Dans le travail in liber
Dans le travail in liber
Par Fabien Pinaroli, Préface du Livre noir, 2014
Admettons que Simon Feydieu ait publié un certain nombre de livres il y a quelques années. Il se demande ce quʼils sont devenus depuis : « parmi tous les livres achetés, cinquante-huit sont perdus, deux mille sept cent quinze sont sous des piles de livres, et cent soixante et onze au contraire bien visibles dans des bibliothèques. Un de tes livres supporte pas moins de trente kilos. Combien ont été volontairement détruits ? Dix-huit. Dans une position environnant les cinquante degrés ? Soixante-huit. Utilisés pour le poids de leur papier ? Treize. Pour écraser une mouche ? Sept. Pour tenir une porte ouverte ? Deux. Et comme plateau repas ? Six. De tous ceux qui ont été achetés, trois ont constamment été en mouvement depuis, etc. »
Voici ce que lui rapporte Information Man. Ce personnage incroyable évoqué par Ed Ruscha 1 en 1971 lʼinforme de la façon dont ses petits livres pouvaient être reçus et circuler entre différentes mains sans être considérés comme des œuvres. Dʼoù lʼindétermination de ces livres que pointe Ruscha et dans laquelle il trouve un certain plaisir : « Now, wouldnʼt it be nice to know these things ? 2 Ses recueils dʼimages nʼont pas toujours été reçus comme ayant une valeur artistique : des livres de photographie documentaire contenant strictement (ou presque) les images annoncées dans le titre. Par exemple Twenty-Six Gazoline Stations (1962). Ruscha aimait les faits, il disait : « I like facts, facts, facts are in these books » 3 Aujourdʼhui, ces livres dʼartiste sont échangés à plus de mille euros pour les moins chers, ils ne peuvent plus, à ce prix, être indéterminés.
Le livre noir de Simon Feydieu travaille au cœur de ces questions. Dʼabord il sʼagit de la différence, ici très ténue, entre un livre qui transmet des représentations des travaux de lʼartiste et un livre qui contient une intervention de lʼartiste, et qui pourrait faire « œuvre ». Ensuite, lʼouvrage est très ambiguë concernant les usages qui pourraient en être fait : le conserver ou lʼactiver selon certains protocoles en tant quʼobjet, au risque de lʼabîmer ?
Un tel livre pourrait donner des informations, visuelles et textuelles, sur le travail de sculpteur de Simon Feydieu. Mais il ne contient aucune image de son travail, celui-ci nʼest pas non plus décrit, ni commenté. (Le présent texte est dessus et fait office de double couverture, pour accéder au livre il faut le déchirer avec lʼemballage plastique.) Il y a pourtant des textes, écrits par lʼartiste, ce sont des protocoles, les actions à réaliser pour re-construire ses pièces. Transformées en langage a posteriori pour le livre. Tout relève du champ de la construction : matériaux, enduits, temps de séchages, pinceaux, procédés de fixation. Tout est détaillé de manière à pouvoir reproduire au plus près les gestes de lʼartiste. Comprendre la nature de son travail passe par une mise en situation, par le faire. Cʼest dans une pensée pragmatique que le livre noir nous invite à entrer.
Passer par une description détaillée permet donc de comprendre : il sʼagit dʼun livre avec des pages (constituées de surfaces rectangulaires blanches), elles sont remplies de textes (composés en caractères Palatino noirs), et assemblées dans un certain ordre (assorties dʼune pagination). Il y a un protocole par page et on constate que chaque texte réagit à la page comme un travail in situ réagit à un lieu :
– le corps des caractères est variable, il dépend de lʼespace disponible sur la page et de la longueur du texte ; le corps augmente ou diminue, cʼest selon ;
– la succession des travaux résulte de la densité des pages une fois composées, les plus courtes devant, les plus longues derrière, comme sur une photo de classe ;
– le nombre de lettres dans lʼalphabet détermine le nombre de pièces présentées : vingt-six.
Simon Feydieu fait ici un travail « in situ », dans un livre donc « in liber ».
Le travail « in liber » assimile ce livre noir à une nouvelle pièce de lʼartiste. Hypothèse confirmée dans certains protocoles utilisant le livre en tant quʼobjet. Livre noir par exemple (page f), un protocole à la fin duquel des opérateurs de lʼart contemporain procèdent à leur convenance pour exposer le livre : « installer le livre dans le lieu de lʼexposition selon un display laissé à la libre appréciation de lʼartiste, du commissaire ou du collectionneur. » Le livre est donc une nouvelle pièce qui intègre dès sa conception lʼexposition. La plupart des autres protocoles concernant ces travaux de sculpture dʼailleurs, ne laissent pas de place au doute : ils sont adressés aux régisseurs, aux commissaires, aux conservateurs ou au collectionneurs.
On peut donc aussi voir le livre noir comme un manuel-technique-à-lʼusage-des-professionnels-de-lʼart-pour-réaliser-entretenir-et-éventuellement-restaurer-les-sculptures-et-les-installations-de-Simon-Feydieu. La réalisation, lʼinstallation, lʼentretien et la rénovation de ses œuvres doivent été réalisés le plus fidèlement possible, en la présence de lʼartiste ou non. Ce travail vise à sʼinscrire dans lʼinstitution muséale, dans la postérité en dʼautres termes. Il y aurait bien des choses à dire à partir de ces constatations mais le cadre de ce texte ne me permet malheureusement pas de dégager les tenants et les aboutissants de cet aspect du travail. Seule la mention « le collectionneur » ouvre une petite brèche dans la fermeture sur lʼinstitution : le livre – une fois considéré comme une pièce de lʼartiste – permet à chacun de ses acheteurs de devenir un « collectionneur ». Il peut alors se sentir concerné par ces protocoles.
En 1971, Information Man annonce à Ed Ruscha que cinquante-huit livres ont été perdus, quatorze ont été complètement détruits par lʼeau ou le feu, deux-cent-seize livres peuvent être considérés comme sacrément usés et dix-huit ont été délibérément jetés et détruits. Alors, le livre noir : une œuvre dotée de cette indétermination chère à lʼartiste américain ? Non, trop hyper-déterminé pour cela, il nʼa de place que dans le champ de lʼart contemporain semble-t-il. Alors, plutôt une liste de protocoles disponibles pour réaliser des œuvres de Simon Feydieu dans des lieux dʼart ? Pas plus, il faut se méfier des apparences et la brèche ouverte plus haut permet dʼenvisager dʼautres scénarios plus excitants. Il sʼavère en effet, à y regarder de plus près, que tout acquéreur que trouvera ce livre pourrait théoriquement le détruire avec la bénédiction de lʼartiste. On trouve le protocole Saaa 2999 (page w) qui invite tout possesseur de deux livres noirs à les suspendre à un fil, de part et dʼautre dʼune fenêtre, en vis-à-vis, lʼun à lʼintérieur et lʼautre à lʼextérieur. Lʼun des livres reste intact, alors que son faux reflet (de lʼautre côté du faux miroir) se dégrade au fil des intempéries. Et si lʼon imagine remplacer progressivement par un neuf chaque livre abîmé, tout le stock acheté en bloc pourrait y passer.
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— 1.
Écrite en 1971, la nouvelle « The Information Man » est évoquée par Ed Ruscha dans une interview avec A.D. Coleman : dans un rêve éveillé cet étrange personnage vient à lui et lui donne ce type dʼinformation sur les situations dans lesquelles se trouvent ses livres. « My Books End Up in the Trash », The New York Times, 27 Août 1972, p 12.
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— 2.
« Alors, ce ne serait pas sympa de connaître tout cela ? », ibidem, (traduction de lʼauteur).
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— 3.
« Jʼaime les faits, les faits, ce quʼil y a dans ces livre, ce sont des faits », ibidem, (traduction de lʼauteur).
Sur le travail in situ
Par Fabien Pinaroli, Préface du Livre noir, 2014
Il semble que la plasticité et le surfaçage des lieux importent plus à Simon Feydieu que leur histoire ou leur structure. Comment, dans leur chair même, peuvent-ils être modifiés par ses interventions ? Et aussi en retour, comment son propre travail peut-il être impacté par les processus d'intervention mis en œuvre dans ces lieux. Une question de porosité se pose. La temporalité de certains processus s'imposent.
Forcément, une part de son vocabulaire plastique emprunte à la construction. Western Spaghetti (page t) procède par recherche d'une volumétrie particulière. Perché sur des piquets, un plateau assez brut offre des couches de plaques horizontales taillées sommairement dans divers matériaux de récupération. Elles forment un paysage stratifié ; quelques plantes desséchées pendent tête en bas en direction du sol. Les matériaux sont laissés brut. La sciure et la poussière produites par les découpes ont été réutilisées et ont servi à revêtir ce plateau désertique. Carotte, Kilo (pages l et j) et plus tard La salle de bal des Demoiselles coiffées (page u) utilisent ce même procédé de réhabilitation des débris de l'intervention. Une matériologie ad hoc donc. Un art du Finish Dusty. Connaissant bien l'économie des expositions, au sens de système et de régime, Simon Feydieu en exploite les processus aussi bien que l'esthétique. Il privilégie celle du montage créant des installations qui semblent en devenir ; le chantier avant ou après l'exposition. Jamais vraiment figé. Et en prolongement de cette esthétique du devenir, il fait souvent intervenir une composante temporelle liées à de la matière organique. Le mainate éjecte violemment ses fientes dans ß (page q), le gingembre se dessèche dans Plâtrée ginger (page s) et le figuier de barbarie croît dans Figuier de barbarie (page n). Dans Body Painting Issue (page g), la pastèque pourrit. On attend les mouches dans Bossanoïa (page r) et une mouche est morte dans Bleue (page c). Coupés, écrasés, détournés, ces organismes, dans les installations, vivent leur vie tant bien que mal ; ils sont là pour ça. Pour donner au temps qui passe une accroche fragile.
Et ceci apparaît de manière évidente lorsque ces pièces sont dans la continuité directe du travail d'appropriation mené par ailleurs (le livre blanc de Simon Feydieu à paraître). Par exemple, Kurt Schwitters est cité dans ß et Kom (page q et y). Le mainate apprend à chanter la Ursonate, et les sous-couches du Merzbau – réinterprété pour l'occasion – sont constituées d'encombrants, machines à laver, réfrigérateurs, cuisinières au rebut, etc. Simon Feydieu rejoue avec un grand sérieux certains processus que mettait en place l'artiste allemand dans le contexte tragique de l'après-guerre à Hanovre dans les années vingt du siècle dernier. La Ursonate était devenue une partie de lui-même, apprise par cœur il la chantait régulièrement dans les situations les plus diverses. De même pour construire au quotidien le Merzbau dans la maison familiale, il récupérait dans la rue de petits objets, les agglutinait, colmatait les trous et peignait pour créer des surfaces blanches chaotiques, de petites chapelles en hommage à des amis et les espaces dans lesquels il vivait.
Le livre noir permet de nous approprier par projections mentales ces sculptures, ces installations. C'est par leur processus d'élaboration que nous y avons accès. Gratter, creuser l'épiderme des surfaces, recycler les déchets produits, recréer de nouvelles surfaces. Contraindre le vivant mais l'entretenir. Il y a de l'obsession, certes, mais elle est peut-être du même ordre que celle qui poussait certains peintres, au XVIIe siècle, à faire des vanités.