Marion Robin
Dossier mis à jour — 01/02/2022

Glacis

Glacis
Par Jean-Marc Huitorel, 2013

Quand elle apprit que commande lui était faite d'une œuvre d'art à la patinoire de Clermont-Ferrand, Marion Robin s'est rappelée le tableau de Bruegel L'Ancien, Chasseurs dans la neige (1565) qui est conservé au Kunsthistoriches Museum de Vienne. C'est là une étrange peinture, très « bruegélienne », à la fois étrange, par la bascule des plans et leur articulation, et familière en ce qu'il s'agit d'une scène de genre, épisode de la vie quotidienne à la campagne. C'est une scène d'hiver dominée par le blanc et ponctuée de noir, celui des arbres, le tout baigné dans une atmosphère chromatique verdâtre produite par la couleur du ciel et des surfaces glacées. Focus sur le groupe de chiens, chasseurs dans l'angle inférieur de la surface, laissant libre le reste du tableau pour un vaste paysage de neige. Hormis un petit roncier qui occupe l'exact milieu de la ligne inférieure de la composition, pas une feuille aux arbres. Les étangs gelés sur lesquels jouent et glissent les enfants sont trop loin pour que l'œil perçoive le détail de la glace sur ces patinoires improvisées. Peut-être un examen microscopique de la scène permettrait-il de dire si oui ou non Bruegel a poussé le soin du détail jusqu'à peindre des feuilles emprisonnées dans la glace. Je gage que non. Cette hypothèse, pour hasardeuse qu'elle soit, permet de suggérer que Marion Robin, d'une certaine manière, a poursuivi le travail de Bruegel, mais in situ, comme elle fait toujours, en plein cœur du réel.

L'analogie entre la patinoire et le tableau est frappante. L'une comme l'autre s'élaborent par couches successives. Par exemple, le processus d'installation de la glace débute par l'apposition de trois couches de peinture blanche, chacune arrosée afin d'être fixée, la dernière nimbée de plusieurs fines couches d'eau qu'on fait geler. Chaque année, avant le 1er septembre, on recommence. Ce jeu entre transparence et opacité est familier aux peintres qui utilisent la technique du glacis. Le maître en la matière fut sans doute Jan Van Eyck, mais on trouvait déjà des glacis sur les fresques de Pompéi. Apposer sur tout ou partie de la surface peinte des couches constituées de très peu de pigments et de beaucoup de liant permet d'obtenir soit des effets de profondeur très dense (les fameux drapés de Van Eyck), soit des voiles atmosphériques (les sfumato de Leonard).
Ce n'est pas que Marion Robin utilise à proprement parler la technique du glacis, mais plutôt, et c'est une pratique courante de l'époque, elle s'immisce dans un processus exogène, ici la confection de la surface glacée d'une patinoire, pour y poser son intervention, ses objets et leur effet.
L'usage d'une patinoire est double, au moins. Elle sert de lieu de loisir pour tous ceux qui aiment, chaussés de patins, glisser sur la glace. C'est par ailleurs un espace sportif, que ce soit pour des compétitions de patinage artistique (ne pas confondre avec l'art) ou pour des rencontres de hockey sur glace. C'est par exemple à Clermont-Ferrand, la salle des Sangliers Arvernes, la valeureuse équipe locale qui évolue en 2ème division nationale, ce qui équivaut au troisième niveau de championnat. Il convient à cet effet de placer dans la glace, lors de son installation, les lignes colorées du terrain. Pour poursuivre notre analogie avec la peinture, on dirait un tableau abstrait géométrique. Enfin « abstrait » c'est beaucoup dire puisqu'il s'agit-là d'un motif bien réel, mais d'apparence, oui, abstraite.

Je disais : poursuivre le travail de Bruegel. Et qu'est-ce au fond que l'histoire de l'art sinon, comme ailleurs, la poursuite du travail des uns par les autres ? Marion Robin a demandé au paysagiste Nicolas Triboi de répertorier les espèces d'arbres contenues dans le tableau du Flamand. Entre certitudes et fortes probabilités, on relève des saules « têtards », des peupliers, des frênes, des aulnes, des érables, des chênes, des tilleuls ; pas d'arbres fruitiers ni de conifères. Ce sont ces feuilles absentes que l'artiste a décidé d'introduire dans ce tableau qu'est la surface glacée de la patinoire. Si elle a d'abord songé à des feuilles naturelles, elle y a vite renoncé devant les difficultés techniques que cela occasionnait, en particulier l'impossibilité d'empêcher qu'elles ne remontent à la surface de la glace. Aussi a-t-elle adopté la technique qui sert à poser les lignes du terrain de hockey ou les logos des sponsors : des images imprimées sur bâche micro-perforée. Il s'agit donc à l'origine de photographies c'est-à-dire, nonobstant leur découpage correspondant au strict contour des feuilles, de représentation. Quant à leur disposition sur la surface, elle doit tenir compte de multiples contraintes qui sont celles du réel (l'œuvre d'art, c'est toujours une négociation avec le réel) ; par exemple que des perturbations visuelles des limites de l'aire de jeu ne nuisent pas à la qualité de l'arbitrage lors des matchs de hockey. Les placer donc à bonne distance des lignes, quoique à l'intérieur aussi bien qu'à l'extérieur de la surface de jeu. La dimension des tableaux, longtemps, fut également tributaire des exigences de l'aménagement intérieur, dans les églises ou dans les salons.

On pourrait ainsi résumer le projet de l'artiste, son intention et son dessein : que l'hiver conserve la mémoire de l'automne, puis le printemps, encore l'été, avant que les feuilles mortes ne se ramassent (à la pelle ?). Autour de cette proposition qui est moins un vœu qu'un constat, dans sa simplicité même, son évidente opérativité matérielle, Marion Robin pose au visiteur, mais plus encore à l'art, quelques questions lancinantes qui concernent pour l'essentiel le rapport au réel, la représentation et le visible.
En intervenant dans un contexte de sport et de loisir, Marion Robin confronte ce qu'elle sait de son art à un environnement où les artistes contemporains ont largement puisé. Pas un qui ne soit concerné par les échos du monde et les objets, physiques et métaphysiques, qui surgissent du réel. L'univers sportif, depuis quelques décennies, constitue une part non négligeable de cet horizon insistant et l'art l'a amplement pris en compte. Mais pas un, de quelque conséquence, qui, accueillant l'air du temps, ne se souvienne que son art vient de plus loin et que l'impératif de sa formalisation n'est pas négociable. Il s'agit moins ici d'un aimable supplément d'âme posé au cœur d'une toute autre réalité matérielle et sociale que de ce que Julien Gracq appelle « le litige de l'homme avec le monde qui le porte », en quoi il voit la source de la poésie, c'est-à-dire ici la mise en tension de deux logiques : celle, picturale, qui vient perturber un espace fonctionnel, celle, esthétique, qui ne se contente pas d'une beauté rassurante et admise, mais qui, au contraire, vient organiser la rencontre (et elle peut se révéler assez sportive) entre l'organique et la géométrie, entre la contemplation et l'usage, entre l'art et le sport. Le vecteur de ce face à face est une représentation, non une importation de ready made (la feuille réelle). C'est une image troublante de réalisme, certes, mais image tout de même, la seule procédure crédible pour la continuation de l'histoire, en l'occurrence l'histoire de l'art, l'histoire ouverte du tableau de Bruegel.

La dernière question, et ce n'est pas la moindre, que pose la proposition de Marion Robin est celle de sa visibilité, et sans doute, au-delà de cette circonstance, celle du visible. Rappelons que les images de feuilles sont incluses dans la matière même de la glace, au sol donc, loin de la tradition verticale du tableau. Ce sol est par ailleurs soumis aux morsures et aux rayures des patins qui strient la surface et en opacifient l'aspect, comme un verre rayé qui empêche de voir. Car l'installation de Marion Robin, c'est aussi l'histoire d'un empêchement et le lieu d'un étrange paradoxe. Ici, en effet, c'est le premier regardeur, presque le seul, l'usager de la patinoire, qui efface le motif dans l'instant même où il accède à sa contemplation. C'est Robert Rauschenberg grattant le dessin de Wilhem de Kooning ! Ainsi l'œuvre se voit-elle instantanément articulée à sa dimension performative, soumise à un usage exogène, rayée de la carte, innocemment niée pour ne réapparaître qu'à l'occasion du nettoyage de la piste et alors réservée au regard des agents d'entretien.
Peut-on imaginer plus beau destin pour une œuvre d'art ? Apparaître, disparaître, de la représentation aux seules vertus du souvenir, se tenant vaillamment sur la corde raide de l'incertitude, cette hésitation qui nous empêche au bout du compte d'affirmer que Peter Bruegel l'Ancien a songé à peindre des feuilles mortes au cœur glacé de ses étangs.