le mot AQUÍ. Mettre en mouvement ce mot désignant un point fixe me semblait être une contradiction intéressante. J'ai laissé cette ébauche de côté jusqu'à ce que le voyage à Séville se profile. Je voulais emporter AQUÍ avec moi et la photographier devant le pavillon. J'ai réalisé une nouvelle sculpture, en carton et en patadur (mélange d'argile et de cire, matériau fabriqué à Aurec-sur-Loire, près de Saint-Étienne). AQUÍ a pris le train jusqu'à Séville, a visité le pavillon et a posé avec moi devant son entrée. La photographie a été imprimée de façon à pouvoir être envoyée de Séville à toutes les personnes impliquées dans ce que j'appelle "mon projet transatlantique".

AQUÍ est rentrée avec moi. Puis je l'ai envoyée par la poste au Musée Régional. Maintenant que la sculpture avait rencontré le pavillon à Séville, elle devait également rencontrer les fauteuils. Cette rencontre a donné lieu à une photographie.

Une fois arrivée au museo, il m'a semblé intéressant d'exposer des sculptures directement dans les salles des collections permanentes. Deux fauteuils d'Amabilis étaient présentés aux deux extrémités d'une table dont il était également l'auteur, dans la salle de la Constitution. Je ne trouvais pas que AQUÍ y ait sa place. Elle était trop grande, trop blanche aussi. J'ai pensé alors en faire une nouvelle version, plus petite et à l'échelle des fauteuils, en carton et kraft brun gommé, dans une matière et une teinte qui me semble mieux dialoguer avec le bois et le skaï brillant et foncé des fauteuils.

En français, AQUÍ peut aussi se comprendre comme À QUI ? En commençant à travailler sur cette nouvelle pièce, je repensais à une conversation que j'avais eue avec Paulina, au sujet des collections, des langues locales, de la diversité des populations indigènes qui entourent Querétaro, du Chiapas et du Sous-Commandant Marcos. Paulina m'a parlé d'un de ses textes, très poétique, où Marcos pose la question de qui doit demander pardon et qui doit pardonner. La question À QUI ? m'a semblé alors être celle qui devait apparaître dans le museo, plus que l'affirmation d'un AQUí.

En espagnol, À QUI se dit A QUIEN.

J'ai donc décidé d'augmenter la forme de la nouvelle AQUÍ en AQUIEN. Cet ajout de lettres est également intéressant car il permet à la sculpture de s'asseoir sur un fauteuil d'Amabilis, tout en conservant la forme de la première sculpture AQUÍ.

ESCULTURA ES UN ACUEDUCTO

Quand j'ai pensé travailler à partir de Porset et d'Amabilis, j'ai cru au départ que j'allais réaliser des sculptures qui s'inspireraient des formes de leurs créations. Et puis, j'ai compris que ce qui m'intéressait n'étaient pas les formes qu'ils produisaient, mais leur façon d'envisager les objets comme le lieu de la relation. D'autant que les assises sont faites pour accueillir des corps, et que, plus que de mettre en relation deux choses éloignées (chez Porset, industrie contemporaine et savoir-faire vernaculaire ; chez Amabilis, culture mexicaine maya ancestrale et ibérique plus récente), elles mettent également en relation un corps avec ces dualités, qui en fait l'expérience physiquement.

Pour préparer l'exposition au Museo Regional, j'ai souhaité continuer à travailler, comme avec le fauteuil transatlantique, à une sculpture-assise qui se déploierait, mais qui pourrait accueillir deux personnes, et être ainsi réellement un espace de rencontre.

Au départ, je me suis inspirée des formes larges du pavillon du Mexique d'Amabilis. Mais cette contrainte m'empêchait d'être libre dans mon dessin. J'ai alors décidé de revenir concrètement à cette idée première de sculpture comme passerelle, comme pont. L'aqueduc de Querétaro s'est alors imposé dans mes pensées. J'aimais cette idée de comparer la sculpture à un édifice qui apporte une ressource nécessaire et rare.

J'ai donc dessiné cette nouvelle sculpture-assise à partir de la forme des arches de Querétaro, puis j'en ai fait une maquette en carton et en kraft à l'échelle 1, que j'ai envoyée par la poste au musée, pour qu'elle soit reproduite en bois par Caín Torres, afin de pouvoir l'expérimenter. La pièce est composée en deux parties : le piètement et le plateau. Deux personnes sont nécessaires à son assemblage : une qui apporte et déplie les arches, une autre qui apporte et déplie le plateau sur les arches.

Une fois que cela est fait, elles peuvent s'asseoir côte à côte pour regarder ensemble. Cela fonctionne mieux si ce sont une personne mexicaine et une personne française qui s'associent pour cette expérience.

CORAZÓN

Pour l'exposition au Museo Regional, je souhaitais également réaliser une sculpture plus intuitive et moins conceptuelle que AQUI-EN et ESCULTURA ES UN ACUEDUCTO. Une sculpture nourrie de ma relation à Querétaro, au Mexique, mais pour laquelle ce serait plus mon corps qui déciderait que ma tête.

Comme point de départ, il me fallait un mot. J'ai choisi CORAZÓN. Pour sa sonorité, mais aussi pour sa signification. Un mot qui désigne un organe du corps, mais aussi notre capacité à aimer et à compatir. Avant de quitter la France, j'avais rapidement dessiné une sculpture possible, et j'avais surtout décidé que tout partirait de la forme du A à l'envers, qui permettrait de faire une sculpture évoquant lointainement la forme d'un cœur, une espèce de gros bouquet, que j'imaginais traversant le centre de Querétaro embrassé et véhiculé par le corps d'une personne.

En ayant en tête la salle du musée où se trouve sa maquette, ainsi qu'un immense Christ crucifié (réalisé en pâte de canne à sucre au 17e siècle) qui dialogue avec un fragment de pierre taillée ancestral, j'ai réalisé la sculpture en carton et kraft gommé, appuyée contre le réfrigérateur-congélateur de l'appartement que j'occupais à Querétaro. La technique de recouvrement du carton avec des bandes de kraft rappelle le geste de pansement. Il me semble intéressant de réaliser des sculptures avec des matériaux modestes assemblés par des gestes de soin, surtout quand il s'agit d'un CORAZÓN.

— Émilie Perotto, 2024