Textes
Un cinéma détaché
Par Françoise Lonardoni, 2021
Un cinéma détaché
Par Françoise Lonardoni, 2021
Ce n'est pas tous les jours que l'on perçoit les qualités dramatiques d'une vache dans un pré, encore moins si elle se contente de ruminer à l'écran durant trois minutes. Ce film d'apparence simple, Georges Rey l'a pensé (« ruminé » dit-il plaisamment) durant six mois. Puis l'a réalisé en 1969, selon un procédé radical qu'il explorera à plusieurs reprises : une seule caméra, un plan fixe, et une bobine de 16 mm qui détermine la durée du film (2'46"). Dans cet intervalle, l'action du cinéaste est la plus minime possible.
Comment expliquer l'attention hypnotique qui s'instaure devant ce film ? Sans doute à cause de l'interchangeabilité des rôles, cette sensation que l'on est regardé autant que l'on regarde – trente ans avant que Georges Didi-Huberman n'approfondisse cette idée. Mais surtout par l'acuité des liens qu'il tisse avec le cinéma classique : chaque œillade de la bête vers le cinéaste, chaque interruption de sa mastication apparaissent comme les indices d'une direction d'acteurs, les marques inconcevables d'un scenario maîtrisé à la perfection. L'hilarité gagne souvent le public devant ce court-métrage qui distille une incroyable intensité, tout en affichant clairement ce qu'il doit au hasard.
Cette dialectique entre hasard et décision artistique habite deux autres films que Georges Rey réalise aussi en 1969 : « La source de la Loire », qui est un nouveau plan fixe en 16 mm sur un filet d'eau qui palpite. La représentation du fleuve le plus prestigieux de notre géographie hexagonale s'enlise dans un coteau humide, cadré de si près que l'échelle est incertaine. Envoûté par la cavité cyclopéenne qui délivre un écoulement continu, le spectateur finit par aborder les plus grandes métaphores.
Dans « L'homme nu » enfin, Georges Rey prend la lumière et le mouvement comme phénomènes scénaristiques. Il synchronise un travelling avant avec une augmentation de la lumière. L'homme nu s'évanouit dans un embrasement blanc en 2 mn 46. Fin de l'histoire.
À travers ces films courts, sans montage, c'est une perturbation de nos habitudes que nous devons affronter : nous passer de l'appui narratif d'un scénario, gérer les errements de notre regard, chercher le véritable sujet du film. Sans doute aussi ces films laconiques nous conduisent-ils à toucher à des vérités latentes : découvrir la vie à travers l'écoulement continu d'une énergie, ressentir le cinéma comme une rencontre, nous dessaisir de notre vision première pour trouver un contenu caché. L'intensité qui traverse ces films ne passe pas par l'action, mais elle est si présente qu'elle assurera un succès à la vache du Mont Gerbier de Jonc de Paris jusqu'à New York.
Lorsqu'il pratique la photo, Georges Rey applique un principe comparable. Son étrange série des élastiques en témoigne, dont le sujet a priori anecdotique (des élastiques tombés sur le trottoir) nous donne à contempler un équilibre des forces produisant des torsions complexes, qui frappent de fragilité et de justesse. D'autres images encore saisissent des instants d'évanescence - axiome de la photographie : une architecture se répand en volutes sur un capot lustré, des fenêtres s'évadent dans un pavage de lumière. Incidence et légèreté, présentation de formes qui n'existent pas.
« Je souhaite que tous mes films aient une valeur de « première fois », sans aucune référence à d'autres films ». Sur la base de cette déclaration de 1968, Georges Rey diversifie ses manières de filmer, restant toujours proche d'un certain cinéma expérimental dont il connaît l'effervescente variété. C'est autant les limites du médium filmique que le sens de l'amusement et de la dérision que Georges Rey poursuit, comme d'autres réalisateurs de cette scène féconde des années 1970 : logé dans un balancement entre élégance et détachement.
Pour rappel, « L'amour la plus grande imposture de tous les temps » (1975-78), est un moyen-métrage qu'il tourne sans cadrer, caméra à la poitrine. Il explore moins le côté plastique auquel on associe l'expérimental, que l'autre versant, celui qui déconstruit le récit, le fragmente, et qu'il exaltera particulièrement dans ses relations avec la scène punk des années 80. Toujours vissée au réel, sa caméra sera tirée vers une écriture plus mouvante et subjective (« Une soirée avec Marie et les garçons », « Répétition », « Punk ? ») pratiquant alors les ruptures de champ, les syncopes du son, les plans serrés, moins pour documenter des moments off ou des concerts que pour capturer ces flux impalpables, qui rayonnent lorsque liberté et création se déploient en direct.
Son activité cinématographique se poursuit auprès d'autres artistes, qu'il filme toujours à sa manière, à la fois distante et attentive, transmettant à travers le temps les questionnements des artistes qui débutent dans les années 1990 : Philippe Parreno, avec lequel il fera un film performatif (No more reality), Philippe Perrin, Pierre Joseph. Dans « Les enfants gâtés de l'art », (1991) il suit les jeunes artistes au cours d'une résidence à la Villa Arson, naviguant avec légèreté entre leurs interrogations métaphysiques et leur style show off.
Au nombre des expériences conduites par Georges Rey, on doit mentionner le magnifique « Regards caméra » (2015) tourné dans un tramway à Nice, et dont le sujet est aussi évanescent qu'élégiaque.
L'intérêt de Georges Rey pour les salles obscures débuta à l'adolescence, lorsqu'il voyait jusqu'à trois films par jour ; il est cohérent qu'il se soit occupé très tôt de la diffusion sous toutes ses formes. Saisissant l'enjeu éducatif du cinéma, qui n'est encore porté ni par l'éducation nationale ni par les politiques culturelles, il forme des animateurs de ciné-club (1968-1972). A partir de 1975, il se démultiplie sur la scène lyonnaise pour montrer les facettes du cinéma expérimental : cofondateur de deux salles (le Cinéma, puis le Cinéma opéra), il sera aussi programmateur hebdomadaire dans l'unique centre d'art contemporain lyonnais des années 1970-80 (l'ELAC) et d'un ciné-club à l'Ecole des Beaux-Arts de Lyon. Il sera co-commissaire de la 3e biennale d'art contemporain de Lyon (1995) et enseignera le cinéma dans les écoles supérieures d'art de Grenoble, Lyon, Chalon-sur-Saône jusqu'aux années 2010. L'éloignement volontaire des lourdeurs du cinéma, de ses dispositifs financiers, des clichés de la narration, ont offert à ce cinéaste un cheminement artistique exemplaire de liberté.
Biographie de l'auteur⋅e
Actuellement en poste au Musée d’art contemporain de Lyon comme responsable du service culturel, Françoise Lonardoni est commissaire de la Galerie universitaire Domus (Université Lyon1) consacrée à la photographie contemporaine ; elle enseigne la théorie dans l’école d’art E-art campus à Hangzhou (Chine) après avoir enseigné dans plusieurs universités à Lyon.
Elle a auparavant dirigé l’Artothèque de Lyon et l’Espace arts plastiques de Vénissieux.
Membre d’AICA France, elle publie régulièrement des textes critiques monographiques ou traitant de domaines esthétiques : photographie contemporaine, livre d’artiste, ou transdisciplinaires : recherche-création, nouvelles médiations, formes participatives de l’art contemporain.
Françoise Lonardoni est membre des associations régionales URDLA et Documents d’artistes Auvergne-Rhône-Alpes ; elle fait partie du comité scientifique du projet de Galerie des enfants pour la Réunion des Musées Nationaux Grand-Palais - Cité des Sciences de la Villette.
Texte de Corinne Guerci
Publication pour l'exposition So Punk ! : Aspects du punk à Lyon, d'aujourd'hui à hier, Institut d'art contemporain, Villeurbanne/Rhône-Alpes, 2009
Texte de Corinne Guerci
Publication pour l'exposition So Punk ! : Aspects du punk à Lyon, d'aujourd'hui à hier, Institut d'art contemporain, Villeurbanne/Rhône-Alpes, 2009
Crête de vache et punk de source
Par Hauviette Bethemont
Publication pour l'exposition personnelle de Georges Rey, Le Bleu du ciel, Lyon, 2010
Crête de vache et punk de source
Par Hauviette Bethemont
Publication pour l'exposition personnelle de Georges Rey, Le Bleu du ciel, Lyon, 2010
Autres textes en ligne
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Propos d'un autre temps
Interview de Georges Rey
Revue Melba n°2, 1977 -
Texte de Patrick de Haas, 1996
À propos du film La vache qui rumine de Georges Rey, 1969
In L'Art du Mouvement. Collection cinématographique du Musée national d'art moderne, Éditions du Centre Pompidou, Paris, 1996 -
La vache qui rumine de Georges Rey
Par Gérard Courant, 2004
In Une encyclopédie du court métrage français de Jacky Evrard et Jacques Kermabon, Éditions Yellow Now, 2004