Marie-Anita Gaube
Collaboration passée

Textes

Entretien avec Delphine Masson et Isabelle Reiher

Catalogue de l'exposition Odyssées, CCC OD, Tours, 2020

ÉTAT DES LIEUX

Entretien avec Thomas Bonnotte, novembre 2016

On devine qu'un certain nombre de vos tableaux sont inspirés de faits de société ou font écho à une actualité, à des évènements contemporains.
Comment vous appropriez-vous le monde actuel ? Peut-on parler de réification ?

Pour amorcer un travail, il faut que je sois touchée, que cet événement éveille en moi des sentiments.
La dernière série de peintures se réfère en partie aux évènements liés à la migration, au déracinement, à la perte.
La plupart du temps c'est une image qui me vient, comme un flash, une image de réparation. Je parle d'une réparation car il s'agit le plus souvent d'événements qu'on cherche à oublier, à enterrer, soit qu'ils occupent une place trop importante (lorsqu'ils sont surmédiatisés), soit qu'on ne veuille plus les envisager.
Je déplace alors l'objet de son contexte habituel, pour l'inscrire dans un lieu improbable. Pour pouvoir mieux le regarder, je le laisse exister en dehors de ce par quoi il existe normalement. Dans ce processus de réparation, j'essaie de redonner une place aux images qui nous habitent.

Le motif occupe une place importante dans votre travail. La place qu'il tient a beaucoup évolué. Où en êtes-vous de cette recherche néanmoins ?

En ce qui concerne le motif, il a longtemps été, pour moi, un lieu de refuge, ou plutôt de basculement dans mes peintures ; le lieu où le regard dérive. Je crois que le motif, par sa répétition, invite toujours à s'y abandonner, à faire basculer la pensée ailleurs, dans une contemplation.
L'usage du motif m'est venu en regardant les peintures de la Renaissance, notamment dans le jeu de répétition des étoffes, qui sans cesse faisait basculer mon regard dans un autre tableau (dans la peinture de Saint Sébastien d'Hans Memling ou l'ascension de Dirk Bouts par exemple).
Le motif c'est une fenêtre.
L'irrégularité des formes et la volonté de ne pas laisser la surface lisse procèdent également de cette volonté d'intervenir dans le motif comme dans un nouvel espace, un nouveau paysage.
Ils font aussi figure de charnière en articulant deux temps du tableau.

On remarque dans vos travaux plus récents que l'architecture, ou plus largement l'appropriation de l'espace dans la toile, a beaucoup évolué, quelles en sont les motivations ?

En effet, les premiers tableaux proposaient une lecture beaucoup plus libre. Les sujets étaient posés ça et là dans le tableau, comme des rébus. Seules les valeurs d'échelle permettaient une lecture ordonnée.
C'était une époque où je regardais énormément les œuvres de Jérôme Bosch et Peter Bruegel, mes peintures s'en sont trouvées marquées.
Au fur et à mesure, il m'est devenu nécessaire d'architecturer mes compositions, tout en gardant ces différents degrés de lecture dans le tableau, des espaces contigus. Ils sont alors devenus plus tangibles, les vides plus mesurables.
Les différentes parties de ces architectures, les objets, ne convergent pas vers un point unique, mais vers des espaces différents et parfois dédiés.
J'apprécie particulièrement les peintures de Neo Rauch à ce sujet, par le rapport qu'elles entretiennent entre la surface et l'illusion spatiale, entre abstraction et figuration.
Dans les peintures de plus petits formats, plus récentes, je procède un peu différemment. Les motifs géométriques sont souvent placés sans ce souci de perspective ; accentuant ainsi cette volonté d'extraire une scène du tableau. Les objets ainsi posés sont livrés à l'œil du regardeur. Ils ont davantage de proximité avec celui qui regarde.

On peut souvent lire, dans vos personnages, des actions ou des gestes. La place qu'ils occupent et leur présence sur la toile témoignent d'une construction d'échelle. Comment abordez-vous cette question du corps ou plus largement celle de la figure ?

Les corps existent avant tout par leur posture, comme des statues.
Dans certains cas, une main suffit. Elle peut être plus forte que tout un corps pour signifier l'idée. Parfois c'est l'inverse, il me faut fusionner plusieurs corps pour les séparer dans le même temps (La lutte amoureuse, 2016).
Ces figures sont souvent « poreuses », elles font partie intégrante du paysage dans lequel elles se trouvent. Elles ont, presque toutes, une difficulté à s'en détacher. Dans les dernières peintures, il arrive que ce soit des objets qui se substituent aux personnages, faisant ainsi de la figure une entité tangible, un curseur, une présence. Mais paradoxalement, je me rends compte que dans cette opération, les objets font glisser la présence vers cette figure de l'attente, elle aussi récurrente. D'une manière plus abstraite encore, il arrive que ce soit l'absence qui désigne la figure.

« J'attends une arrivée, un retour, un signe promis.
Ce peut être futile ou énormément pathétique. »
Roland Barthes, Fragments d'un discours amoureux.

Le corps doit incarner un sentiment, une idée. Je trouve que son traitement dans les œuvres de Daniel Richter et Philip Guston est remarquable. Chez le premier, ils deviennent des corps électriques, ils fusionnent parfois avec le paysage, et deviennent dans les derniers tableaux des formes abstraites extrêmement puissantes. Chez le second, les figures, traitées de manière grossière, pétrifiées parfois, paraissent rendues malades par le monde dans lequel elles sont prises.
Un enjeu du travail à venir serait peut-être effectivement de faire basculer le motif sur la figure, que la personne soit l'endroit où le regard se perd, à l'image des peintures de la Renaissance dont je parlais plus haut.

Votre palette est à la fois riche et très haute en couleurs. Les dégradés sont de plus en plus présents. Comment cette utilisation de la couleur s'est-elle selon vous élaborée ?

Je ne sais pas. J'ai un amour pour la couleur ; et très simplement elle me permet de donner la vie à ce que je représente.
Mais pour aller plus loin, elle permet aux figures dans le tableau d'exister dans un « ailleurs ».
Un cactus va devenir, par le biais de la couleur, une étrange masse lumineuse imperceptible. Un corps, par les superpositions de jus colorés, va se fondre, se métamorphoser dans un paysage d'eau et de verdure...
C'est la couleur qui permet le plus, je crois, cette liberté en peinture. Elle est la deuxième étape après le dessin, qui permet de nous détacher, de dériver un peu plus vers une autre vision des choses, une autre lecture. L'évolution de la palette m'échappe en partie : l'humeur, la saison, la lumière, le sujet...
La couleur est un language à elle seule. Quand je regarde un tableau de Peter Doig ou de Daniel Richter par exemple, la couleur me suffit pour voyager dans le tableau.

On sent, à travers les titres, les compositions, les rythmes visuels, une volonté de laisser la possibilité à l'autre d'articuler un récit. Une certaine énigme demeure, ainsi, souvent irrésolue. Qu'est-ce qui vous motive dans cette énonciation partielle ?

Ma peinture n'est pas un récit. Elle ne s'affirme pas comme une histoire racontée, mais plutôt comme un événement, combinant plusieurs temps dont seuls certains indices seraient donnés. Il y a le temps passé, le temps de celui qui regarde et enfin, un autre temps, qui lui, reste ouvert.
Je compose de manière à ne pas figer ce qui se passe, ce que je donne à voir.
Dans ma peinture tout est, en fait, à faire. Il ne s'agit pas de donner des éléments de réponse mais davantage de proposer des arrangements, des formes plutôt interrogatives, pour lesquelles je n'ai moi-même pas toujours de solution.
Ce n'est pas un but en soi, mais bien une pratique qui m'amène chaque fois à ouvrir de nouveaux horizons. C'est aussi un pré-requis. Quand je vais voir une œuvre, je m'attends à ce qu'elle me questionne, qu'elle me tienne en haleine.

Qu'est ce qui, dans vos peintures récentes, vous a poussée à épurer le trait ? Comment êtes-vous passée d'un degré de finition volontairement inachevé à des peintures plus soignées dans les détails et dans lesquelles nous trouvons des espaces de respiration ?

Mes premières peintures s'apparentaient plus à des créations « live ». Dans cette pratique, il est courant que plusieurs idées surgissent à un même moment. La toile s'en trouve plus densifiée. Sur la peinture, un geste en appelle un autre et les choses se construisent dans un bousculement permanent. C'était une peinture plus spontanée.
Je pense aussi qu'à un moment, il m'est devenu nécessaire de mettre de l'ordre, d'isoler certains éléments, pour mieux les comprendre et penser mon sujet. Au fur et à mesure, j'ai eu besoin de poser certaines choses.

Comment cette pensée ou cette nécessité de voir mieux les choses se traduit-elle dans la construction des peintures ?

La construction ne se fait plus de manière aussi spontanée. Les figures, les sujets, ont davantage pris place dans une hiérarchie d'échelle, de plan et de profondeur. Les jeux d'espace et de perspective m'ont permis de régler en partie cette organisation, la peinture s'en trouve habitée autrement.
Le travail d'esquisse (arrivé plus récemment) me permet de canaliser cette phase de travail où les idées se précipitent. Les idées surviennent toujours avec la même rapidité. Mais je crois que le médium de la peinture, et l'huile en particulier, est un processus lent, qui, de fait, oblige à prendre un temps plus long entre chaque étape de construction du tableau, chaque couche, chaque élément posé. Je travaille ainsi plusieurs peintures en même temps. Je préfère aborder mes peintures de manière plus hiérarchique, isoler les sujets, afin de mieux les regarder, mieux les analyser aussi.
Je trouve intéressante l'idée qu'il est toujours possible d'analyser encore davantage chaque détail, de disséquer chaque objet, de pousser l'horizon - un exercice d'anatomie picturale en quelque sorte... Je crois que ce travail est continu. Je n'ai jamais fini de comprendre et c'est ce qui me pousse à peindre.

Nous avons la sensation, à la lumière de vos derniers tableaux, qu'ils sont assez différents des précédents. Le traitement des personnages, les constructions, la manière dont les éléments sont disposés semblent prendre un tour nouveau. Ces dernières peintures marquent-elles une étape charnière dans votre parcours ?

Je crois qu'il n'y a pas de moments charnières. Je pense simplement que parfois les choses restent un moment en latence avant de s'affirmer sur la toile.
Néanmoins je me questionne encore plus sur la notion d'espace : comment habiter le tableau et incarner davantage chaque sujet de ma peinture ?
Il serait question de parvenir à déplier chaque recoin du tableau pour s'évader toujours un peu plus, pousser encore l'horizon (comme cette ombre de la cafetière devenant le dégradé d'un ciel dans Vases communicants). S'évader ne veut pas dire s'éloigner de son sujet mais pousser à chaque fois un peu plus la porte qui mène à son âme, à l'essence du sujet lui-même.

LES HÉTÉROTOPIES PICTURALES DE MARIE-ANITA GAUBE

Par Jean-Emmanuel Denave
Le Petit Bulletin, 8 septembre 2015

MARIE-ANITA GAUBE, NOUVELLES AIRES

Par Pierre-Jacques Pernuit
Nouvelles aires, Cahier de crimée n°24, Galerie Françoise Besson, 2015

Texte de Viviana Birolli

Catalogue de l'exposition Dérives, Progress Gallery, 2014, avec le soutien du Centre national des arts plastiques (aide au premier catalogue)