Berceuse philosophique
Berceuse philosophique
Par Julie Portier
Publié dans Le Journal des Arts n° 347 - 13 mai 2011
Pour l'exposition La courbe de la ritournelle au Centre d'art contemporain à l'Abbaye de Maubuisson
S'il y a une chose qui n'est pas routinière chez Jan Kopp, c'est son usage des médiums. À l'Abbaye de Maubuisson, pour La courbe de la ritournelle, l'artiste joue en éternel expérimentateur.
Une magie exerce son pouvoir d'attraction dans la grange à dimes, où sur une plateforme ovale, 3500 billes de verre colorées dessinent des constellations à mesure qu'elles sont "jouées" par onze pendules de Foucault opérant au dessus d'elles leur incessant va-et-vient tels les encensoirs d'une interminable messe. Le jeu sans fin séduit l'œil et bientôt son imparable hypnose éveille chez les esprits les moins spirituels un profond sentiment cosmique, comme si s'illustrait devant eux la mécanique secrète de l'univers.
Dans la salle des religieuses, Jan Kopp décline le motif du jeu dans une installation tourbillonnaire qui implique le spectateur dans la ronde. La rotation de la Terre décrite par les pendules rejoint la force centrifuge de la routine, le "pain quotidien", ici détourné de son usage eucharistique ou de la sacrosainte table française. 7000 baguettes de pain construisent une architecture en spirale à la manière d'un château de cartes, dont la délicatesse contraste avec ce spectacle du gâchis généré par les excès de l'industrie alimentaire. Ici le mouvement circulaire est encore insinué par la logique du recyclage...
Plus loin, dans l'exigüité sombre des anciennes latrines, est projeté (en boucle, évidemment) un film d'animation qui figure un autre "jeu sans fin", celui des enfants sur les balançoires. Le fond laissé blanc par l'effacement de tous les éléments de décor confère un aspect fantomatique à ces silhouettes grises et sans visage, prenant part à la chorégraphie intemporelle des jardins d'enfants. L'image chimérique est en réalité obtenue à partir d'une vidéo tournée dans la maison d'enfants située en face de l'Abbaye, dont les petits résidents ont participé à la fabrication du dessin animé.
À cet endroit du parcours, dans cette pièce chargée d'une symbolique des plus sordides, ce lyrisme à caractère social et éco-responsable – qui allait bientôt nous ennuyer – se teinte d'une gravité poignante. Dans le jardin de cet ancien refuge pour orphelins juifs, le va-et-vient des balançoires comme la répétition de la ritournelle berce les âmes qui feignent de ne pas voir ce qui les attend : non pas la boucle mais la ligne du temps, celle qui mène vers les obstacles, puis vers la fin. Ce refus du temps qui passe s'exprime dans le petit film super 8 Für Yvane. Une courte scénette tournée en vacances est passée à l'endroit et à l'envers, tandis que dans ce ressassement nostalgique l'instant s'éloigne davantage.
Dans la salle du parloir, une installation vidéo insinue dans une ambiance plus inquiétante l'imminence des menaces qui guettent l'enfant à l'extérieur de la ronde. Sur les quatre écrans, le silence suspect d'une ville grise semble précéder la catastrophe, l'évènement arbitraire et bouleversant contenu dans la courbe même de la ritournelle et dans les grands cycles universels. De retour dans la grange, quand se produit la collision entre un pendule et une bille, l'envoyant à l'autre bout du terrain de jeu, ce petit spectacle coloré n'a plus rien d'insignifiant.