Johan Parent
Dossier mis à jour — 20/09/2023

Asphalt

Asphalt, par Jean-Marie Gallais
Publié dans l'édition Asphalt, Galeries Nomades 2012, Institut d'art contemporain, Villeurbanne / Rhône-Alpes, Supplément vol. X, Analogues, Arles

[...] Farbstein smoked in peace, smiling to himself, scarcely listening. The Commissioner left the radio on for so long that finally Hillis, wincing a little, asked him to turn it off, which he did with a shrug a short while later. “And all this proves?” asked Hillis, who knew damned well what it proved.“It seems obvious”, said Hardy. [...]
W. R. Burnett, Asphalt Jungle, 1950

Une fourmilière semble toujours inerte tant qu'on ne s'en approche pas. Le curieux monticule de sable, de terre et d'épines ne se dévoile que selon deux modalités : il faut s'avancer, ou bien s'arrêter, pour percevoir l'action, le mouvement frénétique des insectes. Une effervescence permanente mais non évidemment perceptible, comme celle de la fourmilière, comme celle de la ville, décor d'Asphalt Jungle (Quand la ville dort, 1950), film noir de John Huston, c'est précisément la situation et le spectacle qu'offre l'exposition de Johan Parent à la Serre de Saint-Étienne.

D'abord il faut s'approcher, ou bien s'arrêter, pour contempler le reflet du temps – le temps qu'il fait comme le temps qui passe, sur un cadran d'horloge-miroir accroché au dessus de l'entrée. Nous voilà prévenus : c'est un univers à moitié absurde, à moitié sensé qui se trouve derrière la porte, un spectacle mi-contemplatif, mi-déceptif, chargé de sous-entendus révélateurs.

À nouveau, une fois entré dans la Serre, il faut s'approcher ou bien s'arrêter, pour comprendre tout ce qui s'y passe et pour percevoir l'activité réelle. Une douce cacophonie vous accueille, des moteurs se mettent en branle, des machines tournent, grésillent, fument, des tuyaux d'une station de lavage s'ébrouent... Un vrai ballet mécanique, mais paradoxalement discret, à demi secret même, sans présence humaine. Des miroirs circulaires inclinés tournent lentement au plafond et révèlent des fragments inédits de l'espace, offrent des perspectives vertigineuses.
On entend un bourdon qui virevolte et s'approche avec insistance : l'observateur attentif aura décelé qu'il ne s'agit que d'une vieille radio à demi trafiquée qui grésille au fond.
Plus loin, une cabane de chantier fermée laisse s'échapper lentement une énigmatique fumée, ici des vinyles remplacent les pales de ventilateurs, là des néons fonctionnent alors qu'ils sont débranchés, des acouphènes se propagent, flashes et autres vibrations convulsives assaillent le visiteur, sans brutalité cependant. Nous voyageons toujours en plein dysfonctionnement, en plein paradoxe. Les objets et les machines reprennent finalement leur autonomie : les programmes électroniques ou les rouages ont pris leur vengeance sur la domination humaine, et toute cette petite société mécanique semble décider désormais souverainement de son devenir.
À travers une série de dessins, Johan Parent avait déjà précédemment libéré les objets de leur condition en les représentant mimant des postures et gestes humains ; c'est peut-être le cœur de son travail : faire parler les objets paranoïaques et les machines hypocondriaques, les laisser nous en dire plus, révéler leur condition, et par miroir, la nôtre évidemment.
Comme on conserve des animaux dans des bocaux remplis de formol, Johan Parent conserve des pièces de mécanique dans des bocaux remplis d'huile.
Cultivant la défaillance et le dysfonctionnement comme matériaux de base, il révèle et défie non seulement notre rapport aux objets, aux habitudes, aux apparences, mais il s'inscrit aussi avec cette exposition en écho à un contexte précis. Sa plus spectaculaire intervention dans la Serre est sans doute l'implantation derrière les murs d'un sablier géant, qui laisse s'écouler par intermittence un sable noir brillant à travers un orifice dans le mur, sans que l'on puisse savoir ce que ce sablier chronomètre. Peu à peu, en pluie ruisselante, une vague noire envahit l'espace d'exposition, offre aux palmiers de la Serre une plage improvisée. Ce monticule noir grignotant l'espace évoque inévitablement les terrils stéphanois, tandis qu'une série de dessins de bâtiments industriels ayant été construits à Saint-Étienne sert de base à un autre travail dans lequel l'artiste remplace toutes les ouvertures par des morceaux de cuir noir, comme un clin d'œil à Marcel Duchamp et Fresh Widow (1920).

Avec Asphalt, Johan Parent transforme la Serre de Saint-Étienne en un grand décor urbain, entre terrain vague et parc aménagé, occupé et dérangé par ces objets en fonctionnement autarciques, des objets performant seuls. Ce flux permanent, imposé, qui se révèle lorsque l'on s'arrête ou lorsque l'on s'approche ; ce flux paradoxal car à la fois contemplatif et inquiétant, est le fil rouge du travail de Johan Parent, c'est lui qu'il faut suivre pour sonder la fascinante fourmilière et la laisser parler. Alors les traits marquant les rapports homme-objet et machine-monde se dévoilent, avec facétie, poésie ou énigme.