Pas deux sans trois
Pas deux sans trois, par Cyrille Noirjean, 2016
Publié dans la revue ÇA PRESSE n°67, éditée par l'URDLA - Centre international estampe & livre, Villeurbanne,
pour l'exposition Doppelgänger avec Alex Chevalier
Lors de la séance du 16 janvier 1923 de la Société clinique de médecine mentale, Joseph Capgras et Jean Reboul-Lachaux présentent le cas de Madame M. « Le 3 juin 1918 [elle] va dénoncer au Commissariat de son quartier la séquestration d'un grand nombre de personnes, d'enfants surtout, dans le sous-sol de sa maison et de tout Paris ; elle demande que deux gardiens de la paix l'accompagnent pour vérifier ses dires et délivrer les prisonniers. » Elle est internée à Saint-Anne auprès du professeur Dupré, puis transférée à Maison-Blanche auprès de Joseph Capgras. Les entretiens de Mme M. et des médecins lui permettent d'énoncer qu'« à l'asile elle est maintenue pour une autre, une condamnée, une femme qui a commis des délits et des indélicatesses ; la captivité que je subis appartient à une autre qui est dans mes sosies... » Son mari et ses enfants furent aussi l'objet de substitutions : « au fur et à mesure qu'ils m'enlevaient une enfant, ils m'en donnaient une autre qui lui ressemblait... J'en ai eu plus de deux mille en cinq ans : ce sont des sosies... » Quelques années plus tard, en 1927, Courbon et Fail décrivent le syndrome d'illusion de Fregoli – en référence au comédien italien – présentant le cas d'une jeune femme, persécutée par une comédienne qui prenait l'apparence de tous ceux qu'elle côtoyait, voire « fégrolifiait d'autres ». Le ratage qui se produit là enseigne sur notre illusion à lire le monde comme collage de l'image, du nom et de la chose. Dans ces deux délires ça ne tient pas, soit que sous l'image, nom et chose, collés deux à deux, s'égrènent à l'infini, soit que la fixité d'un nom et d'une chose demeure sous des images toujours renouvelées et différentes.
Communément le mouvement de soi à l'autre puis son retour, c'est-à-dire la réflexion de l'autre à soi, assurent l'unité du moi. Cette reconnaissance passe par la localisation chez l'autre de la différence. L'écart (le Vide-médian) qui logiquement se produit du mouvement de l'un à l'autre – il n'est pas question ici de chronologie mais de logique – se méconnait aisément. Voire le bouche-t-on : la différence comme étendard de mon unité sous le commandement duquel doivent passer les autres petites différences de gré ou de force. Ainsi uns contre uns se massacrent-ils persuadés de maintenir l'autre dans sa différence invasive et mortifère. Du pareil au même. Narcisse quant à lui meurt de ne pas faire de différence entre lui et son image : image, nom et chose parfaitement collés – faisant Un – dans la mort. S'engager dans le mouvement de réflexion (du miroir et de la pensée), ouvre l'entretien : « un entretien s'inaugure en ce sens que l'homme se tient devant la paroi du monde qui a sa propre tenue et que ce qui doit advenir entre eux n'est que dans les mains de l'homme. » (Marie-José Mondzain, Homo Spectator). Le bras donne la mesure de l'écart de la bouche à la main ; la bouche expulse, crache, recouvre de pigments la main qui de cet entretien tombe. La main absentée révèle sa trace ; la paroi se fait miroir, réflexive d'un manque, d'un trou. L'image de la main désigne l'absence de la main réelle. De demeurer, la main image dessine un lieu d'adresse, qu'à occasion un dieu occupe, mais la logique nécessite le seul lieu vide.
Alex Chevalier inscrit. La main-outil répète le geste, requérant la totalité du corps tendu vers son mouvement. Les règles d'Ignace de Loyola s'appliquent dans ses protocoles de dessin : retraite, postures, silence et surtout ascèse du regard. Il s'agit de voir avec la main et les yeux de l'esprit qui suivent la crête de la répétition. Les yeux du corps verront plus tard, la trace d'un ça a été, la capture d'une durée. Guillaume Perez prélève. C'est le premier pas de l'abstraction : choisir dans ce qui se présente puis retrancher. Ensuite il révèle les traces sur le matériau prélevé. Mettre au jour, cerner la trace déjà là, équivaut à faire. Création d'un ça a été. Au delà de la question temporelle qu'Alex Chevalier & Guillaume Perez, l'un et l'autre, font surgir dans l'espace de l'œuvre, la question du lieu d'où émerge l'œuvre se pose.
Où est l'un qui signe : l'auteur ? Qu'il disparaisse derrière la mécanisation de la main-outil, qu'il s'amenuise dans l'abstraction, il ne se laisse pas fixer du seul côté de l'un : mais surgit dans le mouvement de l'un à l'autre qui ménage un espace tiers. Ainsi manifestent-ils leur grande proximité du poète : « Les romantiques ? qui prouvent si bien que la chanson est si peu souvent l'œuvre, c'est-à-dire la pensée chantée et comprise du chanteur ? Car Je est un autre. Si le cuivre s'éveille clairon, il n'y a rien de sa faute. Cela m'est évident : j'assiste à l'éclosion de ma pensée : je la regarde, je l'écoute : je lance un coup d'archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d'un bond sur la scène. Si les vieux imbéciles n'avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n'aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s'en clamant les auteurs ! » (Rimbaud, Lettre à Paul Demeny). Pour voir il ne faut pas craindre de perdre sa place. Le visiteur est convié à réaliser le mouvement de l'un à l'autre, de l'autre à l'un où l'attribution et la signature s'estompent. Le promeneur est convié à circuler de l'un à l'autre et faire l'expérience de cet espace radicalement Autre, tiers, qui relie l'un et l'autre.
On peut supposer l'inquiétante étrangeté pour Alex Chevalier et Guillaume Perez de leur rencontre : l'un et l'autre cernant chacun un objet qui s'énonce ça a été. Si l'inquiétante étrangeté dessine la place de l'objet, lorsque le voile se lève, elle cède à l'angoisse dont on connaît les effets de désubjectivation. La métaphore du texte d'Hoffmann (Les Élixirs du diable) permet à Freud de faire entendre que le sujet et l'objet ne peuvent se tenir au même moment dans un même lieu. L'apparition de l'objet expulse le sujet. C'est ce qui survient à Nathanaël, dans L'homme au sable, lorsqu'il se trouve face au regard de Coppelius : « On vit Nathanaël subitement s'arrêter comme pétrifié, puis il se pencha un peu, aperçut Coppelius, et en criant d'une voix retentissante : "Ah ! — de beaux yeux, belli occhi !" il sauta par-dessus la rampe... Lorsque Nathanaël fut tombé sur le pavé, la tête fracassée, Coppelius avait disparu de la foule. » La proposition qui prend la forme de l'exposition Doppelgänger est loin de cette mise en scène fracassante. Alex Chevalier et Guillaume Perez ne sont pas figés dans la jouissance de l'angoisse, dans la stase de l'effroi. Il suffit de lire au pied de la lettre Doppelgänger : le double promeneur – pas de deux, pas de deux, c'est-à-dire de trois : chacun sait qu'on commence de compter à trois –, pour entendre que l'exposition à deux ne naît pas du caprice, mais de la structure de la différance.
Communément le mouvement de soi à l'autre puis son retour, c'est-à-dire la réflexion de l'autre à soi, assurent l'unité du moi. Cette reconnaissance passe par la localisation chez l'autre de la différence. L'écart (le Vide-médian) qui logiquement se produit du mouvement de l'un à l'autre – il n'est pas question ici de chronologie mais de logique – se méconnait aisément. Voire le bouche-t-on : la différence comme étendard de mon unité sous le commandement duquel doivent passer les autres petites différences de gré ou de force. Ainsi uns contre uns se massacrent-ils persuadés de maintenir l'autre dans sa différence invasive et mortifère. Du pareil au même. Narcisse quant à lui meurt de ne pas faire de différence entre lui et son image : image, nom et chose parfaitement collés – faisant Un – dans la mort. S'engager dans le mouvement de réflexion (du miroir et de la pensée), ouvre l'entretien : « un entretien s'inaugure en ce sens que l'homme se tient devant la paroi du monde qui a sa propre tenue et que ce qui doit advenir entre eux n'est que dans les mains de l'homme. » (Marie-José Mondzain, Homo Spectator). Le bras donne la mesure de l'écart de la bouche à la main ; la bouche expulse, crache, recouvre de pigments la main qui de cet entretien tombe. La main absentée révèle sa trace ; la paroi se fait miroir, réflexive d'un manque, d'un trou. L'image de la main désigne l'absence de la main réelle. De demeurer, la main image dessine un lieu d'adresse, qu'à occasion un dieu occupe, mais la logique nécessite le seul lieu vide.
Alex Chevalier inscrit. La main-outil répète le geste, requérant la totalité du corps tendu vers son mouvement. Les règles d'Ignace de Loyola s'appliquent dans ses protocoles de dessin : retraite, postures, silence et surtout ascèse du regard. Il s'agit de voir avec la main et les yeux de l'esprit qui suivent la crête de la répétition. Les yeux du corps verront plus tard, la trace d'un ça a été, la capture d'une durée. Guillaume Perez prélève. C'est le premier pas de l'abstraction : choisir dans ce qui se présente puis retrancher. Ensuite il révèle les traces sur le matériau prélevé. Mettre au jour, cerner la trace déjà là, équivaut à faire. Création d'un ça a été. Au delà de la question temporelle qu'Alex Chevalier & Guillaume Perez, l'un et l'autre, font surgir dans l'espace de l'œuvre, la question du lieu d'où émerge l'œuvre se pose.
Où est l'un qui signe : l'auteur ? Qu'il disparaisse derrière la mécanisation de la main-outil, qu'il s'amenuise dans l'abstraction, il ne se laisse pas fixer du seul côté de l'un : mais surgit dans le mouvement de l'un à l'autre qui ménage un espace tiers. Ainsi manifestent-ils leur grande proximité du poète : « Les romantiques ? qui prouvent si bien que la chanson est si peu souvent l'œuvre, c'est-à-dire la pensée chantée et comprise du chanteur ? Car Je est un autre. Si le cuivre s'éveille clairon, il n'y a rien de sa faute. Cela m'est évident : j'assiste à l'éclosion de ma pensée : je la regarde, je l'écoute : je lance un coup d'archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d'un bond sur la scène. Si les vieux imbéciles n'avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n'aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s'en clamant les auteurs ! » (Rimbaud, Lettre à Paul Demeny). Pour voir il ne faut pas craindre de perdre sa place. Le visiteur est convié à réaliser le mouvement de l'un à l'autre, de l'autre à l'un où l'attribution et la signature s'estompent. Le promeneur est convié à circuler de l'un à l'autre et faire l'expérience de cet espace radicalement Autre, tiers, qui relie l'un et l'autre.
On peut supposer l'inquiétante étrangeté pour Alex Chevalier et Guillaume Perez de leur rencontre : l'un et l'autre cernant chacun un objet qui s'énonce ça a été. Si l'inquiétante étrangeté dessine la place de l'objet, lorsque le voile se lève, elle cède à l'angoisse dont on connaît les effets de désubjectivation. La métaphore du texte d'Hoffmann (Les Élixirs du diable) permet à Freud de faire entendre que le sujet et l'objet ne peuvent se tenir au même moment dans un même lieu. L'apparition de l'objet expulse le sujet. C'est ce qui survient à Nathanaël, dans L'homme au sable, lorsqu'il se trouve face au regard de Coppelius : « On vit Nathanaël subitement s'arrêter comme pétrifié, puis il se pencha un peu, aperçut Coppelius, et en criant d'une voix retentissante : "Ah ! — de beaux yeux, belli occhi !" il sauta par-dessus la rampe... Lorsque Nathanaël fut tombé sur le pavé, la tête fracassée, Coppelius avait disparu de la foule. » La proposition qui prend la forme de l'exposition Doppelgänger est loin de cette mise en scène fracassante. Alex Chevalier et Guillaume Perez ne sont pas figés dans la jouissance de l'angoisse, dans la stase de l'effroi. Il suffit de lire au pied de la lettre Doppelgänger : le double promeneur – pas de deux, pas de deux, c'est-à-dire de trois : chacun sait qu'on commence de compter à trois –, pour entendre que l'exposition à deux ne naît pas du caprice, mais de la structure de la différance.