Vir Andres Hera
Dossier mis à jour — 01/06/2024

Textes

Une composition dans les ruines

Par Ziphozenkosi Dayile
In Le Daftar, Chinampa Éditions, 2023

Le Daftar : langue de la pythie, images oraculaires, corps transtemporels

Par Eva Barois De Caevel, 2022
In Le Daftar, Chinampa Éditions, 2023

Saisir la peau du monde

Par Chantal Pontbriand, 2020

Une des premières œuvres de Vir Andres Hera, réalisée en 2014, s'intitule 1641-1991. À son sujet, j'avais trouvé jadis ces mots pour la décrire et la commenter : « Andres Hera surprend en greffant des pots de peinture usagés au mur. L'architecture néo-romane du lieu se trouve parasitée par ces ornements placés aléatoirement selon des points d'ancrage « déjà-là », et restituant d'une certaine façon une histoire oubliée dont ces pots deviennent des marqueurs dans l'espace 1. » En fait, on peut dire aujourd'hui, alors qu'Hera aura réalisé plus d'une douzaine de films, que tout était « déjà là ».

Parmi les derniers films, on compte Misurgia Sisitlallan (2020), réalisé pour une installation portant le même nom, et Piramidal 2016-2020, پ رياميدال). Misurgia et Piramidal traversent des siècles sinon des millénaires d'histoire, histoire tant de la planète que de tout ce qui y vit et de ce qui y gît, que l'on se réfère aux règnes animal, végétal ou minéral. Alors que Piramidal tourne autour des fêtes religieuses de la semaine sainte d'un village en Andalousie, fêtes qui, malgré leurs fortes références à l'époque baroque, se tiennent encore, Misurgia nous plonge dans un télescopage à grande échelle entre des images réalisées au microscope dans un laboratoire de pointe et des chorégraphies réalisées pour l'écran. Si Piramidal nous plonge dans l'histoire, tout en filmant un événement qui nous est contemporain, Misurgia prend comme point de départ une technologie actuelle des plus sophistiquées pour exposer ce que le monde recèle de plus infiniment petit et ancien, l'ADN même de la matière

Tout est d'abord mot et langage chez Hera qui est de descendance afro-mexicaine et otomi, et c'est à travers le prisme de la langue et des langues que se traduit une impressionnante réflexion sur l'histoire, la colonisation, et les transferts et métissages culturels. La micro-analyse à laquelle se livre Hera tient autant de sa conscience et connaissance des transferts linguistiques dans le temps que de sa volonté d'avoir recours à des technologies de pointe et à des formes plastiques contemporaines pour (re)découvrir le monde. Ainsi au cœur de Piramidal se trouve l'Aljamiado, qui consiste en un procédé connu en Andalousie, avant l'époque de la Reconquista, à écrire des textes en espagnol en utilisant l'alphabet arabe. En l'occurrence c'est un poème de Juana Inès de la Cruz de 1689, Primero Sueno, utilisant ce procédé qui est repris dans le film, alors que des images de processions se déroulant dans le village défilent à l'écran. Chars allégoriques richement décorés d'or, révélateurs de la prégnance encore de nos jours du fort héritage du baroque espagnol à l'époque des conquistadors, statues polychromes à l'iconographie religieuse, cierges et bougies allumées, et nombre d'habitants costumés à l'image du Christ. Entre la langue entendue, les images vues, nous traversons plusieurs mondes, tant espagnol qu'arabe. Ceux-ci sont condensés et agissent en palimpseste les uns avec les autres. Et ils ne font pas qu'être l'œuvre d'un artiste mais ce sont des phénomènes qui se sont produits dans le temps à travers les âges et les époques, les continents et les mouvements géopolitiques au fil de l'histoire. Au déjà-là, Hera ajoute la complexité et la perspective d'un jeune artiste fort conscient des enjeux qui animent la planète aujourd'hui.

La Cité des mots, pour reprendre le titre d'Alberto Manguel, habitant le monde translinguistique d'Hera, se retrouve aussi dans Misurgia bien entendu. Misurgia s'appuie à nouveau sur le travail translinguistique de Juana Inès de la Cruz, le titre cependant se réfère à Athanasius Kircher et son Misurgia Universalis. Ce scientifique et érudit, polyglotte fasciné par l'histoire des langues, s'intéresse à la géographie, l'astronomie, les mathématiques, la médecine et la musique. Il se fabrique un microscope pour étudier le sang, invente aussi des orgues lui permettant d'associer lieux, sons, et musique dans le but d'approfondir notre connaissance de l'univers. Ce traité de 1650 est une référence essentielle du Baroque. Il y compare la naissance du monde à une partition de musique jouée sur un orgue actionné par Dieu (Kircher était jésuite). « Misurgia » est un mot inventé par Kircher à partir de deux mots grecs : Μοῦσα (mousa) et organon, pointant l'organicité de la musique et la création du monde. Il écrit également le premier traité de géologie, le Mundus subterraneus de 1665.

Le film d'Hera nous plonge dans un univers cosmique, alors que défilent des animations, image par image développées à partir des photogrammes extraits à l'aide de microscopes électroniques avec l'UMET, laboratoire spécialisé dans la science des matériaux. L'analyse d'échantillons de sources diverses a donné lieu aux images : gouttes de divers liquides, sédiments qui ont donné lieu à la formation des continents (terre, pierres volcaniques), fragments issus du monde minéral (météorites), animal (animaux empaillés, peaux, insectes), et végétal (feuilles et tiges de plantes, pollens).

Des images ont été tournées à partir de chorégraphies développées d'après des sculptures repérées dans des musées archéologiques. Hera parle à ce sujet de la dimension « mezzoscopique » de son projet, liant le microscopique et le macroscopique, en relation avec des divinités aztèques tel que Ixtlilton, Mayawel, Tezkatlipoka, Tlalok et Kowatlikue (graphie phonétique conforme à la langue aztèque). La référence à celles-ci structure divers « chapitres » au sein de l'œuvre.

Le son, travaillé en collaboration avec Jérôme Nika, fait écho à ce désir de lier l'infiniment petit et l'infiniment grand, non seulement à travers l'histoire-culture, mais aussi à travers la Terre même, dans son fondement géologique. En référence au monde hétéroglossique (Mikaël Bakhtine) de Juana Inès de la Cruz, le son est généré à partir d'un logiciel qui joue sur l'hybridité des langues. À l'image du tatouage qui apparaît dans la séquence Tlalok, on peut avancer cette idée pour terminer (trop hâtivement tant il y aurait encore des choses à dire ici) que le « langage est une peau » (Jacques Lacan). Que le monde de Vir Andres Hera fait parler ce langage via un télescopage temporel. Et encore que son positionnement, en artiste du XXIe siècle qu'il est, hybride et métissé, s'inscrit sans doute davantage dans une cosmopolitique (Isabelle Stengers) que dans la cosmologie d'un Kircher.

  • — 1.

    Chantal Pontbriand, « Autour de », in autour de PRESENCE WITHOUT PRESENCE - Du Périmètre scénique en art : re/penser la skéné, Les cahiers Skéné, Édition Esbama, Montpellier, 2015

Roman - L'élégance, la science, la violence !

Autour de Le Romanz de Fanuel, un film de Vir Andres Hera, par Yannick Haenel, 2018

Vir Andres hera, Artiste de la Casa de Velázquez — Académie de France à Madrid

Par Amina Damerdji, 2016