Et in Arcadia ego (à propos de Drina)
Et in Arcadia ego (à propos de Drina)
Par Guillaume Robert
In Year 13, Komplot publications, Bruxelles, 2013
J'ai cette grille en tête ; pour me mettre au travail, je dois cocher les cases qui la composent.
La première case, c'est un paysage, c'est une image. Quelque chose du jardin premier, de l'Arcadie, un pays de Cocagne, un décor. Je trouve cela en Bosnie (je peux le trouver en Kabylie, dans certaines campagnes françaises, en Grèce, au bord des rivières), le refuge sans histoire, arbres fruitiers sauvages, forêts, prairies, le bruissement des insectes... Je peux me raccorder à des archétypes de la peinture ou de la littérature. Et in Arcadia ego.
La seconde case, c'est de l'humain : la figure humaine vient s'activer sur le décor, elle dit des mots, marche, élabore des théories, travaille, se baigne, se bat, fait la guerre. Une figure émerge, son activité prend corps mais dépouillée de psychologie. Cette case s'en tient à une proto-narration, elle réduit l'intrigue à une rythmique. Deux façons de la cocher : ou bien injecter des matériaux hétérogènes au territoire (texte, son, incarnation), j'y cherche alors une forme de fictionnalisation, celle qui montre de l'entêtement, de l'étrangeté à être là ; ou bien pointer des éléments intrinsèques au territoire, dans une approche moins artificieuse, plus documentaire, des éléments qui opèrent pourtant à l'identique : suffisamment consistants pour montrer de notre vie sur Terre. Avec Drina, je pointe un objet disparu mais qui fut bien réel : les mini-centrales hydroélectriques construites par les habitants de Goražde pendant le siège de leur ville entre 1993 et 1995. Ces objets portent le tragique : le contexte de leur apparition ; et simultanément la créativité : la vigueur face au tragique. Ils signent une puissance affirmative face au Mal qui pousse dans le jardin, face à la négation qui tue depuis les collines. Et in Arcadia ego.
Ma grille de validation se compose encore d'une autre case, plus formelle celle-ci : expérimenter une forme, s'essayer à un processus de création qui questionne le statut de l'objet à venir, que quelque chose de kaléidoscopique émane du scénario de travail. La mini-centrale interroge les limites de la sculpturalité de l'objet dans le champ de l'art, la reconstruction de cette machine ouvre un questionnement sur la valeur d'usage d'un objet : cette valeur d'usage met-elle en danger sa sculpturalité ? La fonction, l'outil dans l'objet mettent-ils sa sculpturalité en péril ? L'objet devra-t-il sa densité sculpturale aux potentialités plus traditionnelles qui la traversent : imiter, symboliser, faire monument, faire narration ?
Les mises en situation, les modalités d'usage, de monstration de cet objet peuvent alors devenir son laboratoire d'étude. Elles provoquent à cerner la consistance de cette réplique, de ce reenactment, à le connaître mieux : comment fonctionne-t-il in situ, comment s'y montre-t-il ? Comment fonctionne-t-il sur une autre rivière, dans un paysage étranger à son histoire, qu'est-ce qui vient à changer ? Comment vient-il résonner dans un white cube, ou un accrochage plus muséal ? Expérimenter des questions purement plastiques sur la nature de l'objet.
Et puis il y a la nécessité de s'inventer un épisode de vie, une sorte d'épopée, s'inventer ses aventures, provoquer les rencontres inédites : travailler au garage "La femme brune" au bord de la Drina avec Juso Velic, mécanicien retraité (inventeur, sourcier, producteur d'eau de vie de prune, de jus de framboise, et les chants des muezzins, les stigmates des combats sur les usines vides, les barbecues dans les forêts, les rosiers, les chiens sur les sables de la rivière). Et in Arcadia ego. (...)