Aubes de l'image - Sur Avant que ne se fixe de Fabrice Lauterjung (2007)
Aubes de l'image - Sur Avant que ne se fixe de Fabrice Lauterjung (2007)
Par Nicole Brenez
Catalogue de L'art dans les chapelles, 20e édition, 2011
En 1978, l'année de naissance de Fabrice Lauterjung, Jacques Roubaud décrivait l'histoire de la destruction de l'alexandrin et observait les formes multiples que prenait, selon lui, la mort de la poésie, intrinsèquement liée au vers (1). En 1979, Henri Michaux publie Saisir, ouvrage constitué pour moitié de dessins et pour moitié de textes, dont le projet consiste à prôner des "avant-langues", par opposition aux langues achevées qui quadrillent et asphyxient les phénomènes. Raymond Bellour résume les trois caractères des avant-langues : "L'avant-langue est toujours fragmentaire, réduite à des "bouts de langue". Elle a une dimension naturelle, et hasardeuse, restant en prise sur le geste, comparable aussi à des « traces sur le tronc d'arbre que l'écorce se dilatant défaisait sans qu'on y prît garde...". Enfin, l'avant-langue est minoritaire, locale, toujours attachée à des groupes restreints." (2)
Avant que ne se fixe de Fabrice Lauterjung relève en cinéma quelque chose du projet d'Henri Michaux. Amenant aux images visuelles le poème Fixe, désole en hiver (2005) d'Eric Suchère, il en transpose le principe structurant : créer une écriture susceptible de se dérober à la prédation, c'est-à-dire aux processus d'identification qui épinglent des mots sur les choses comme des papillons sur un étal : visibles, lisibles, mais morts. Au contraire de l'usage préhensile et létal du signe, l'écriture (verbale chez Suchère, visuelle et sonore chez Lauterjung) se tient en amont des identités : dans le film, constituée d'intervalles, de bougés, de traits, de filés, elle transforme le plan en annotation visuelle, elle préfère les silhouettes aux corps, elle renoue avec les motifs classiques de la fragilité – fleurs bouleversantes de fraîcheur, ombres, buées, écumes, feuillages bruissants. Elle baigne dans le vibratile, la palpitation et l'impondérable. En tous points l'écriture se fait esquisse et cultive les formes de discontinuités, elle se maintient dans un mode d'être dont nous n'avions pas idée, indication d'une œuvre importante. Elle s'apparente non pas à l'indicatif (affirmation d'un "hoc est") mais à l'inchoatif, un mode verbal grec qui permet d'indiquer ce qui commence, ce qui émerge.
Dans ce monde labile, vibratile et léger, où fait repère la rime visuelle d'une silhouette féminine toujours de dos, obscurcie ou décadrée, l'événement alors devient celui de l'arrêt sur image. Lentement, un plan de mer se fige, soulignant une fine ligne blanche au milieu d'un océan de gris : fétiche visuel de ce qui caractérise en propre le cinéma argentique, pérenniser des empreintes instables. Intercessrice, sur un moment de noir, la musique de Louis Sclavis autorise l'advenue d'une autre image arrêtée, cette fois, une ligne d'horizon, qui peu à peu s'anime à son tour. Le film affronte et franchit ici les deux limites constitutives et antagoniques entre lesquelles se déroule le drame de la représentation mimétique : la fixation de l'image et l'infini du motif. Avec une ferme délicatesse, Avant que ne se fixe ancre la beauté plastique du cinéma dans son incommensurabilité au motif, et nous raconte en quoi consiste, concrètement, une description filmique. L'alliance entre les mots d'Eric Suchère et les images de Fabrice Lauterjung peut s'effectuer : jusqu'alors disjoints, mots et images se superposent les uns aux autres, au titre de deux énergies sœurs, deux avant-langues en paix avec leur matérialité formelle intensément réfléchie, en juste résonance avec les phénomènes.
1. Jacques Roubaud, La Vieillesse d'Alexandre, Paris, Maspero, 1978.
2. Raymond Bellour, Lire Michaux, Paris, Gallimard, 2011, p. 610.