Yveline Loiseur
Dossier mis à jour — 18/11/2020

Crépuscule du matin

Crépuscule du matin, 2008-2009 / Dresde, Allemagne
Ensemble de 30 photographies, dimensions variables
Tirages Fine Art sur papier Hahnemühle, caisses américaines, 112 x 136 cm

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Notes de travail
« L'oubli est la paire de ciseaux qui coupe pour le rejeter ce dont on ne désire pas se servir, toujours, bien entendu, sous la surveillance dernière du souvenir. Oubli et souvenir sont ainsi identiques, et l'unité ingénieusement établie est le pont d'Archimède autour duquel on soulève le monde entier. Lorsqu'on dit qu'on note quelque chose dans le livre de l'oubli, on indique bien à la fois qu'on oublie et que pourtant la chose est conservée. » Sören Kierkegaard, Ou bien... ou bien, Paris, Gallimard, 1943

Retour
Seize ans se sont écoulés depuis Les Villes invisibles de 1992. De retour à Dresde en 2008, j'ai souhaité écrire une sorte "d'autobiographie impersonnelle et collective" (selon des termes empruntés à Annie Ernaux), c'est-à-dire décrire au moyen d'un regard qui a évolué, la transformation d'un territoire urbain qui est passé en presque deux décennies de la période flottante des premières années de la réunification aux assurances triomphantes de la mondialisation.

Souvenir et imaginaire
Comment mêler à la fois l'histoire que j'ai vécue il y a 16 ans dans cette ville, le souvenir que j'en ai gardé – peu à peu s'est installé dans mon imaginaire la mémoire des images que j'ai faites plutôt que la ville elle-même – et l'histoire de cette ville au travers des mutations que j'observe soudain au présent. Comment mettre en image cet entrelacement du souvenir en partie imaginaire et de l'imagination qui se nourrit de la mémoire ?

Point de vue
J'ai écarté les vues larges ou trop distantes pour l'usage du fragment. Le modèle de la nature morte s'est aussi imposé à moi, dans son souci de description d'objets animés par une dimension temporelle. L'énorme tête – qui n'est pas sans rappeler la sculpture monumentale et héroïque des régimes totalitaires renversée au sol après la chute du régime – perturbe l'échelle de l'espace public et offre le visage exorbité d'un simulacre publicitaire, en réalité un espace pour la peau... Secrète pensée pour les bougies peintes par Gerhard Richter, qui passa 30 ans de sa vie à Dresde, la photographie Kerze est une représentation en reflet de la ville, dans un feuilletage des histoires, du dehors à l'intime.

Karstadt, la persistance des images
Reprenant une forme à la fois emblématique et vernaculaire (le revêtement géométrique de l'ancien supermarché Karstadt), ce papier peint raconte aussi la ville, la manière dont elle vit dans la mémoire de ses habitants et réinterprète le rapport de l'image au décor, à l'architecture et à l'histoire.
Karstadt est ce supermarché construit dans les années 70 au centre ville, qui a été rasé à la fin des années 90 et reconstruit quelques rues plus loin. A l'emplacement de l'ancien bâtiment, sous la pression des habitants, nostalgiques de ses formes géométriques (et pour certains de la RDA), l'architecte en charge de la reconstruction d'un nouveau centre commercial a du intégrer au projet le fameux revêtement en forme de sarcophages métalliques. Le nouveau bâtiment a été inauguré en novembre 2009. A l'Institut français, la reprise de ce motif appartenant à la mémoire collective a délié les langues et les visiteurs de l'exposition m'ont raconté les transformations de leur ville depuis la réunification.

Présent historique
Par la confrontation des époques, ces images suggèrent que le passé ne passe pas, qu'il continue d'imprégner et de déterminer les structures mentales. Elles débusquent la manière dont le passé a survécu ou s'est pétrifié et instaurent une sorte de « présent historique » (Michel Poivert).
Avec la mention ʺwww.dresden.de″, une des photographies montre le célèbre panorama de Dresde représenté par les peintres du dix-huitième siècle comme une image à lire. Elle renvoie à la charge touristique très forte de la ville qui réécrit sans cesse son histoire en remodelant son centre historique. La bâche publicitaire est photographiée à l'envers, elle fonctionne comme un négatif de la ville, comme l'envers d'un décor, filtrant la lumière du crépuscule chère aux romantiques allemands.
Vues d'exposition, Institut français de Dresde, 2009
Papier peint, dos bleu, dimensions variables