La paupière
La paupière, le seuil
Texte de Éric Degoutte, commissaire de l'exposition
Publié dans Journal des églises 2011-12, centre d'art contemporain de la Ville de Chelles
Deux scènes d'éveil me sont revenues à l'esprit à la lecture de la proposition de Guillaume Robert, l'une écrite par Claude Simon 1, l'autre, très connue, par Marcel Proust 2. Ou quand un temps immédiat recoupe un temps plus mémoriel...
Son projet m'a renvoyé à la réminiscence de ces deux temps suspendus, où, dans l'écriture, pris au limbe d'une nuit s'achevant, des registres de perception se signifient pour l'un, tentent de se restituer pour l'autre, et se mettent en œuvre, en tension.
Il est autant évident que surprenant, à tout bien réfléchir, que notre rapport au monde et au réel se (re)joue chaque matin. Sitôt la paupière soulevée.
Cette émergence se fait, se refait, se défait au long d'un moment de suspension au terme duquel chacun accepte de renouveler, ou de redéfinir, selon une forme de vie et des usages qui lui sont propres, son principe d'adhésion au réel. L'esprit s'y aiguise dans une expérience systématiquement reconduite, se réinitialisant pour prendre corps, un corps muté, prolongement de celui dans lequel il s'est laissé filer la veille. Cette situation répétée de transition, de reformulation, le rend dans cette expérience particulièrement critique. C'est un travail qui s'opère et qui permettra d'atteindre un point certes d'équilibre, mais au prix de quelques entropies peu ou prou signifiantes, conscientisées, mémorisées.
Ce mode critique détermine l'état d'une appréhension des êtres et des choses, encore distante pour un temps, dans une forme transitoire où l'étrangeté de l'ordonnancement de ces éléments se situe dans une porosité entre réel et facticité. Le doute, alors, réglant de toute façon tout le monde.
Dans l'immédiat perceptif de cette phase d'éveil, conformité ou vraisemblance sont chahutées. La donne voulant que dans un temps premier (pensé parfois comme une sorte de dérive ou de reflet d'un temps originel, mythique et légendaire), la seule question de l'apparence nous occupe déjà suffisamment. Tous nos réveils ne se traduisent pas par la même clarté...
Notre lien au corps, encore ensommeillé, et pour cela réticent, s'opère au regard de sa résistance à cet état d'indécidabilité immédiate, d'acceptation encore pour un peu différée. Les images - il s'agit ici de parler d'image mentale, d'imago mundi - surgissent, se réorganisent, se frottent à ce poids : notre projection de ce corps dans une réalité, sitôt le seuil de l'éveil franchi, qui fera acte d'acceptation, est en cours d'élaboration. Elle n'est pas encore totalement effective et il faudra aller au terme de cette épreuve pour qu'elle le soit ; le corps se défaisant, se délestant au passage du ressenti de ses limites.
Guillaume Robert travaille ces conditions d'émergence, ces seuils de visibilités fragiles et fugaces, au travers desquels nous devons avancer avant que de poser notre regard. L'installation proposée au regardeur est un laboratoire de ces données. Celui qui y pénètre entre dans un lieu où la matière constitutive d'un rapport au monde, dans les formes choisies par l'artiste, produit malgré une prédominance pour l'immatériel au sens stricte du terme (lumière, son, vidéo) une réelle épaisseur. C'est le point d'achoppement de sa matière filmique sur laquelle, corps (de l'ouvre) contre corps (du regardeur), nous tentons de franchir le seuil de cette paupière et éprouvons nos visibilités.