Journal de Marche
Journal de Marche, 2017
Publié dans Azimut - Une marche photographique en France, collectif Tendance Floue, éditions Textuel, Paris
Publié dans Azimut - Une marche photographique en France, collectif Tendance Floue, éditions Textuel, Paris
31 juillet 2017, Montpellier - Montarnaud
Dans mon sac, j'emmène un seul livre. Un livre lu il y a des années. Sur le chemin des glaces de Werner Herzog. Le livre n'est pas de saison. Il aurait fallu trouver sur mes étagères Lumière d'août de Faulkner. Depuis le printemps, je pense à cette marche. J'ai peur que mon corps ne tienne pas. Qu'il craque, se délite en mille petits ossements, éclate en dizaines de vaisseaux sanguins. Il ne sert à rien de se dérober, se ménager des chemins de traverse, des ravins, des fossés. Il faut descendre. Je me perds le premier jour. Je veux fuir la ville. Le désert arrive vite. Le chemin part à droite, à gauche. La boussole ne marche plus. La peur envahit mon ventre. Elle circule dans mes veines. Je la reconnais. Le poids de mon sac me donne des vertiges. Je m'écroule. Le soleil me frappe le visage. Des coups lacèrent ma peau. Je ne tiens plus ma garde. Je n'ai plus la force d'esquiver. Le sol est chaud. Je m'endors sur le sac. Mon corps prend feu. Je veux mourir là — dans le désert. On retrouvera mon corps comme ces carcasses de chameaux fossilisées dans le sable. Je décille les paupières. Les nuages sont roses. La terre va me porter. Je retrouverai mon chemin. Je regarde la carte. Je vois le pictogramme d'une grotte. Je me dirigerai vers elle. Je l'atteindrai dans quelques jours. J'écoute les douleurs que mes muscles diffusent. Un lanceur de couteaux me cloue sur une planche de bois. Je le fixe dans les yeux. Je descends déjà dans la grotte. La nuit arrive. Je distingue à peine les contours des formes végétales. Je suis aveugle. Le chemin se déplie par fragments. Je vois des formes blanches bouger dans le crépuscule. Je m'approche de la clôture. Le souffle d'une bête arrive sur ma main. Un cheval blanc galope. Il est dans le même cirque que le lanceur de couteau. Il tourne sur lui-même. J'entends la terre trembler. Je vois les lumières du premier village apparaître une à une.
1 août 2017, Montarnaud - Aniane
Au milieu de rien, un canyon rouge. Quelques solitaires au bord de l'eau verte. Plus loin des chiens aboient. Un pépiniériste habite un ancien car de ramassage scolaire dans le creux de la montagne. La semelle de mes chaussures s'arrache dans le vent. Au-dessus de ma tête des vautours planent. Ils guettent ma chute dans le pierrier. J'ai pris la route du désert. J'ai tourné le dos à la mer. Il y a dix ans, mes pieds ont traversé des fleuves en Chine. Des canyons qui ressemblent à ceux d'ici. La chaleur a rongé l'écorce de mes chaussures. J'atteins Aniane avant l'orage. Je descends depuis les forêts. Je suis bandit de grand chemin prête à détrousser les villageois. Aniane, ville carcérale pénitentiaire où l'on enfermait les mauvais garçons. Aniane, l'Abbaye aux mille moines. Aniane, lieu de clôture. Je pense à Jean Genet. À son Miracle de la Rose. De nuit, je parcours le chemin de ronde. Une jeune femme me parle de chevaliers, de chanson de geste, d'amour courtois. Il y avait deux enfants libres qui jouaient sous la cascade en amont du canyon. Demain je verrai dans mes songes les enfants du bagne. Le village est peuplé de fantômes.
2 août 2017, Aniane
Près du canal, je rencontre Patricia. Patricia a soixante-quinze ans. Elle vit entourée de ses chiens. Elle collectionne les pendules — remonte ses coucous tous les matins. Son univers est fait de boîtes à biscuits, de sorcières du Berry, de napperons et autres bibelots qui saturent son salon. Nous évoquons Georges Sand, Nohant, La Mare au Diable. Je lui parle d'une petite ville thermale où vivaient mes grands-parents fleuristes dans l'Allier. Néris-les-Bains. Elle connaît. Patricia a une passion, un secret, une valise qu'elle garde cachée. Elle l'ouvre avec des yeux qui brillent. L'intégrale de Jean Ferrat en vinyle. Tour à tour on chante — ma préférée est l'Embellie — elle me rappelle l'enfant aux cheveux blancs. Elle entonne le couplet. Sa voix est claire — malgré les cahots de sa vie. La colère la tient debout. Sa préférée est Que serais-je sans toi ? — elle lui rappelle son compagnon emporté par le petit lait qu'il buvait. Enfant, elle vivait à Madagascar avec sa mère, un beau-père militaire. Elle y a laissé son cœur. Une partie d'elle-même n'est jamais là. Elle revoit les eaux mauves dans les mangroves des palétuviers. Dans l'après-midi, je retourne à l'ancienne Abbaye. Je rencontre Alexandre. Il s'occupe des jardins partagés. Ce sont les terres de l'ancien jardin du directeur de la prison. À l'époque entretenu par les mineurs délinquants condamnés aux travaux forcés. Les peines sont similaires pour vagabondage, larcin, crime. Je traverse les caves privées de lumière où on les jetait. Un scientifique s'est enfermé deux mois pour vivre une expérience dans la grotte de la Clamouse. Au bout de quelques jours il a perdu tous ses repères spatio-temporels. Beaucoup de gosses sortent fous de cet asile. Certains vivent encore à Aniane ou dans les alentours. Alexandre a un visage d'ange noir — il me fait penser aux ragazzi d'Accatone de Pasolini. Il a dans le regard la fêlure et la lumière des âmes de la prison. Il porte la révolte des enfants du bagne dans l'expression de sa bouche. Derrière l'enceinte de l'Abbaye, la nature est une forêt vierge. Une cascade coule — l'endroit est tranquille, mystérieux. Un portail en forme de soleil s'ouvre sur la jungle. On dirait qu'un garçon vient juste de se faire la belle. Je regarde les ronces. J'espère que beaucoup se sont griffés les jambes dans leur cavale, sans se retourner.
3 août 2017, Aniane - Saint-Jean-de-Fos
Au pont du diable j'ai vu un saut de l'ange. Toute la journée les jeunes hommes plongent. La rivière est un rituel initiatique. Certains jettent des pierres pour retenir le malin dans les profondeurs. D'autres plongent sans exorcisme pour défier la mort, droit dans les yeux. Vingt-deux mètres de chute. Le corps s'accélère. On entend le sifflement de l'air dans les oreilles. Les cris des baigneurs sur les berges disparaissent. Le plongeur fend l'eau — une déflagration. Il est étourdi par le tourbillon — doit remonter à la surface, bouger les bras, s'extraire de ce qui l'appelle au fond. C'est le gouffre noir. Des courants peuvent vous entraîner là-bas sous les rochers. Les siècles ont creusé des excavations. Les plongeurs mettent les bras le long du corps pour arriver comme des bouteilles à soixante-dix kilomètres heure sur la surface de l'eau qui se transforme en dalle de pierre. L'hélicoptère vient plusieurs fois par an pour ramener des corps d'adolescents éventrés. Parfois les hommes-grenouilles plongent des jours d'affilée pour retrouver un garçon coincé à l'intérieur des grottes. On se sent vivant à voler. Un oiseau rejoint les abysses. L'air, l'eau, en quelques secondes. En haut les climats sont plus larges — il faut garder l'équilibre sur le parapet. Stabiliser son corps. Laisser le souffle envahir les poumons. C'est l'ultime défi. Les gamins du coin le savent. Ils plongent depuis qu'ils sont petits. Ils respectent les paliers des rochers. Un mètre, trois mètres, six mètres, jusqu'à vingt-deux mètres. Tous les garçons rêvent de passer l'épreuve du feu. Faire partie du cercle des initiés. Et puis il y a ce gars avec un chien. Il est le seul à faire le saut de l'ange depuis le pont routier. Il est attendu. C'est un seigneur. La foule l'encourage. Il frappe son torse. Il crie. Tout le monde se tait. Il s'élance. Il reste en apesanteur le corps cambré parallèle à l'eau. Il se replie à la dernière seconde pour se glisser dans le trou vert. On dirait Icare. Il chute devant les ruines d'un temple grec qui s'écroule dans la mer. Pendant quelques secondes des hommes rejouent le rêve de tous les hommes, celui de vouloir voler près du soleil.
4 août 2017, Aniane - Saint-Jean-de-Fos
Michel Siffre est un explorateur. Il parcourt les galeries des grottes depuis l'âge de dix ans. Il reste deux mois, dans les années soixante, sous le glacier du gouffre de Sarcasson. Il décide de ne pas emporter de montre pour retrouver le rythme originel de l'homme. Aucune expérience de longue durée n'a encore réussi. Michel Siffre tient un journal dans lequel il raconte les rêves qui jalonnent son séjour au centre de la terre. Il témoigne de son tempérament impétueux. Au bout de quelques jours, il est incapable d'évaluer le temps qui s'écoule. Dans le gouffre tout se transforme, la durée, l'espace, la lumière, le caractère. Il réalise sa dernière expérience à la Grotte de la Clamouse. Trente-sept ans après son premier séjour en isolement. Le passage en l'an deux-mille se fait sous terre. Michel Siffre ne s'en aperçoit pas. Le manque de lumière le plonge dans une semi-hibernation. Le temps qu'il perçoit se dilate — se rétracte. Un protocole téléphonique le relie à une équipe de veille en surface. Il patauge dans la boue. L'humidité lui ronge les os. La terre s'écroule à côté de sa tente. Les éboulements manquent de le tuer plusieurs fois. Sa température chute à trente-quatre degrés. Au fond du gouffre, il suit ses pulsions élémentaires. Il se détache peu à peu du monde dans lequel il vivait auparavant. Sous terre il oublie ce qui se passe en surface. Après plusieurs jours de marche, je perds aussi mes repères spatio-temporels. J'ai la sensation de flotter. La chaleur me donne des vertiges. Un long serpent coule sur mon dos. C'est une fièvre d'or. Un sortilège. Une transe. Une lente descente. Werner Herzog marche pour sauver son amie Lotte Eisner. Je marche pour sauver quelque chose en moi. Je voulais arpenter le chemin des glaces au milieu de l'été. Voir ce qui se cache sous la surface blanche. Ce que dévore le soleil.
5 août 2017, Montpeyroux - Cirque de Mourèze
C'est une chaleur de scorpion. Son venin coule dans mes veines. Je marche hallucinée. Le désert est rouge. Je n'ai pas de destination. Je suis l'errant, le vagabond, le contrebandier. Je suis le déserteur. Je vois des mirages. Je suis née sous le signe du feu. Je suis une torche qui éclaire la nuit. Je suis la trace d'une étoile, la troisième révolution de Jupiter. Je dois fuir ce pays. La montagne brûle. J'ai trouvé refuge dans une maison. À dix kilomètres des feux qui nous encerclent. Il y a un bruit d'orage. Quatre canadairs plongent dans le lac. Ce sont des oiseaux jaunes qui attrapent leur proie en plein vol. Une gerbe immense recouvre la surface noire des épines. L'apocalypse est belle. La maison est située sur des points d'alchimistes. C'est un labyrinthe. Il y a une église creusée dans la roche. Je ne suis pas arrivée ici par hasard. Les pièces sont empreintes d'un passé que je revois. À l'origine le domaine est un village. Un triangle. Un signe cabalistique vu du ciel. Une excroissance du Cirque de Mourèze. On me parle des Cathares, de la chasse aux sorcières. Les Volques établirent leur campement ici. Une tribu de barbares soudoyée par les romains pour étendre l'Empire. L'église répond à une construction d'initiés avec un carré magique à l'entrée. Les habitants parlent aux pierres. Ils voient des spectres dans les murs. Des couches de temps se télescopent. Le bois noir me rappelle une maison que j'ai connue. Une maison du village de mon enfance derrière laquelle il y avait une même forêt de pins. Des aiguilles rousses sur les terrasses. Une maison où je vivais par intermittence. Je marchais au-dessus des malades. Ma mère soignait des femmes qui n'étaient plus dans la vie. Des gens venaient de toutes parts depuis la plaine en quête de miracles. La légende dit qu'une petite fille a recouvré la vue en mouillant son visage avec l'eau de la source qui coulait dans le vallon.
5 août 2017, Lac de Salagou
Inès marche près de la rivière. Elle s'est exilée dans les landes irlandaises. Elle vient d'une tribu kabyle par son père. Son âme appartient aux montagnes. Elle a dans les yeux le goût de la conquête, la fougue des cavaliers des hauts plateaux. Sa peau est constellée de taches de rousseur. Aux bords des yeux des irlandais, les mêmes atolls s'entrelacent. Je lui dis que les voyages que l'on fait jeune font écho aux secrets de notre lignée. On part sur les traces de ce qui nous attache au clan. Les kabyles ont peut-être des ancêtres celtes, vikings. Le nom berbère signifie ceux qui entendent la langue des oiseaux. Je pense aux dresseurs de faucons du Moyen Âge. Les rapaces se posent sur le poing ganté de leurs maîtres. Leur regard est aveugle. Inès est un lointain souvenir de la princesse de Malaveille. Ses cheveux retombent en vagues noires sur ses épaules brûlées. Au bord du lac, les voyageurs se rappellent de la coutume d'un palefrenier et d'une princesse. Un amour ancillaire et interdit. Ils déposent des cailloux pour écrire des lettres. Les pierres blanches scintillent dans le jour. Les amoureux laissent des messages clandestins sur le sable. La terre corail témoigne de leur fièvre. L'hiver balaye les missives. Le paysage devient lunaire. C'est le commencement d'un nouveau monde.
6 août 2017, Lac de Salagou
L'alignement entre le soleil, la terre, la lune, ne sera pas parfait. Je tournerai le dos à l'astre. Je regarderai vers l'est. Avant je me dirigerai vers le village englouti. Il se trouve derrière la presqu'île. Mon corps ne me fait plus souffrir. Je ne sens plus les sangles qui usent ma nuque jusqu'au sang. Je porte ma maison. Je peux dormir n'importe où. La peur a disparu. À l'aide d'un couteau, j'ai entaillé la paume de ma main en diagonale. J'ai tracé une ligne de chance. Les cercles dans la chair se confondent avec les courbes de dénivelés des cartes. Des habitants ont été chassés du village de Celles. Le barrage devait recouvrir les toits. Une erreur de calcul. On dirait un de ces villages d'orpailleurs déserté en Amérique de l'Ouest. Certaines familles ne sont pas revenues depuis quarante ans. Elles ont fait le pèlerinage deux jours avant mon passage. En 1967, elles ont fui dans le Pacifique. Être arraché de sa maison revient à perdre une jambe au combat. Le membre fantôme se rappelle sans cesse à vous. La douleur est invisible. C'est un cauchemar blanc qui vous réveille chaque nuit. Sur un mur, face au lac, des empreintes de mains sont tatouées sur la chaux. Les passagers veulent témoigner de la vie humaine qui existait ici au début du siècle. Une éclipse de lune a lieu le dernier jour de mon voyage. J'ai trente-six ans depuis le 22 juillet. Dans le tarot de Marseille, le 22ème arcane correspond à la carte du Mat. Le Mat est un marcheur. Peu de cartes sont en mouvement dans le tarot de Marseille. Un grand squelette dont il ne faut jamais prononcer le nom avance au son de la faux. L'Hermite rebrousse chemin. Il éclaire de sa lanterne le passé. Le Mat est la dernière carte du tarot. L'arcane sans numéro chargé de toutes les autres cartes. C'est aussi le fou, celui qui marche vers son idéal. Avant de partir, j'ai déplié les cartes devant moi, comme un présage à déchiffrer. Je découvrirai le sens de la combinaison à l'arrivée. Le tarot ne lit pas l'avenir. Il contacte à la fois, le passé, le présent, le futur de nos expériences. On effeuille toujours son journal de bord à l'envers.
Dans mon sac, j'emmène un seul livre. Un livre lu il y a des années. Sur le chemin des glaces de Werner Herzog. Le livre n'est pas de saison. Il aurait fallu trouver sur mes étagères Lumière d'août de Faulkner. Depuis le printemps, je pense à cette marche. J'ai peur que mon corps ne tienne pas. Qu'il craque, se délite en mille petits ossements, éclate en dizaines de vaisseaux sanguins. Il ne sert à rien de se dérober, se ménager des chemins de traverse, des ravins, des fossés. Il faut descendre. Je me perds le premier jour. Je veux fuir la ville. Le désert arrive vite. Le chemin part à droite, à gauche. La boussole ne marche plus. La peur envahit mon ventre. Elle circule dans mes veines. Je la reconnais. Le poids de mon sac me donne des vertiges. Je m'écroule. Le soleil me frappe le visage. Des coups lacèrent ma peau. Je ne tiens plus ma garde. Je n'ai plus la force d'esquiver. Le sol est chaud. Je m'endors sur le sac. Mon corps prend feu. Je veux mourir là — dans le désert. On retrouvera mon corps comme ces carcasses de chameaux fossilisées dans le sable. Je décille les paupières. Les nuages sont roses. La terre va me porter. Je retrouverai mon chemin. Je regarde la carte. Je vois le pictogramme d'une grotte. Je me dirigerai vers elle. Je l'atteindrai dans quelques jours. J'écoute les douleurs que mes muscles diffusent. Un lanceur de couteaux me cloue sur une planche de bois. Je le fixe dans les yeux. Je descends déjà dans la grotte. La nuit arrive. Je distingue à peine les contours des formes végétales. Je suis aveugle. Le chemin se déplie par fragments. Je vois des formes blanches bouger dans le crépuscule. Je m'approche de la clôture. Le souffle d'une bête arrive sur ma main. Un cheval blanc galope. Il est dans le même cirque que le lanceur de couteau. Il tourne sur lui-même. J'entends la terre trembler. Je vois les lumières du premier village apparaître une à une.
1 août 2017, Montarnaud - Aniane
Au milieu de rien, un canyon rouge. Quelques solitaires au bord de l'eau verte. Plus loin des chiens aboient. Un pépiniériste habite un ancien car de ramassage scolaire dans le creux de la montagne. La semelle de mes chaussures s'arrache dans le vent. Au-dessus de ma tête des vautours planent. Ils guettent ma chute dans le pierrier. J'ai pris la route du désert. J'ai tourné le dos à la mer. Il y a dix ans, mes pieds ont traversé des fleuves en Chine. Des canyons qui ressemblent à ceux d'ici. La chaleur a rongé l'écorce de mes chaussures. J'atteins Aniane avant l'orage. Je descends depuis les forêts. Je suis bandit de grand chemin prête à détrousser les villageois. Aniane, ville carcérale pénitentiaire où l'on enfermait les mauvais garçons. Aniane, l'Abbaye aux mille moines. Aniane, lieu de clôture. Je pense à Jean Genet. À son Miracle de la Rose. De nuit, je parcours le chemin de ronde. Une jeune femme me parle de chevaliers, de chanson de geste, d'amour courtois. Il y avait deux enfants libres qui jouaient sous la cascade en amont du canyon. Demain je verrai dans mes songes les enfants du bagne. Le village est peuplé de fantômes.
2 août 2017, Aniane
Près du canal, je rencontre Patricia. Patricia a soixante-quinze ans. Elle vit entourée de ses chiens. Elle collectionne les pendules — remonte ses coucous tous les matins. Son univers est fait de boîtes à biscuits, de sorcières du Berry, de napperons et autres bibelots qui saturent son salon. Nous évoquons Georges Sand, Nohant, La Mare au Diable. Je lui parle d'une petite ville thermale où vivaient mes grands-parents fleuristes dans l'Allier. Néris-les-Bains. Elle connaît. Patricia a une passion, un secret, une valise qu'elle garde cachée. Elle l'ouvre avec des yeux qui brillent. L'intégrale de Jean Ferrat en vinyle. Tour à tour on chante — ma préférée est l'Embellie — elle me rappelle l'enfant aux cheveux blancs. Elle entonne le couplet. Sa voix est claire — malgré les cahots de sa vie. La colère la tient debout. Sa préférée est Que serais-je sans toi ? — elle lui rappelle son compagnon emporté par le petit lait qu'il buvait. Enfant, elle vivait à Madagascar avec sa mère, un beau-père militaire. Elle y a laissé son cœur. Une partie d'elle-même n'est jamais là. Elle revoit les eaux mauves dans les mangroves des palétuviers. Dans l'après-midi, je retourne à l'ancienne Abbaye. Je rencontre Alexandre. Il s'occupe des jardins partagés. Ce sont les terres de l'ancien jardin du directeur de la prison. À l'époque entretenu par les mineurs délinquants condamnés aux travaux forcés. Les peines sont similaires pour vagabondage, larcin, crime. Je traverse les caves privées de lumière où on les jetait. Un scientifique s'est enfermé deux mois pour vivre une expérience dans la grotte de la Clamouse. Au bout de quelques jours il a perdu tous ses repères spatio-temporels. Beaucoup de gosses sortent fous de cet asile. Certains vivent encore à Aniane ou dans les alentours. Alexandre a un visage d'ange noir — il me fait penser aux ragazzi d'Accatone de Pasolini. Il a dans le regard la fêlure et la lumière des âmes de la prison. Il porte la révolte des enfants du bagne dans l'expression de sa bouche. Derrière l'enceinte de l'Abbaye, la nature est une forêt vierge. Une cascade coule — l'endroit est tranquille, mystérieux. Un portail en forme de soleil s'ouvre sur la jungle. On dirait qu'un garçon vient juste de se faire la belle. Je regarde les ronces. J'espère que beaucoup se sont griffés les jambes dans leur cavale, sans se retourner.
3 août 2017, Aniane - Saint-Jean-de-Fos
Au pont du diable j'ai vu un saut de l'ange. Toute la journée les jeunes hommes plongent. La rivière est un rituel initiatique. Certains jettent des pierres pour retenir le malin dans les profondeurs. D'autres plongent sans exorcisme pour défier la mort, droit dans les yeux. Vingt-deux mètres de chute. Le corps s'accélère. On entend le sifflement de l'air dans les oreilles. Les cris des baigneurs sur les berges disparaissent. Le plongeur fend l'eau — une déflagration. Il est étourdi par le tourbillon — doit remonter à la surface, bouger les bras, s'extraire de ce qui l'appelle au fond. C'est le gouffre noir. Des courants peuvent vous entraîner là-bas sous les rochers. Les siècles ont creusé des excavations. Les plongeurs mettent les bras le long du corps pour arriver comme des bouteilles à soixante-dix kilomètres heure sur la surface de l'eau qui se transforme en dalle de pierre. L'hélicoptère vient plusieurs fois par an pour ramener des corps d'adolescents éventrés. Parfois les hommes-grenouilles plongent des jours d'affilée pour retrouver un garçon coincé à l'intérieur des grottes. On se sent vivant à voler. Un oiseau rejoint les abysses. L'air, l'eau, en quelques secondes. En haut les climats sont plus larges — il faut garder l'équilibre sur le parapet. Stabiliser son corps. Laisser le souffle envahir les poumons. C'est l'ultime défi. Les gamins du coin le savent. Ils plongent depuis qu'ils sont petits. Ils respectent les paliers des rochers. Un mètre, trois mètres, six mètres, jusqu'à vingt-deux mètres. Tous les garçons rêvent de passer l'épreuve du feu. Faire partie du cercle des initiés. Et puis il y a ce gars avec un chien. Il est le seul à faire le saut de l'ange depuis le pont routier. Il est attendu. C'est un seigneur. La foule l'encourage. Il frappe son torse. Il crie. Tout le monde se tait. Il s'élance. Il reste en apesanteur le corps cambré parallèle à l'eau. Il se replie à la dernière seconde pour se glisser dans le trou vert. On dirait Icare. Il chute devant les ruines d'un temple grec qui s'écroule dans la mer. Pendant quelques secondes des hommes rejouent le rêve de tous les hommes, celui de vouloir voler près du soleil.
4 août 2017, Aniane - Saint-Jean-de-Fos
Michel Siffre est un explorateur. Il parcourt les galeries des grottes depuis l'âge de dix ans. Il reste deux mois, dans les années soixante, sous le glacier du gouffre de Sarcasson. Il décide de ne pas emporter de montre pour retrouver le rythme originel de l'homme. Aucune expérience de longue durée n'a encore réussi. Michel Siffre tient un journal dans lequel il raconte les rêves qui jalonnent son séjour au centre de la terre. Il témoigne de son tempérament impétueux. Au bout de quelques jours, il est incapable d'évaluer le temps qui s'écoule. Dans le gouffre tout se transforme, la durée, l'espace, la lumière, le caractère. Il réalise sa dernière expérience à la Grotte de la Clamouse. Trente-sept ans après son premier séjour en isolement. Le passage en l'an deux-mille se fait sous terre. Michel Siffre ne s'en aperçoit pas. Le manque de lumière le plonge dans une semi-hibernation. Le temps qu'il perçoit se dilate — se rétracte. Un protocole téléphonique le relie à une équipe de veille en surface. Il patauge dans la boue. L'humidité lui ronge les os. La terre s'écroule à côté de sa tente. Les éboulements manquent de le tuer plusieurs fois. Sa température chute à trente-quatre degrés. Au fond du gouffre, il suit ses pulsions élémentaires. Il se détache peu à peu du monde dans lequel il vivait auparavant. Sous terre il oublie ce qui se passe en surface. Après plusieurs jours de marche, je perds aussi mes repères spatio-temporels. J'ai la sensation de flotter. La chaleur me donne des vertiges. Un long serpent coule sur mon dos. C'est une fièvre d'or. Un sortilège. Une transe. Une lente descente. Werner Herzog marche pour sauver son amie Lotte Eisner. Je marche pour sauver quelque chose en moi. Je voulais arpenter le chemin des glaces au milieu de l'été. Voir ce qui se cache sous la surface blanche. Ce que dévore le soleil.
5 août 2017, Montpeyroux - Cirque de Mourèze
C'est une chaleur de scorpion. Son venin coule dans mes veines. Je marche hallucinée. Le désert est rouge. Je n'ai pas de destination. Je suis l'errant, le vagabond, le contrebandier. Je suis le déserteur. Je vois des mirages. Je suis née sous le signe du feu. Je suis une torche qui éclaire la nuit. Je suis la trace d'une étoile, la troisième révolution de Jupiter. Je dois fuir ce pays. La montagne brûle. J'ai trouvé refuge dans une maison. À dix kilomètres des feux qui nous encerclent. Il y a un bruit d'orage. Quatre canadairs plongent dans le lac. Ce sont des oiseaux jaunes qui attrapent leur proie en plein vol. Une gerbe immense recouvre la surface noire des épines. L'apocalypse est belle. La maison est située sur des points d'alchimistes. C'est un labyrinthe. Il y a une église creusée dans la roche. Je ne suis pas arrivée ici par hasard. Les pièces sont empreintes d'un passé que je revois. À l'origine le domaine est un village. Un triangle. Un signe cabalistique vu du ciel. Une excroissance du Cirque de Mourèze. On me parle des Cathares, de la chasse aux sorcières. Les Volques établirent leur campement ici. Une tribu de barbares soudoyée par les romains pour étendre l'Empire. L'église répond à une construction d'initiés avec un carré magique à l'entrée. Les habitants parlent aux pierres. Ils voient des spectres dans les murs. Des couches de temps se télescopent. Le bois noir me rappelle une maison que j'ai connue. Une maison du village de mon enfance derrière laquelle il y avait une même forêt de pins. Des aiguilles rousses sur les terrasses. Une maison où je vivais par intermittence. Je marchais au-dessus des malades. Ma mère soignait des femmes qui n'étaient plus dans la vie. Des gens venaient de toutes parts depuis la plaine en quête de miracles. La légende dit qu'une petite fille a recouvré la vue en mouillant son visage avec l'eau de la source qui coulait dans le vallon.
5 août 2017, Lac de Salagou
Inès marche près de la rivière. Elle s'est exilée dans les landes irlandaises. Elle vient d'une tribu kabyle par son père. Son âme appartient aux montagnes. Elle a dans les yeux le goût de la conquête, la fougue des cavaliers des hauts plateaux. Sa peau est constellée de taches de rousseur. Aux bords des yeux des irlandais, les mêmes atolls s'entrelacent. Je lui dis que les voyages que l'on fait jeune font écho aux secrets de notre lignée. On part sur les traces de ce qui nous attache au clan. Les kabyles ont peut-être des ancêtres celtes, vikings. Le nom berbère signifie ceux qui entendent la langue des oiseaux. Je pense aux dresseurs de faucons du Moyen Âge. Les rapaces se posent sur le poing ganté de leurs maîtres. Leur regard est aveugle. Inès est un lointain souvenir de la princesse de Malaveille. Ses cheveux retombent en vagues noires sur ses épaules brûlées. Au bord du lac, les voyageurs se rappellent de la coutume d'un palefrenier et d'une princesse. Un amour ancillaire et interdit. Ils déposent des cailloux pour écrire des lettres. Les pierres blanches scintillent dans le jour. Les amoureux laissent des messages clandestins sur le sable. La terre corail témoigne de leur fièvre. L'hiver balaye les missives. Le paysage devient lunaire. C'est le commencement d'un nouveau monde.
6 août 2017, Lac de Salagou
L'alignement entre le soleil, la terre, la lune, ne sera pas parfait. Je tournerai le dos à l'astre. Je regarderai vers l'est. Avant je me dirigerai vers le village englouti. Il se trouve derrière la presqu'île. Mon corps ne me fait plus souffrir. Je ne sens plus les sangles qui usent ma nuque jusqu'au sang. Je porte ma maison. Je peux dormir n'importe où. La peur a disparu. À l'aide d'un couteau, j'ai entaillé la paume de ma main en diagonale. J'ai tracé une ligne de chance. Les cercles dans la chair se confondent avec les courbes de dénivelés des cartes. Des habitants ont été chassés du village de Celles. Le barrage devait recouvrir les toits. Une erreur de calcul. On dirait un de ces villages d'orpailleurs déserté en Amérique de l'Ouest. Certaines familles ne sont pas revenues depuis quarante ans. Elles ont fait le pèlerinage deux jours avant mon passage. En 1967, elles ont fui dans le Pacifique. Être arraché de sa maison revient à perdre une jambe au combat. Le membre fantôme se rappelle sans cesse à vous. La douleur est invisible. C'est un cauchemar blanc qui vous réveille chaque nuit. Sur un mur, face au lac, des empreintes de mains sont tatouées sur la chaux. Les passagers veulent témoigner de la vie humaine qui existait ici au début du siècle. Une éclipse de lune a lieu le dernier jour de mon voyage. J'ai trente-six ans depuis le 22 juillet. Dans le tarot de Marseille, le 22ème arcane correspond à la carte du Mat. Le Mat est un marcheur. Peu de cartes sont en mouvement dans le tarot de Marseille. Un grand squelette dont il ne faut jamais prononcer le nom avance au son de la faux. L'Hermite rebrousse chemin. Il éclaire de sa lanterne le passé. Le Mat est la dernière carte du tarot. L'arcane sans numéro chargé de toutes les autres cartes. C'est aussi le fou, celui qui marche vers son idéal. Avant de partir, j'ai déplié les cartes devant moi, comme un présage à déchiffrer. Je découvrirai le sens de la combinaison à l'arrivée. Le tarot ne lit pas l'avenir. Il contacte à la fois, le passé, le présent, le futur de nos expériences. On effeuille toujours son journal de bord à l'envers.