Conversation avec Françoise Crozat Fanget
Conversation avec Françoise Crozat Fanget
À propos de l'exposition enf(r)ance au Nouvel Institut Franco-Chinois, Lyon, 2022
Françoise Crozat Fanget : C’est ta première exposition dans un lieu lié à la Chine, le Nouvel Institut Franco-Chinois qui entretient depuis plus de cent ans des relations entre Lyon et la Chine, première et seule université chinoise hors de Chine (1921-1946).
C’est une conversation portant sur la question : comment la création a construit pour toi quelque chose de nouveau entre ta première vie, libre, en Chine, et ta deuxième vie, enfermée, en France dans ta famille quand tu avais sept ans ? Comment t’a-t-elle empêché de rester dans un monde binaire où tu aurais le choix entre deux langues, deux pays, deux cultures, deux modes de vie, d’habitudes, en croyant toujours que la vie était ailleurs, là où tu n’étais pas ?
Dans le titre de cette exposition, tu glisses en France dans enfance ou l’inverse. On sait que l’enfance est notre destin, comment faire pour qu’il ne soit pas trop implacable ?
Tu n’as pas fait table rase du passé, que reconstruis-tu, que crées-tu à partir de ta vie en Chine pour vivre en France ?
— Petite histoire de l’enfance et autre
Mengzhi Zheng : L’impression que j’ai eu deux vies, cette vie d’enfant en Chine où j’avais droit à tout. Ce que j’en garde, c’est que j’étais heureux, libre, et que je peux redevenir heureux en harmonie avec mon environnement, que ce soient les lieux, les gens.
Il y a une autre période de ma vie, celle où je suis venu en France chez mes parents à sept ans, j’étais comme endormi. Je devais occulter ma sensibilité, je la voyais comme une faiblesse, je l’ai noyée durant une quinzaine d’années, c’était terrible, j’ai développé une forme d’agressivité et de mal-être. Quand je me faisais embêter à l’école ou dans la rue, mes parents me disaient : Passe ton chemin ! Laisse faire ! Nous sommes Chinois, on reste discret. J’avais peur des autres, peur du monde extérieur.
Maintenant, j’essaie d’extirper ma vie d’adulte de cet enfant que j’étais en Chine, et de l’enfermement, de ce renoncement à moi dans mes débuts en France, grâce à l’art.
Mes parents m’ont permis de faire une école de graphisme, je n’y ai rien appris, mais j’ai fait des rencontres : une prof de théâtre qui nous parlait de la création et une prof artiste peintre qui m’a dit « l’art m’a toujours sauvé ». J’ai compris qu’il y avait autre chose que le graphisme. J’ai compris aussi que je n’étais pas prêt pour la vie active... Je lui ai demandé de m’aider à préparer les concours des écoles d’art. Pour moi, l’art ne me rend pas encore heureux, mais il m’a, en quelque sorte, sauvé.
À la Villa Arson de Nice, pendant mes études en école d’art, j’ai essayé de me réconcilier avec mon identité chinoise. En deuxième année, à la suite d'une séparation douloureuse, j’ai senti la nécessité d'aller en Chine, c’était en 2008.
J’en ai parlé à mon père, je lui ai dit : il faut que j’aille en Chine.
Je me demandais suis-je chinois ou français ? J’ai découvert qu’en Chine on ne me percevait pas comme un chinois, j’avais perdu la langue, le dialecte parlé à Ruian. En France, étais-je français ? Là-bas tout avait changé, je ne reconnaissais pas mon village, de grands immeubles avaient remplacé les rizières, la campagne. La Chine, ce n’était plus chez moi. J’ai fait ma série d’eaux-fortes en noir, et je me suis questionné, comment façonner mon identité ? L’ identité de l’artiste c’est un peu ça : le travail qu’il fait, ses relations autour de ses œuvres, je suis toujours très touché par l’émotion de ceux qui voient et parlent de mes travaux. En revenant j’ai commencé une introspection, j’ai pensé que je devais me réconcilier avec moi-même.
— Les Maquettes Abandonnées
Gordon Matta-Clark, un artiste que tu admires, qui découpait des maisons, des bâtiments abandonnés, disait de son travail c’est « convertir un lieu en état d’esprit », qu’en est-il dans ta réalisation de maquettes : convertir un état d’esprit en lieu créé, en architecture imaginaire... ?
Oui, on peut dire que ce sont des états d'esprit, c’est l’illustration d’un moment, c'est pour ça que quand je commence, je termine, sinon ce n’est plus la même saveur, celle qui permet à mes mains de poursuivre leur acte de création, alors que mon esprit s’extirpe d’une réalité.
Sur le moment c’est : qu’est-ce que tu as envie d’expulser ? C’est presque l’expression d’émotions externalisées. La pratique de la psychanalyse m’a aidé à exprimer ce que l’on ressent, on peut l’exprimer avec des mots mais aussi avec trois fois rien : des bouts de papier, du carton, tout ce qu’il y avait là, à ma disposition.
Une fois que j’ai fait ça je me sens mieux, j’ai l’impression d'avoir créé quelque chose, d'avoir sorti quelque chose que j’avais laissé de côté, comme quelqu’un qui écrit sur un bout de papier pour ne pas oublier, après il peut l’oublier. Ça me vidait de ces idées et après d’autres idées pouvaient venir, ça me permettait de continuer, d’évoluer dans mon travail, de prendre des risques... La prise de risques c’est important dans ce travail de création.
Quand je faisais les maquettes, je me racontais peut-être une histoire, c’était la mienne, je me voyais dans la maquette, je circulais, c’est pour ça que je dis qu’elles sont traversantes. Toutes mes maquettes, je les ai habitées, je me créais un espace.
Longtemps après avoir construit des « maquettes abandonnées », j’ai réalisé qu’on pouvait entendre ce titre autrement : ma quête abandonnée.
Ta quête (comme étant un) abandonné ?
J’ai réalisé la correspondance de ce travail avec la perte de mon lien à ma mère quand elle est partie rejoindre son mari, mon père, en France, quand j’avais trois ans. Je me suis senti abandonné et n’ai pas trouvé de consolation auprès de ma grand-mère. J’ai trouvé du réconfort auprès de mon grand-père bienveillant et attentif qui me suivait dans mes parcours de découverte, d’exploration effrénée, dans le village et la campagne, avec d’autres enfants, en demandant aux personnes qu’il croisait si elles m’avaient vu passer. Il me suivait, il veillait sur moi en me laissant libre.
— La couleur
Tu vois la couleur, ça a d’abord été la non-couleur : le carton, le bois, je n’osais pas la couleur, je ne m’autorisais pas, c’était un luxe.
La couleur explose au Château-Musée de Tournon-sur-Rhône, comment en es-tu venu à la couleur ?
La couleur a toujours été présente par l’expérience du numérique, j’avais toute ma palette que me donnait l’outil informatique.
Je m’en suis servi pour l’art progressivement.
En 2014, j’ai eu une commande pour le hall de la tour ENEDIS (ex-EDF) à Paris La Défense. C’est cette œuvre monumentale de huit mètres sur huit qui m’a débloqué dans l’appréhension de la couleur. Mais c’était trop fort pour moi, j’ai du recréer des étapes intermédiaires. J’ai fait les maquettes, j’y ai mis des couleurs. J’ai fait beaucoup de petits dessins en couleur à l’encre, au crayon. Depuis Tournon-sur-Rhône, c’est comme si je m’autorisais la couleur de manière légitime. Avec cette installation monumentale Aplatir le ciel, je tends vers quelque chose de grand, d’harmonieux, de joyeux.
Quand je me suis mis à la couleur, c’était un signe que j’étais plus heureux.
— L’envol et l’horizon
Je suis arrivé dans le projet de cette exposition en étant dans un moment de passage, de transition. J’entre dans un nouveau cycle de ma vie, je suis plus serein. Tout le travail que j’ai fait est ancré. Les protocoles sont établis. Je peux refaire dans le même esprit mais différent suivant le lieu. Je suis curieux de voir ce qui va se passer après, pour le moment je ne sais pas. Et ça c’est précieux.
Les titres de tes expos ou de tes œuvres prennent sens dans l’après coup, parfois longtemps après. Tes titres : l’envol, la ligne d’horizon, résonnent avec ce que tu viens de dire de toi. Comment trouves-tu tes titres ?
Pourquoi l’envol portant ? Ce nom m’est venu à l’esprit sans réellement y penser, c’est venu comme ça un matin - comme le titre de l’exposition enf(r)ance d’ailleurs. J’ai fait une grande sculpture qui est au sol mais qui pourrait s’envoler, avec l’idée qu’il y a une ligne d’horizon faite d’un mélange de gravures et de dessins, on voit loin.
Pourquoi : « portant » ?
C’est un nom qui m’est venu à l’esprit quand j’ai vu des poutres, du sol au plafond, dans la salle d’exposition ; c’est portant les poutres, on dit des poutres portantes. J’ai voulu accrocher ma structure sur les poutres, c’était important pour moi, mais il y a une règle institutionnelle qui interdit d’y toucher alors j’ai construit une sculpture auto-portante en effleurant sur les poutres, je peux emporter des choses de moi dans cet envol portant ; en parlant de lui maintenant je pense à ce lien. C’est un espace de liberté que je m’octroie, c’est quelque chose qui est presque interdit dans l’éducation chinoise, on ne fait que travailler, on ne parle pas de la vie (mes parents n’ont jamais pris de vacances).
Maintenant je veux m’autoriser des choses mais me départir de cette éducation où le sentiment coupable parfois est roi. C’est un envol, il est encore au sol mais c’est un envol, vers un horizon coloré.
Peut-on dire qu’avec les poutres portantes tu t’es arrimé à tes racines chinoises pour prendre ton envol... et que, par ce titre, tu t’engages déjà dans la suite ?
Les titres de mes expositions sont des réponses à des questions passées depuis À Mi-lieux (Pollen, Monflanquin, 2020). Ce que j’ai construit dans le Château-Musée de Tournon-sur-Rhône, ensuite la construction dans un autre château.
Ce qui s’opère : être en France c’est être libre d’être français.
Les titres qui te viennent à l’esprit sont toujours des mots dans la langue française... Si on t’invitait à exposer en Chine ?
Je ne cherche pas, mais si on m’invite ce serait un honneur pour moi et j’irai. Maintenant ma vie est en France.