Perrine Lacroix
Dossier mis à jour — 25/09/2023

Entretien avec Sonia Recasens

Entretien avec Sonia Recasens
À l'occasion de l'exposition Hessie, Survival Art, Les Abattoirs, Toulouse, 2018

Sonia Recasens : Peux-tu nous raconter ta rencontre avec Hessie et son œuvre ?

Perrine Lacroix : La rencontre s’est faite à l’occasion de la Fiac 2015, où j’ai éprouvé une véritable émotion pour son travail. Je n’arrêtais pas de revenir vers son stand, comme attirée par une œuvre que je pensais d’ailleurs être celle d’un·e jeune artiste. Et puis j’ai vu Hessie entourée de ses proches, qui discutait très animée, chaleureuse, conviviale.

C’est vrai que la Fiac 2015 était la première présentation des œuvres de Hessie au monde de l’art contemporain depuis les années 1970. Beaucoup la découvraient, d’autres la redécouvraient et certains même la retrouvaient après des années d’absence. Je me souviens notamment de l’artiste Dorothée Selz qui revoyait Hessie pour la première fois depuis des années. C’était très touchant.

Oui ! Je n’ai pas osé l’aborder. Mais j’étais tellement touchée par le lien entre ses œuvres et son visage, très doux. Très vite, je me suis rendue à la galerie Arnaud Lefebvre, qui présentait une exposition de Hessie, en demandant à la rencontrer. Elle est venue avec sa fille Yanitza. Ce fut un véritable coup de cœur. Comme je sentais qu’il y avait urgence, je lui ai proposé de faire une exposition en avril 2016.

Parce que tu es artiste mais aussi directrice artistique d’un espace d’art contemporain à Lyon, La BF15, dont la programmation présente plutôt des artistes nés après les années 1970. Hessie fait donc un peu figure d’exception.

C’est difficile de trouver les termes appropriés pour parler de la programmation, parce que « émergent » n’est pas tout à fait juste. « Jeune création » non plus, parce que je suis contre le jeunisme. J’essaye plutôt de donner une visibilité à des artistes qui n’en n’ont pas : pas encore parce qu’ils commencent ou ne sont pas connus, ou plus parce qu’ils travaillent dans l’ombre. C’était important pour moi de présenter le travail de Hessie, son engagement, sa sincérité, sa simplicité, son humilité, son geste minimal inscrit dans un labeur - un peu comme l’artiste Roman Opalka –, à notre public dont 70% a moins de 25 ans. Nous avons des scolaires mais aussi des étudiants en écoles d’art ou en histoire de l’art. D’ailleurs, le soir du vernissage, c’était très beau : l’espace d’exposition était baigné d’une lumière magnifique et Hessie était dans son fauteuil roulant, au centre de la salle principale, entourée de plus de 300 personnes, essentiellement jeunes, qu’elle regardait avec fascination. Elle me disait : « tous ces jeunes, c’est dingue ! ».

Comment s’est fait la sélection des œuvres ?

J’avais fait une première sélection dans différentes séries : les grillages, les végétations… Pour des raisons d’assurance, nous n’avons pas pu emprunter autant d’œuvres que je le souhaitais. Hessie était très embêtée, et m’a fait un beau cadeau en réalisant une œuvre in situ spécialement pour l’exposition. Dans la pièce du fond, sous la verrière, elle a pensé une œuvre à activer tous les jours, en écrasant des fleurs d’anis directement sur le sol, enveloppant ainsi l’espace de leur parfum. Les morceaux d’anis formaient une espèce de constellation. C’était finalement sa dernière performance. J’étais impressionnée par sa vivacité et son besoin persistant de créer même à plus de 80 ans.

L’envie de créer était toujours là, vivace. C’est aussi ce qu’elle dit dans le film : son envie de « continuer mais de façon différente ».

Oui ! Hessie avait toujours des pièces dans la tête, des idées mais toujours avec des systèmes D. Par exemple, quand elle préparait son exposition à la Verrière 1, elle m’a appelée pour me demander de venir avec mes filles l’aider à réaliser une nouvelle toile de plus de trois mètres avec des boutons roses. Je lui ai répondu qu’on viendrait avec plaisir mais qu’à la Verrière, ils devaient pouvoir lui procurer de l’aide aussi. Elle n’y avait pas pensé, parce qu’elle n’a jamais eu les moyens de travailler.

En même temps, le pauvre, le précaire c’est ce qui caractérise sa démarche. Quand elle confie que l’inspiration lui est venue en voyant une chaussette reprisée par un moine, un objet trivial qui par un geste élémentaire revêt un caractère fantastique, c’est assez révélateur.

C’est vrai. C’est un moment particulier dans le film, où elle fait tout basculer, on entre complètement dans son univers. Il y a deux choses qui m’ont marquée quand elle parle de « cette chaussette réparée, cousue par un moine, lui tout seul » : il y a à la fois l’idée de solitude et de geste, et aussi que l’ordinaire peut devenir extraordinaire. Je trouve ça très beau.

Comment est venue l’idée du film ?

C’est en voyant le film de Mythia Kolesar 2. Hessie m’expliquait que Mythia était une amie. Je lui ai suggéré de faire une suite à ce film. Elle a répondu : « c’est une très bonne idée, on va faire ça ensemble ». C’était en avril 2016 au moment de l’exposition à La BF15. Très vite on a échangé par téléphone pour préparer le film. Malheureusement, ses problèmes de santé ont empiré et elle a été hospitalisée. Mi-juin, elle m’a dit de venir la chercher à l’hôpital pour filmer entre 11h et 16h avant de la ramener à l’hôpital.

Avec une petite équipe de tournage, nous sommes allés la chercher à l’hôpital pour l’emmener chez elle à Hérouval. Nous avons filmé la première partie le matin devant la maison, et la seconde partie, après le déjeuner, dans une autre partie du jardin et à l’intérieur. Et à 16h on l’a ramenée à l’hôpital. Le film s’est donc fait en un peu moins de 4h. Tout est allé très vite, nous n’avons pas eu le temps de faire des repérages. Les choix se sont faits simplement et rapidement : l’atelier étant très sombre, on a décidé de tourner dans le jardin. Ce dernier est très important, un peu comme si Hessie faisait partie intégrante du jardin. J’avais à peine posé ma caméra, que Hessie parlait déjà.

Elle en avait besoin

J’ai l’impression, oui. Tout est venu très naturellement, elle parlait comme si elle déroulait un fil. Elle a tout de suite commencé à parler de sa rencontre avec cette fameuse chaussette cousue par un moine. Elle a commencé par ce qui lui a donné l’envie de travailler.

Tu t’attendais à ce qu’elle se livre autant et aussi facilement, parce que quand tu demandes à ses proches de parler de Hessie, ce qui revient le plus souvent, c’est combien elle était secrète et réservée. C’est aussi ce qui rend ton film si précieux.

C’est un cadeau.

Oui c’est un beau cadeau.

Je ne m’attendais pas à ça. Mais c’est vrai, que dans le cadre de moments conviviaux, par exemple des repas qu’on faisait, on discutait beaucoup. Donc je sentais qu’elle était prête à parler. Mais c’est vrai aussi que j’étais impressionnée, parce que je savais qu’il y avait cette urgence, qu’elle était à l’hôpital, qu’elle était en fin de vie. Je ne voulais pas me tromper. D’autant qu’elle voulait faire ce film avec moi, mais je ne suis pas journaliste, ni documentariste. Je ne suis pas théoricienne non plus. Je n’avais pas forcément toutes les clés pour rebondir sur son travail, le mettre dans un contexte historique. Mon travail est plutôt intuitif.

Je pense que le fait que tu sois artiste, que tu partages cette expérience de la création, de la vie d’artiste et ses difficultés, a été décisif. Je ne pense pas qu’elle se serait autant confiée à un·e critique ou un·e commissaire.

C’est vrai que dans nos échanges, elle me parlait souvent de combien c’est difficile de travailler quand on est mère de famille. C’est aussi ce qu’elle dit dans le film. C’est vrai qu’on partageait cette difficulté d’être artiste, artiste femme à l’époque et encore aujourd’hui d’ailleurs, d’avoir une vie de famille et d’essayer de combiner tout ça.

Comment avais-tu préparé l’entretien ?

J’avais préparé quelques questions sur le point de départ de son travail, la nécessité du geste, de faire. Et puis elle a parlé de sa curiosité, qu’elle allait voir de nombreuses expositions. Je trouvais ça intéressant. Elle disait qu’elle sentait comme un manque. J’ai le sentiment que son travail s’est aussi dessiné par rapport à des vides. Elle était très curieuse mais elle ne se retrouvait pas forcément dans ce que proposaient les artistes de l’époque. Elle a aussi parlé de son atelier du 13ème arrondissement qu’elle ouvrait à d’autres artistes, et où elle organisait des vernissages festifs et invitait beaucoup d’artistes femmes.

Une des filles de Hessie était présente au moment du tournage ?

Oui Yanitza. Il y a d’ailleurs un moment où Hessie lui demande de nous rejoindre. Tout un passage du film se trouve être un dialogue entre elles. Yanitza l’interroge, et semble découvrir certains aspects de la vie de sa mère. C’était très émouvant, parce qu’on a l’impression que les enfants n’avaient peut-être pas pris conscience de l’ampleur du travail de leur mère. Est-ce lié au fait que Hessie faisait de la broderie ? En même temps, je pense que Hessie n’a jamais considéré qu’elle faisait de la couture mais de l’art.

Un art ancré dans le quotidien.

Oui ! A un moment on lui a demandé à quoi renvoie la série des Végétations et elle nous a répondu, mais regardez autour de vous, de quoi je suis entourée. Il y a dans son travail une grande simplicité mais en même temps une telle profondeur.

Elle a un regard sur le monde très singulier, comme si pour elle la vie est une source inépuisable d’inspiration.

Et le rythme, le son sont aussi importants. À plusieurs reprises, elle attirait notre attention sur les bruits environnants : les avions, les oiseaux, le vent…

C’est intéressant ce que tu dis parce que dans le cadre de son exposition à l’ARC en 1975, elle présentait en plus des œuvres textiles que nous connaissons, une bande sonore intitulée « Les bruits de la ville ». Malheureusement nous n’avons plus aucune trace de cette œuvre sonore. Mais cela répond bien à ce que tu dis, à cette attention particulière portée au moindre élément, au moindre bruit et d’y voir l’opportunité d’une création plastique.

Il y a des œuvres qui ressemblent vraiment à des partitions, elles ont un rythme, une composition, des nuances, des dégradés.

C’est particulièrement frappant dans la série des « Machine à écrire », mais aussi dans les « Végétations » avec ces formes qui semblent danser sur le tissu.

Ce qui est intéressant, c’est la composition de son œuvre dans son ensemble : les Grillages, les Végétations, les Bactéries... On peut aussi les regarder comme une composition d’ensemble. Et d’ailleurs on le sent dans l’exposition, tout a un lien, tout se répond. Chaque pièce est autonome mais en même temps participe à un corpus.

Comme si une œuvre en appelait une autre.

Les collages sont aussi très étonnants, comme un ancrage dans le réel. On sent là son acuité au réel, que l’on sent également dans les autres séries avec cette répétition du geste, où elle s’immerge complètement dans le travail et dans l’ici et maintenant. Et en même temps ses collages sont pleins d’humour. Comme une façon de se saisir du réel, pour en faire une sorte de tableau réaliste.

Oui, on est entre le journal intime et l’album de famille.

Hessie considérait qu’elle ne savait pas dessiner, mais les perforations étaient comme des dessins pour elle. Elle dessinait des formes en trouant la feuille avec la mine du stylo, avec un geste fort, presque de l’ordre du contre-dessin. Il y a une puissance du geste.

En même temps, ce geste donne quelque chose de très léger, d’une grande finesse.

Quand on voit Silence, ça parle de son silence, ça nous invite au silence, et en même temps on imagine qu’elle a écrit ça en tapant, en perforant.

Oui dans un geste assez violent. Finalement avec ce film, elle rompt le silence.

Oui c’est un beau cadeau qu’elle m’a fait. Je suis retournée la voir pour lui montrer le film, mais malheureusement elle était trop affaiblie.

Il n’y a pratiquement pas de montage, si ce n’est l’interminable exercice de ramener le film à 15mn, pour une durée d’exposition plus digeste. Au final, cela donne un film très simple. Une simplicité qui correspond aussi au travail de Hessie : un seul cadre avec des nuances à l’intérieur.

En amont de ce rendez-vous tu avais déjà ce désir de filmer le Moulin, le jardin ?

Oui, j’avais en tête de faire le portrait de Hessie dans son environnement, parce qu’elle en parlait beaucoup. Même si, à l’époque, elle se rendait à Paris, notamment pour voir des conférences à l’ARC, elle vivait isolée. Ce Moulin constitue son écrin, dont elle était un peu prisonnière. J’ai pensé le film comme un diptyque avec un plan fixe sur Hessie et à sa droite, des images en mouvement dans la maison et le jardin, avec des rapprochements pour saisir le détail des végétaux et ce souffle qui anime leurs feuillages.

Ces images sont très intéressantes, car elles permettent de faire le lien avec la série des Végétations. On prend conscience d’où viennent les formes qui habitent ses tissus.

J’ai également filmé le grenier, mais j’étais partagée, parce qu’il était à l’abandon depuis des années. Je n’ai pas eu envie de trop insister. J’ai aussi parcouru son atelier, celui où elle travaillait à la fin de sa vie. Mais il n’y avait plus d’œuvres, il ne restait que des amas de bobines de fils.

Oui, on voit dans le film comme une sculpture de bobines prise dans un grillage. C’est magnifique !

Sinon, je me suis concentrée sur le jardin qui constitue une espèce de trame où elle vivait, évoluait.

Le format du diptyque est venu comment ? C’est un format que l’on retrouve notamment dans « Razika », un autre portrait de femme, qui se confie aussi pour la première fois sur son histoire.

J’ai réalisé le film « Razika » en 2009. Le terrorisme était encore présent en Algérie, mais pas encore en France. Il y a des choses que je savais mais que je ne pouvais pas dire. J’avais des clés, mais je ne voulais pas trop en parler pour ne pas la mettre en danger. J’étais dans la retenue. Razika aussi. Elle parle et en diptyque je présente des images des forêts en feu qui entourent son village. C’est une façon d’instaurer le contexte : l’armée algérienne brûlait les forêts pour empêcher les terroristes de se cacher dans le maquis. Ce film est un travail sur ce qu’on peut dire et ne pas dire, sur les limites et les possibles d’un travail artistique, sur ses intuitions.

Avec Hessie il y avait aussi cette idée de planter le récit d’un côté et le décor de l’autre. Comme un double portrait. Dans la présentation du film, j’ai voulu ramené l’image de Hessie à une taille humaine, pour plus d’intimité, tandis que l’image de l’environnement est plus grande, pour être complètement envoûtés par ce paysage qui nous enveloppe.

Razika et Hessie sont deux femmes qui ont subi beaucoup de choses, mais qui ont une résistance, une survivance.

Comment as-tu reçu et vécu les confidences de Hessie avec la responsabilité que tu avais de les restituer, de les rendre publiques ?

Le film ne dure que 15 mn mais j’ai mis plus d’un an à faire le montage. Ça m’a posé beaucoup de questions, beaucoup de cas de conscience. Elle me dit des choses d’une façon très intime, comme si nous n’étions que toutes les deux, et en même temps, je sais qu’elle était consciente qu’il y avait une caméra. Cependant, parfois je doutais. J’avais aussi de l’égard pour ses enfants, parce que j’avais senti à quel point ils découvraient une nouvelle facette de leur maman. Je ne savais pas jusqu’à quel point je pouvais tout montrer. Qu’est-ce que je pouvais rendre public et qu’est-ce qui restait de l’ordre privé ? J’ai fait beaucoup d’allers et retours. J’ai voulu axer le film sur son travail tout en laissant des éléments sur sa vie, ceux qui me semblaient donner des indications sur son œuvre. J’ai pensé à un moment ne pas du tout parler de Dado, parce que je voulais me concentrer sur Hessie. Mais j’ai laissé quelques passages où elle parle de son mari, notamment quand elle dit qu’il était un très bon peintre et qu’elle était étonnée que Daniel Cordier s’intéresse à son travail à elle et lui achète des œuvres, mais aussi quand elle dit qu’elle se sentait vraiment seule à élever et nourrir ses 5 enfants, et que Dado ne l’aidait pas beaucoup.

Le montage final est très équilibré, parce qu’on a son rapport au travail, mais aussi les conditions dans lesquelles elle travaillait. Ce témoignage est très instructif. Et ce qui est beau, je trouve, c’est qu’on est à la fois sur un vécu très singulier, personnel, mais qui se révèle aussi universel sur cette difficulté pour les femmes de concilier travail et vie de famille.

  • — 1.

    « Hessie, Soft Résistance », exposition présentée du 6 octobre au 10 décembre 2016 à la Verrière, Fondation d’Entreprise Hermès à Bruxelles, sur un commissariat de Guillaume Désanges.

  • — 2.

    Transe-Perce Survie, 1975

© Adagp, Paris