Maïté Marra
Dossier mis à jour — 25/09/2023

Chapitre III : La chambre implantable

Chapitre III :
La chambre implantable

Installation en trois espaces, 2022
Vidéo mini DV 4/3, couleurs et son, 22'
13 textes composés en Univers, imprimés sur papier Fedrigoni
Vidéoprojecteur, enceinte, porte, boutons en laiton, placoplâtre, peinture, plinthes, verre, bois, éclairage (Transpalux)

Exposition Jeune création internationale | 16e Biennale de Lyon, Institut d'art contemporain, Villeurbanne/Rhône-Alpes, 2022

— Co-direction artistique : IAC, macLYON, Biennale d'art contemporain de Lyon, Ensba Lyon
— Co-production : IAC, Villeurbanne/Rhône-Alpes
— Avec le soutien de Transpalux Lyon 
— Avec l'aide de Thomas Leblond (designer graphique), Aurélien Marra (conseiller technique lumière), Denis Lecoq et Cécile Mazoyer (impression offset, Ensba Lyon) et Michala Julínyová (performeuse)
— Prix Jeune création Auvergne-Rhône-Alpes 2022

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L'installation en trois espaces est construite comme un œil inversé : d'abord le premier espace, la rétine/écran sur laquelle est projetée une image, un film. De l'autre côté de l'écran, en franchissant une porte, on arrive dans le deuxième espace, la chambre postérieure de l’œil, cet espace entre le cristallin et la rétine où se retourne l'image, ici la chambre et les textes.
Puis, de l'autre coté de la fenêtre, le troisième espace, le monde, le réel. Or, cette fenêtre sur le réel ne donne sur rien : un espace abstrait dans lequel un projecteur projette une lumière artificielle en direction de la fenêtre, produisant l'illusion d'une journée ensoleillée, projetant lumière et ombre à l'intérieur de la chambre : une fiction.

Le projet de La chambre implantable s'inscrit dans la continuité de ma pratique artistique. C’est un nouveau développement de la question de la représentation déjà en place dans le film Cartographie d'une violence avec corps et mots, réalisé pendant une résidence au macLYON en 2018.
Dans ce film, à partir du témoignage d'une agression, ma problématique était d'interroger les deux lieux de la représentation, le film et le musée, et de poser les questions suivantes : est-ce qu'un lieu d'art peut donner une place à une histoire traumatique ? Est-ce qu'on peut se retrouver face à la violence traumatique et la mettre à distance ?

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Un élément charnière de la mise en forme du film Cartographie d'une violence avec corps et mots était le rejeu, la répétition des espaces : l'espace du film était l'espace du musée, l'espace du musée celui du film. A l'entrée de l'espace du musée dédié au film, était construit un petit couloir qui tournait à droite, rejouant l'un des mouvements du personnage dans le film. Enfin, bien que se ressemblant, l'espace du musée et l'espace dans le film ne correspondaient plus, le musée ayant été largement réagencé pour accueillir les nouvelles expositions.

Dans le projet La chambre implantable, la question de savoir ce que peut la représentation dans un lieu d'art est la même et les enjeux plastiques sont mieux pris en charge conceptuellement par l'augmentation des espaces (espace film / espace chambre / espace éclairage inaccessible) et le passage par la porte. Puisque face à la problématique, est-ce qu'on peut se retrouver face à la violence traumatique et la mettre à distance ? Ce qu'on peut éventuellement faire concrètement c'est rentrer, ressortir, rentrer, ressortir : la porte c'est à la fois l'entrée et l'échappatoire, entrer et faire face au traumatisme, sortir et échapper au traumatisme. La porte, c’est le passage de la présentation et l’absence de recul par rapport à la représentation de la violence et la possibilité d'une œuvre d'art.

Dans La chambre implantable, il y a aussi des textes. Ils sont la seule mesure extérieure de la souffrance, ils rendent compte des corps qui souffrent et se transforment pour exprimer les traumatismes. Mon écriture est nourrie des écritures de la douleur comme celle de Charlotte Delbo dans son recueil Aucun de nous ne reviendra. Auschwitz et après I. Sans jamais chercher à me comparer à Charlotte Delbo et à ce qu’elle a vécu, la lecture de ses textes m'a permis d'imaginer que l'écriture de la violence est possible, aussi difficile que soit sa lecture. Mon écriture est aussi nourrie des écrits de Marguerite Duras, qui nous dit qu'« écrire c'est hurler sans bruit ». Il y a des écritures très crues, dures, d'une grande violence parfois, qui ouvrent pourtant les possibilités de formes littéraires tout autant que visuelles, cinématographiques ; du scénario d'Hiroshima mon amour (1960) avec Alain Resnais, Le Vice-Consul (1966) ou encore Le ravissement de Lol V. Stein (1964).

« Elle vomit, s'efforce de vomir l'enfant, de se l'extirper, mais c'est de l'eau de mangue acide qui vient. Elle dort beaucoup, elle est devenue une dormeuse, c'est insuffisant : nuit et jour l'enfant continue à la manger, elle écoute et entend le grignotement incessant dans le ventre qu'il décharne, il lui a mangé les cuisses, les bras, les joues – elle les cherche, il n'y a que des trous là où elles étaient dans le Tonlé-Sap –, la racine des cheveux, tout, il prend petit à petit la place qu'elle occupait, cependant que sa faim à elle il ne l'a pas mangée. »
— Marguerite Duras, Le Vice-Consul, p.18, éditions Gallimard, 1966, collection L'imaginaire

Dans cette tentative d’écriture de la violence, se pose la question du point de vue, du recul. Le point de vue sur l'événement traumatique, la prise de recul et sa tentative de restitution plastique et artistique. Ma réflexion s’est alors enrichie du très inspirant texte de Tristan Garcia Le point de vue décollé, publié dans le catalogue de l'exposition Vue d'en haut au Centre Pompidou-Metz, que j'ai personnellement trouvé dans son ouvrage Kaléidoscope I : Images et idées (2019). Dans ce texte, il étudie différentes constructions du point de vue, dont la notion de surplomb qui m'intéresse ici. 

« […] Le surplomb est alors le lieu symbolique de la survie. […]
Le propre du surplomb est de dégager la vue du point de vue sans pour autant les couper l'un de l'autre. Le sol sous les pieds de l'observateur est le même sol qui roule jusqu'au creux de la vallée où séjourne la menace, l'ennemi ou l'objet de curiosité. L'observateur ne sort pas du paysage qu'il observe, le militaire n'abandonne le champ de bataille que pour y retourner et la catastrophe, à l'image de l'inondation qui baigne les pieds du survivant, peut toujours remonter jusqu'à nous. [...]
Le surplomb exprime le mouvement de son point de vue qui s'élève sans déserter la scène du spectacle : une position éminente, mais également humble, consciente d'être élevée et de partager le sol avec la scène qu'elle nous permet d’apercevoir. »
— Tristan Garcia, Kaléidoscope I : Images et idées, pp. 80-82, éditions Léo Scheer, 2019

Dans La chambre implantable, une proposition est faite au visiteur, le franchissement de l’écran. C'est une idée fantasmée et fantastique que certains cinéastes ont déjà mise en images : Jean-Luc Godard dans Les carabiniers (1963) et Woody Allen dans La Rose pourpre du Caire (1985) ou encore Leos Carax dans Holy Motors (2012). Ce désir de voir au-delà de l'écran, de vouloir voir, de vouloir savoir au risque de détruire (Godard), est aussi l'expérience de tous les rêveurs : dans un rêve une porte, un escalier, un mouvement de tête, peut à tout moment vous faire basculer dans un nouveau monde, nouveau décor, nouvelle situation. Il faut à chaque instant reprendre le fil de l'histoire en mouvement, malgré vous, avec vous.

La proposition n'est ni rêvée ni symbolique, on peut traverser l'image dans la réalité. On revient alors à mes questionnements annoncés précédemment sur la représentation, comment aller au-delà de l'image, la franchir pour s'interroger sur la possibilité d'avoir accès à une réalité ? Comment des institutions peuvent permettre et accueillir des récits de violence traumatique, permettre de dire l’indicible ? L'espace dans lequel a lieu l'exposition est essentiel à la construction de la pièce en établissant la transgression par ces deux espaces qui communiquent par une porte : il est impossible d’entrer directement dans l’espace d’exposition des textes, les espaces construisent un récit de la transgression. Les espaces proposent une opposition entre la protection et l’apaisement du premier espace, les traumatisme et violence du deuxième espace, entre nature vivante et magique du premier espace et le tabou indicible et inaudible du deuxième espace.

Maïté Marra, septembre 2022

Vidéo mini DV 4/3, couleurs et son, 22'