Entretien avec Benoît Lamy de La Chapelle, publiée dans La Belle Revue, 2017
Monstrare Camp : Dampierre
Entretien avec Benoît Lamy de La Chapelle, publié dans La Belle Revue, 2017
L’idéal de la communauté d’artistes ranime d’anciens fantasmes, ceux de l’autonomie, de l’indépendance face aux règles sociales et normes professionnelles, ceux de l’envie de faire ailleurs et autrement. De nombreuses fois expérimentées, leurs histoires porteraient à croire qu’elle relève de l’utopie. Davantage associée au poétique et à la sublimation esthétique, elle n’est que difficilement compatible et viable lorsqu’il s’agit de la concrétiser dans une réalité sociale plus large. À travers les exemples de Monstrare Camp et bermuda, deux expériences communautaires aux fins différentes, l’artiste Maxime Bondu et ses compagnons tentent cependant de voir comment le poétique et le radical peuvent fusionner au cœur d’une organisation concrète.
Benoît Lamy de La Chapelle : Peux-tu revenir sur les origines du projet Monstrare Camp ?
Maxime Bondu : Le Monstrare Camp est la continuité de l’initiative Monstrare débutée en 2007 aux Beaux-Arts de Brest alors que nous étions étudiants, et qui avait pour but d’amorcer nos expériences et réflexions sur la monstration de pratiques artistiques en dehors de l’école. Après quelques projets d’expositions, l’initiative a évolué vers une certaine radicalité et un engagement communautaire avec l’opportunité d’occuper un site assez hostile d’une ancienne carrière de tuffeau, converti en champignonnière puis abandonné au milieu des années 1990. C’est un domaine privé appartenant à mon père qui y vit un certain ermitage depuis une dizaine d’années et qui se situe à Dampierre-sur-Loire, près de Saumur. Le site s’étend sur près de 30 000 m2 sur trois niveaux aux atmosphères bien différentes. Le niveau zéro, par lequel nous y accédons, possède une large dalle de béton ouverte, et s’engage dans des cavités qui donnent à découvrir des puits de lumière et des habitations troglodytiques du XVe siècle. Le second niveau est un espace forestier amenant sur les vignes de Saumur-Champigny et le niveau -1 est un gigantesque labyrinthe de galeries complètement obscures. Ce site est puissant et nous le qualifions souvent de dominant, tel l’Alpha d’une meute. En fait, on ne l’occupe pas, il nous accueille.
Vos activités en sont déjà à leur quatrième volet, ces derniers s’étant déroulés à chaque fois différemment. Comment chacun s’est-il organisé ? Comment les uns se sont-ils échafaudés à partir des autres ? Quel est leur dénominateur commun ?
La première édition du camp en 2012 a bien sûr été fondatrice et a été soutenue par le Centre d’Art de Neuchâtel qui s’est vu délocalisé sur le site de Dampierre-sur-Loire durant un mois en plein hiver. Un temps de rencontre a été organisé en amont de la session et une exposition retour a été présentée à Neuchâtel à la suite. La session a été rude, le lieu est hostile et l’expérience pour l’équipe a été difficile mais c’est à ce moment que nous avons pu établir le camp et ses enjeux. Nous avons d’abord commencé par installer des trailers devant les grottes, tel un camp de base, qui nous a permis d’amorcer l’exploration du site et débuter son organisation et son aménagement. Le site est rempli d’objets en tous genres, on se sert de ce qui est présent. Le premier geste important et presque inconscient a été de nommer les différents espaces puis de réaliser des aménagements qui permettent de relier les trois niveaux depuis ce qu’on a baptisé le Point Zéro. La seconde et la troisième édition ont alors permis d’affirmer une certaine autonomie, d’établir le camp dans le temps et de mettre en place le « cœur » du camp qui organise les sessions. La quatrième édition par contre s’est construite un peu comme la première, en réponse à une invitation faite par le Centre d’Art La Chapelle Jeanne d’Arc de Thouars. En refusant l’idée d’organiser une exposition collective, nous avons mis en œuvre un outil appropriable par toutes les personnes invitées au séjour qui a fabriqué le contenu de l’exposition et organisé la session sur deux mois. Une caméra mobile, avec 300 mètres de câble, filmait en permanence. Le flux vidéo était retransmis au sous-sol de la chapelle, rebondissait sur quatre écrans et une image du flux s’imprimait toutes les cinq minutes. Un dispositif au rez-de-chaussée de la chapelle permettait ensuite de façonner une édition unique de ce qu’il se passait dans les grottes. Tous les gestes étaient alors possibles, du documentaire à la fiction en passant par le plan photographique et l’installation.
Que recherche-t-on dans de telles activités ?
Je dirais que le camp est d’abord une initiative collective et que, de manière un peu simpliste, l’enjeu premier est la construction d’amitiés. Se retrouver et se rencontrer sur ce géant de pierre, explorer, bricoler et réfléchir en son sein crée de puissants liens. C’est une expérience qui tente de prendre le contre-pied d’un certain individualisme que l’on peut parfois trouver chez les artistes, voire qui est enseigné dans certaines écoles d’art. La durée et la pensée du long terme sont également des éléments très importants de ce geste. Le temps permet des changements d’avis, des répétitions et d’établir d’autres rapports. Nous sommes très souvent tenus à des temps courts, dans la production de notre travail comme dans la réponse à une invitation d’exposition, le Monstrare Camp tente d’incarner l’inverse.
Le camp est-il un terme qui serait plus adapté que celui de communauté ? Penses-tu qu’un nouveau paradigme de travail et de vivre ensemble soit apparu à travers l’activité du camp ?
Lors de la première édition et après des heures de discussion entre les participants, autour des questions de résidence, du devenir institution, d’organisation communautaire et d’autonomie, nous avons défini que le camp serait un repère temporel et spatial, sans obligation de production, où les participants aux sessions seraient invités à revenir d’une année sur l’autre et où d’autres seraient invités à nous rejoindre au fur et à mesure par filiation ou cooptation. Ce principe permet d’approfondir l’expérience sur le long terme. Nous ne voulions pas non plus faire d’accueil de public sur place, le site est donc fermé aux visites et ne bénéficie d’aucun soutien financier autre que celui des participants. Il y a bien sûr eu soutien de la part du CAN et de la Chapelle Jeanne d’Arc mais ce sont ces institutions qui ont accueilli la pensée et les gestes de monstration. Le camp peut alors prendre de multiples visages, il est à la fois un endroit pour réfléchir, un ermitage ou un répit, ou à l’inverse, peut devenir un lieu de production ou d’aménagement intense et très physique.
D’une certaine manière, ce projet s’inscrit dans une pratique sociale de l’entre-soi, communautaire (cooptation, filiation, fermeture au public), qui pourrait pourtant profiter de son expérience pour proposer un modèle socio-politique viable à une communauté plus élargie…
En effet les groupes se rassemblant autour d’un domaine semblent souvent, de l’extérieur, difficiles à pénétrer et vont être rapidement perçus comme élitistes. Mais c’est une erreur d’appréciation, le champ de l’art est l’un des domaines les plus ouverts aux autres et permet d’infinies variations de collaborations avec les autres domaines de la pensée et des techniques. D’un autre point de vue, l’entre-soi me parait au contraire important. C’est un moyen de reconnaissance réciproque vis-à-vis d’un groupe, d’une famille. Dans le cas du Monstrare Camp, le principe de filiation est à prendre au sens très large et sans restriction si ce n’est sa capacité d’adaptation à un milieu hostile. Ce qui est amusant c’est que le principe de filiation s’appuie sur une courbe exponentielle, une personne invitée invitera des personnes qui inviteront. Le partage de la pensée et la proposition de modèles socio-politiques — si il y a — peuvent également se faire par ce biais car c’est un fabuleux vecteur de propagation.
En faisant un rapide historique de quelques communautés artistiques depuis l’École de Barbizon, en passant par celle de Pont-Aven, ou les expériences communautaires symptomatiques de la modernité, dont certaines — telles que Monte Verità en Suisse, ou encore, moins connu bien que significatif, le « Kindred of the Kibbo Kift » de John Hargrave en Grande-Bretagne — ont malheureusement été détournées par les politiques totalitaristes, on y trouve comme dénominateur commun une recherche constante de mysticisme, de sentiments religieux (et non pas une religion, ce que Fourier quant à lui, aurait souhaité créer), de retour à l’origine, une sorte de magie. Le fait, comme vous, qu’elles s’épanouissent sur des sites « naturels » énergétiquement très chargés, impliquait un réapprentissage de notre relation à la nature. Vous reconnaissez-vous un lien de filiation avec ces expériences ?
Il faudrait d’abord pouvoir définir le moment ou un apport mystico-spirituel devient religion. Il est question d’échelle et de ce qui peut régir le petit et le grand. C’est une question complexe car on peut dire que nos sociétés sont déjà fondées sur un apport mystico-spirituel, par les trois grandes religions monothéistes, qui ont elles-mêmes changé d’échelle mais qui diffusaient dès leurs origines un prosélytisme non négligeable et une volonté conquérante (à l’inverse du Confucianisme par exemple). Les trois prétendent aussi agir dans le but d’améliorer les relations des hommes vis-à-vis de leur environnement et d’eux-mêmes. Une fois le danger nommé, il m’apparaît en effet que le spirituel joue un rôle important dans la conception de la pensée, c’est une capacité d’abstraction qui peut permettre, s’il ne devient pas un frein à cause de dogmes, le développement de concepts abstraits que l’expérience sensorielle ne peut dévoiler. À ce titre, la cosmologie, la pensée de la naissance de l’univers et la physique quantique sont très proches du spirituel et peuvent rapidement apparaître comme lien vers le mystique. Sans tomber nécessairement dans le New-Age, se positionner en accord avec ces champs d’expériences parait être une bonne piste vers l’équilibre.
J’aurais pourtant tendance à penser que la question du mystique et du spirituel existe en dehors de la religion qui vient la cadrer et la régir. Elle s’en affranchit facilement. Finalement, on se fiche pas mal de la religion lorsqu’il est question de notre rapport direct (physique et psychique) au monde, à la nature et au cosmos. Justement, avez-vous été témoins de phénomènes paranormaux à l’intérieur de la grotte ?
Oui bien sûr, cette question existe en dehors du cadre des religions mais bascule aussi très vite vers le dogme. Il se passe pas mal de choses sur le site de Dampierre que l’on pourrait qualifier d’étranges et qui avec un peu de sensibilité pourraient constituer autant d’éléments déclencheurs d’écritures dogmatiques. Cela tisse également une trame narrative à fort potentiel fictionnel qui nous sert pour générer les sessions suivantes. Par exemple, le spectre de la petite fille que nous croisons de temps en temps au niveau -1 a animé notre dernière session de deux mois filmée 24h/24 (tous les rushs n’ont d’ailleurs pas été visionnés), tout comme le renard amorce la prochaine édition. Pour le reste, il faut venir en faire l’expérience…
Penses-tu qu’il soit encore possible pour les artistes de prendre en charge l’existence de leur travail au-delà du rapport aux institutions et au marché ? Les artistes le souhaitent-ils ? Faudrait-il renoncer à l’un pour accéder à l’autre?
Parler d’une volonté commune des artistes me paraît assez compliqué vu l’hétérogénéité du milieu, des pratiques et des objectifs, et l’idée de l’existence d’un travail sans rapport aucun aux institutions ni marché est complexe dans son appréciation. Je ne voudrais pas non plus tomber ici dans l’écueil de la valorisation d’un travail artistique désintéressé, où l’art deviendrait « véritable » une fois débarrassé du système dominant dans lequel il existe, est représenté et transmis. Bien que très séduisante, c’est à mon sens une idée assez simpliste, maintes fois éprouvée et devenue elle-même, dans une quête d’authenticité, un produit du marché. Quant à la possibilité d’exister seul, pour soi, par soi et en soi, cela m’apparaît comme une imposture. Mais je crois fondamentalement que cette « prise en charge » de l’existence du travail artistique doit pouvoir se partager et se déplacer au sein de plusieurs systèmes — qui sont à inventer en parallèle — afin qu’une pensée perdure sans forcément être assujettie au marché et aux institutions.
Tu es également à l’origine du projet bermuda, un projet d’ateliers d’artistes basé sur un modèle collaboratif à la frontière franco-suisse. De loin, et si l’on compare les deux projets, on pourrait voir le projet Monstrare Camp comme une version idéaliste et poétique, alors que le projet bermuda semble en être le pendant plus concret et ancré dans le réel (professionnel, économique, etc.). Peux-tu nous présenter bermuda ? Et si connexion il y a, comment le rattaches-tu à l’esprit du Monstrare Camp ? Le considères-tu comme une manière alternative de montrer de l’art ?
Il n’y aurait sans doute pas eu le projet bermuda sans le Monstrare Camp. Autant par sa pensée communautaire que par l’équipe qui en est à l’initiative. Tous ont séjourné à Dampierre et certains s’y sont même rencontrés. Nous nous associons à huit (cinq artistes, une curatrice, un architecte et un programmeur) afin d’acquérir un terrain et d’y construire un bâtiment qui s’organisera en grappe. Le dessin est en cours et dépend de notre enveloppe budgétaire finale, l’idée étant d’élever un certain nombre de modules qui s’agencent autour d’une place centrale tel un village. On y trouvera des ateliers techniques équipés ouverts au public, des ateliers individuels, un lieu de résidence, des espaces de vie communs, ainsi que des espaces polyvalents pouvant accueillir tant des conférences et du co-working que l’assemblage d’une grosse pièce. Le bâtiment sera ouvert au public sur ses 2/3, le dernier tiers étant les espaces de travail des huit associés. Plus qu’une alternative à montrer de l’art, le projet a pour ambition de repenser la production, la transmission et la monstration par un modèle collaboratif et autonome. L’idée est également de trouver le moyen de pérenniser des pratiques artistiques fragiles économiquement et de soutenir la production. Nous tentons, à toutes les phases du projet de re-questionner les systèmes complexes dans lesquels un tel projet nous amène, du montage juridique au financement en passant par la conception architecturale, le mode de construction et la vie du projet une fois construit. Au cœur de bermuda on retrouve les notions d’autonomie et de partage, de pratiques et de réflexions artistiques et de transmission avec un soupçon de schizophrénie. Le chantier devrait débuter en septembre 2017 pour une ouverture prévue l’été suivant. C’est effectivement un pendant plus complexe d’un point de vue juridique et économique mais ces deux initiatives, le Monstrare Camp comme bermuda, sont à percevoir depuis leur nature endémique, en ce sens que par leurs formes, fonctions et processus de création, elles sont des réponses d’artistes à leurs environnements.