Gaëlle Foray
Dossier mis à jour — 11/12/2024

Textes

Pierre, feuille, ciseaux

Par Sonia Recasens, 2022

Quand Gaëlle Foray réveille les morts avec ses pierres à images

Par Pascal Pique (Musée de l'invisible), 2018
À propos de l'exposition « Pierres de visions », CAIRN/Musée Gassendi, Digne-les-Bains

Eux, c'est nous (les minuscules mains)

Par Vidya Gastaldon, 2016

L'étreinte

Par Blandine Gwizdala, 2017

Je me souviens de l'odeur des prés l'été à la campagne. Du souffle de l'air chaud et léger sur la peau, des couleurs orangées d'un soleil à peine couché appelant après lui la vie nocturne des animaux du soir. Cette douce mélancolie qui s'empare du ciel dans une tendresse infinie pour faire naître la nuit qui commence lorsqu'on entend les hirondelles s'égosiller, les criquets et les grenouilles chanter, le bourdonnement des lourds hannetons dans leur parade maladroite, le subtil battement d'aile des chauves-souris aux frôlements empressés. Sentir l'odeur des fleurs à peine arrosées, savourer leur parfum, et voir leurs pétales se clore jusqu'au petit matin ; observer s'affairer les insectes à mille tâches laborieuses, les surprendre à converser, à copuler, à s'aimer, peut-être. Se laisser bercer par les couleurs du ciel au spectre chromatique merveilleux, soupirer dans ses larmes en gouttes de pluie, dans ses colères en éclairs tonitruants, sa tendresse en nuages bedonnants, puis rêver sous les étoiles constellées d'une nuit noire aux lueurs lunaires et profondes. Faire un vœu, puis deux, attendre la prochaine filante, allongés dans les prés en songeant à l'amour, en rêvant sa destinée.

Les cartons entreposés sur le plancher de l'atelier débordent de photos, les tables sur tréteaux en sont couvertes ; elles sont empilées, parfois classées, puis découpées et recomposées. Les morceaux de certaines d'entre elles trouvent une place sur d'autres ; on voit des visages, des paysages, des chiens, des fleurs, des gens, tout un tas d'objets ôtés au scalpel et rassemblés pour former une nouvelle photographie, une nouvelle scène de vie. Des vies qui défilent à la pelle et les années à la louche, martelant dur le temps qui passe et remémorant sans pincettes l'éphémérité de la vie dans la masse humaine. Monte alors une angoisse sirupeuse du ventre à la gorge devant le défilé de ces inconnus cristallisés sur papier glacé que l'on sait disparus à jamais et dont on tient dans les mains l'unique trace de leur passage sur Terre. Comme des fossiles.

Les photos s'ensuivent et les scènes s'amoncellent, des fêtes d'anniversaires aux repas du dimanche, des balades au parc aux vacances à la mer, un cumul de rituels transmis de générations en générations dans un mode héréditaire de vie sédentaire, formatée, et ennuyeuse à crever. Une vie mise en boîte, une vie collée dans un album. Un album de photos insolentes qui résument à elles-seules dans leur implacable chronologie la banalité de notre vie, celle que l'on ne veut pas voir, que l'on nie à travers mille artifices et grimaces clownesques redondantes ; celle aussi qu'on n'a pas choisie mais subie sans en prendre pleinement conscience, la vie d'un lambda et non plus celle qu'on avait rêvée sous les étoiles, il y a longtemps.

Car le rêve a parfois déteint dans la morosité d'une barre HLM entre d'autres barres HLM soumises à la petite vie des petites gens ; il s'est dilué dans les pavillons aux petites fenêtres avec de grands volets, farcis d'objets hérités d'ici et ramenés de là associés dans une redite de formes et de couleurs indélicates ; il s'est aussi terni dans les palabres indigestes des demeures aux pilastres en plastique avec pignon sur rue, aux grands airs de m'as-tu-vu avidement encombrées d'encombrants ; ou il s'est corrompu dans un schéma familial classique agrippé à la société comme une punaise. « Et toi, c'est pour quand ? » 1 Qui n'a jamais entendu cette question culpabilisante jetée inlassablement au visage ?

Gaëlle Foray absorbe et manipule nos images familières pour révéler ce qui nous est invisible, ces images qui nous touchent en plein cœur, qui renvoient aux vestiges de notre passé, à notre présent, à ce que Christian Boltanski appelle la petite-mémoire, la mémoire affective des choses ordinaires. Gaëlle Foray sait faire le portrait de l'ordinaire et l'exagère volontairement dans ses recompositions picturales comme dans les œuvres Dimanche après-midi, Repas sans fin, French dream, le Salon 2 - non dans une critique moqueuse et dédaigneuse de l'ordinaire, mais dans une considération soucieuse et sensible de la vie. Quel sens voulons-nous lui donner ? Son inéluctabilité peut-elle nous aider à la redéfinir ? L'artiste y fait frontalement allusion dans l'œuvre Penser à sa mort 3 dans laquelle on voit sur un paysage automnal une femme recroquevillée, le visage posé de côté, songeuse devant le cadavre d'un petit homme allongé dans un nid funéraire de roses fanées. C'est alors qu'elle offre parfois à ses héros du quotidien une vie après la vie, un nouveau souffle, un sens peut-être en leur faisant vivre une journée extraordinaire, une belle aventure, dans La sortie du dimanche II ou Une femme à la montagne. 4

Dans le Babel de la banalité de nos vies, on ne voit plus rien, on vivote au gré des courants ascendants et descendants sans se poser plus de questions, en reprenant des idées prémâchées, en vomissant des vérités, en consommant ce qui fera nous sentir grand. Cela fait plus d'un siècle maintenant que nous alimentons un système basé sur la consommation excessive de toutes formes de biens, ce qui, selon maintes subtiles publicités, nous fait exister dans la société. Ce système ne veut pas notre bien, en tant qu'être humain, il veut simplement s'enrichir vite et bien. Alors pourquoi choisissons-nous de l'engraisser ? En sommes-nous conscients ? Non. Car il s'agit d'une habitude héritée et transmise sans sourciller de générations en générations reproduisant naturellement ce qui leur est enseigné... comment les blâmer ? Nos activités habituelles nous mettent cependant en danger, et nous devons en prendre conscience, maintenant. L'artiste Gustav Metzger 5 déclare dans son manifeste en 1959 que « L'art autodestructif démontre le pouvoir donné à l'homme d'accélérer les processus de désintégration de la nature et de les provoquer. » Il a ainsi passé toute sa vie à sensibiliser ses contemporains aux questions écologiques, à la disparition des espèces et des ressources en s'exposant entièrement dans ses œuvres, ses performances et ses actions, inspirant nombre d'artistes qui se sont lancés dans cette mission folle d'éveiller les consciences, comme une mission humanitaire, sur cet enjeu fondamental qu'est la protection de la Nature, de cet environnement nourricier encore seule et unique source d'émerveillement.

L'impact de l'Homme sur l'écosystème est indéniable. Fermer les yeux, c'est être coupable. Aucun dieu, aucune idole, aucun super-héros ne se chargera de sauver la planète. Il est temps de l'accepter et de faire face. Gaëlle Foray nous invite à prendre conscience de notre indolence et nous montre les conséquences d'un tel aveuglement sur notre environnement, notamment à travers l'œuvre La Comète 6, une composition photographique en relief dans laquelle des hommes et des femmes forment gaiement une farandole sur un fond marin, trainant dans leur sillage insouciant les innombrables déchets de la vie quotidienne. Dans l'œuvre Toujours plus loin 7, une skieuse apprêtée semble être dans une nouvelle station à la mode, au milieu d'un atoll paradisiaque. L'absurdité de cette situation rappelle les nouvelles formes de tourisme proposées aux clients zélés qui n'hésitent pas à coloniser les terres vierges pour leur seul plaisir dans une indifférence totale à l'égard de la biodiversité et de la culture des populations locales. Tandis que L'Essaim 8 montre un corail mitraillé de dizaines de regards de plongeurs-badauds, La Sortie du Dimanche 9 voit un flot de marcheurs du week-end déferler sur un site naturel de ceux convoités par un tourisme de masse longtemps demeuré insensible à la préservation des espèces végétales et animales. Un tourisme de masse fortement désiré par nombre de villes qui y voient une poule aux œufs d'or, quitte à sacrifier des paysages entiers au profit d'un beau profit, comme dans l'œuvre Ici la commune aménage la cascade pour vous ou Politique touristique 10, tout en défendant dans l'hypocrisie la plus ravageuse les programmes de protection de l'environnement, ce que l'artiste ne manque pas de caricaturer dans Géo-Ingénierie 11 où un homme en col blanc, un plumeau à la main semble prêt à nettoyer les montagnes qui l'entourent.

De cet aveuglement généralisé, Gaëlle Foray soulève également la question fondamentale de la mutation subtile et progressive de nos mentalités vers une insensibilité quasi immorale sur ce qui nous entoure, notamment à travers l'œuvre Route passante 12 où les cadavres de deux animaux à peine identifiables jonchent une route à double sens ; le sang coule, les viscères déboulent. En bord de route, de l'autre côté, un homme est tranquillement installé dans une chaise longue à l'ombre d'un pin. À quel moment de notre vie n'avons-nous plus fait attention aux animaux morts au bord des routes ? Aux pigeons écrasés sur le bitume des villes, sur lesquels on roule, on passe et on repasse ? Quand est-ce devenu normal et habituel ? La science se penche aujourd'hui davantage sur la sentience des animaux. De nombreuses études démontrent que les animaux sont dotés de sensibilité, ressentent des émotions et par extension possèderaient une conscience. Les animaux sont d'autres espèces vivantes, comme nous, avec lesquelles nous serons progressivement amenés à vivre de manière différente avec tout le respect qu'elles méritent.

Aussi, l'artiste nous invite à découvrir les images futuristes d'une ère postcontemporaine soumise aux conséquences de nos décisions actuelles. Dans Bronzette 13, une nymphette prend un bain de soleil au milieu d'une exploitation industrielle à l'ombre d'un prunus, ces arbres domestiques qui ornent les rues des villes. De toute évidence, les palmiers et les plages naturelles ont disparu. La Pause 14 montre une jeune fille sous un arbre dans un cadre agréable près d'un lac mais au bord duquel poussent les immenses cheminées d'une centrale thermique nucléaire. Les étangs 15 sont couverts de beaux nénuphars où trône cependant la bouche d'une station d'épuration en béton, peinte en vert. Sur une autre composition en relief, une nature sauvage est en proie à des bidons de stockage des déchets toxiques 16. Est-ce ce à quoi nous sommes destinés ? À vivre dans une nature dénaturée ? Polluée ? Domestiquée ? La visite organisée 17 semble être la quintessence de cette vision dystopique. La photo se décompose en trois plans distincts. Au centre, une ferme aux airs abandonnés ouvre sur un terre-plein boueux donnant sur un plan d'eau douteux entouré de barrières. Là, trois vaches laitières s'abreuvent ou piétinent. Cette ferme dégueulasse est entourée d'industries diverses en arrière-plan, puis, au premier plan, des dizaines de touristes visitent la ferme aux animaux en prenant des notes sur leur jolis carnets, dans leurs beaux vêtements. Il ne s'agit là hélas que d'une extension de ce qui existe déjà. Dans les agglomérations des villes, de nombreux terrains agricoles ont été vendus aux grandes enseignes commerciales et industrielles au cœur desquels résistent parfois quelques fermes isolées plus très entretenues et désormais peu enclines à produire des produits sains et élever du bétail en bonne santé. Ici, la visite de cette ferme par des touristes rappelle que le concept même de ferme avec terrain et animaux vivants peut à l'avenir devenir si rare - voire disparaître, qu'on ne pourra les observer que dans les musées.

À vrai dire, nous sommes entrés dans une période d'extinction massive des espèces vivantes. À moins d'une décision politique mondiale forte, d'une révolution sociétale profonde, il est fort possible que nous entrions nous aussi bientôt dans un musée, comme le sont déjà Neandertal et les dinosaures. Depuis quelque temps, Gaëlle Foray part à la chasse au fossile dans ses aires montagneuses qui regorgent de trésors sous des strates de terres et de minéraux ancestraux. Elle fore, elle carotte, elle creuse pour extraire ces vies fossilisées. Traces d'un passé à jamais disparu. Comme les gens sur ses photos. Peut-être cherche-t-elle à comprendre la perpétuation de la vie à travers les âges, à savoir ce qui va advenir de nous, de la nature en consultant les entrailles de la Terre. Alors elle recompose soigneusement le paysage montagneux qu'elle voit chaque jour de la fenêtre de son atelier à l'aide d'une pierre surmontée de rostres de bélemnite dont la forme en ogive rappelle les petits sapins aperçus au loin, un paysage en héritage dont elle expose les restes inertes. En remplaçant les fruits de mer par des fossiles dans Paëlla royale et Poisson pané 18, elle montre à travers deux compositions d'apparence anodine la façon dont le système actuel de surconsommation-surproduction mène à la disparition des espèces vivantes, banalise et médiocrise la culture gastronomique, et transforme des êtres vivants en bâtonnets. Puis, comme fondus l'un en l'autre, une chaise en plastique est couplée à un corail mort dans l'œuvre La Chaise 19, symbolisant à la fois l'impact létal de nos comportements sur la biodiversité et l'empreinte historique - et laide - que laissera notre civilisation.

Que restera-t-il de notre vie, de notre siècle, de notre ère après nous ?

Lorsqu'on songe à ces questionnements, on ne peut s'empêcher de penser aux œuvres dystopiques les plus marquantes du cinéma, tel le film d'anticipation de Richard Fleischer, Soleil Vert, réalisé en 1973, dénonçant alors dans un somptueux pessimisme la surexploitation des ressources naturelles, la pollution écrasante et la surpopulation dans une société déshumanisée, à l'agonie, scindée en deux groupes distincts, celui des miséreux et celui des nantis. Si certains attendent par une curiosité malsaine d'en arriver au pire en espérant une catharsis, d'autres choisissent de prévenir le mal et de miser sur la vie. Une belle vie, pour poursuivre l'aventure.

Gaëlle Foray témoigne des préoccupations humaines face à la vie et à la mort, et des grands enjeux contemporains liés à la mutation fulgurante et inéluctable de notre environnement tel que nous le connaissons aujourd'hui. Sa grande sensibilité et sa lucidité lui font pousser un cri, un cri de douleur profonde devant l'impuissance à soigner le monde ; la sensation d'une pression vive au cœur, une étreinte. Elle suit alors les traces de celles et ceux qui se sont battus pour des causes justes dans leur entièreté, à travers l'un des langages les plus nobles transmis depuis des millénaires, l'art.

  • — 1.

    Et toi ?, photomontage, 18 x 10 cm, 2012

  • — 2.

    Dimanche après-midi, photomontage, 11 x 9 cm, 2014 ; Repas sans fin, photomontage, 19 x 19 cm, 2015 ;
    French dream, photomontage, 12,5 x 14,5 cm, 2015 ; Le salon, photomontage, 21 x 15 cm, 2014

  • — 3.

    Penser à sa mort, photomontage, 16 x 15 cm, 2014

  • — 4.

    La sortie du dimanche II, photomontage, 16 x 15 cm, 2016 ;
    Une femme à la montagne, photomontage, 6,5 x 10,5 cm, 2012

  • — 5.

    Gustav Metzger (1926-2017), Manifeste de l'art autodestructif, 1959

  • — 6.

    La comète, photomontage, 20 x 41 x 45 cm, 2015

  • — 7.

    Toujours plus loin, assemblage, corail, pierre et éléments photographiques, 13 x 15 x 11 cm, 2016

  • — 8.

    L'Essaim, photomontage, 19 x 21,5 cm, 2016

  • — 9.

    La sortie du dimanche, assemblage, pierre et éléments photographiques, 21 x 27 x 28 cm, 2015

  • — 10.

    Ici la commune aménage la cascade pour vous, photomontage, 16 x 10 cm, 2011 ;
    Politique touristique, photomontage, 17 x 22 cm, 2015

  • — 11.

    Géo-ingenierie, photomontage, 10 x 10 cm, 2014

  • — 12.

    Route passante, photomontage, 26 x 12 cm, 2011

  • — 13.

    Bronzette, photomontage, 7 x 17 cm, 2010

  • — 14.

    La pause, 10 x 15 cm, 2011

  • — 15.

    Les étangs II, photomontage, 7,5 x 7,5 cm, 2012

  • — 16.

    Les bidons, collage en volume, 14 x 15 x 4 cm, 2015

  • — 17.

    La visite organisée, 12 x 11,5 cm, 2012

  • — 18.

    Paëlla royale, assemblage, élément photographique et fossiles, 10 x 15 x 1 cm, 2016 ;
    Poisson pané, assemblage, élément photographique et fossiles, 10 x 15 x 3 cm, 2016

  • — 19.

    La chaise, assemblage, corail et élément photographique, 4 x 8 x 7 cm, 2016