La bulle de savon
La bulle de savon
Carnet de bord, édition C.I.R.V.A, 1996
Dans les tableaux où Chardin a représenté des enfants faisant des bulles de savon, on peut noter que celles-ci sont suspendues à la paille du souffleur et n'ont pas encore leur forme parfaitement sphérique. Chardin ne reprend pas ici un thème de la peinture du 17ème, contrairement à ce qu'affirment ses commentateurs. Dans les vanités du 17ème siècle, les bulles de savon planent au-dessus d'objets parmi lesquels elles n'ont pas naturellement leur place alors que Chardin en fait soit une scène à part entière, soit un sujet secondaire logiquement inclus dans une scène principale : La laveuse de linge. Sous prétexte de fidélité au modèle, le peintre du 17ème fait de la représentation de la bulle une démonstration de perspective, alors que Chardin montre une bulle encore chargée de son eau qui ne reflète ni objets ni fenêtre comme le veut la convention. Sous couvert de dénonciation de l'accumulation vaine des biens terrestres, les vanités sont en fait le plus éclatant moyen de les exhiber. Sous l'apparente naïveté d'un acte sans conséquence, Chardin fait voir l'aspect concret des choses, il montre la bulle au moment de sa réalisation. Il observe et nous fait observer, qu'avant de contempler le vol enchanteur de la bulle, nous sommes captivés par le contrôle incertain des conditions de son apparition. Il fixe notre attention sur le moment qui précède son achèvement pour nous dévoiler sa nature. Il indique ainsi que l'observation est le passage privilégié pour trouver de quelle innocence la bulle de savon peut être l'expression.
Pellicule liquide de cristal sphérique. Si peu de matière qui capte et réfléchit le monde avec si peu de moyens provoque notre émerveillement. La bulle de savon passe de son bain d'origine à sa forme achevée, le temps d'un souffle. Tous ses effets d'optique et de perspective sont donnés sans calcul. Nous pourrions croire à la création et nous mirer dans notre œuvre, mais déjà la bulle de savon est emportée par le vent. Son évidente fragilité nous prépare à assister à sa disparition subite. La conscience de sa fin imminente nous force à admirer la bulle jusqu'à son dernier éclat. Elle nous livre alors son secret : elle doit sa forme parfaite et irisée à quelques postillons.
La légèreté de la bulle de savon est plus sage qu'elle n'apparaît dans les vanités qui en font le symbole de la jouissance éphémère et des plaisirs futiles. Elle ne laisse aucun reste, aucune preuve tangible sur laquelle le moralisateur pourrait édifier ses leçons. Même l'humble bougie qui s'efface derrière sa propre lumière laisse après elle une flaque de cire sur laquelle le philosophe peut prétendre méditer. La bulle de savon effectue un véritable don de soi, elle s'offre sans réserve. Elle dépasse également la pureté du diamant qui ne laisserait dit-on aucune cendre après avoir brûlé : cette expérience appelée sublimation et qui pourrait élever définitivement le prix du diamant plus haut que ne le fait sa rareté, n'est en fait que pure conjecture alors que l'évaporation est dans la nature de la bulle. La totale gratuité de la bulle de savon, étrangère à toute valeur morale ou matérielle, en fait le symbole de l'impossible appropriation, le symbole du dessaisissement.
Richard Monnier, 1996